GENERALITES

– – – – – – – – – – – – Présentation et résumé

– – – – – – – – – – – – Pertinence de la recherche

– – – – – – – – – – – – Témoignages académiques

– – – – – – – – – – – – Table des matières détaillée

– – – – – – – – – – – – Fichier PDF de la recherche


RECHERCHE

– – – – – – – – – – – – Introduction et interrogations

– – – – – – – – – – – – Cadre théorico-méthodologique

– – – – – – – – – – – – Terrain : les récits de voyageurs

– – – – – – – – – – – – Interprétation et analyse des récits

– – – – – – – – – – – – Conclusion / Appendices / Biblio.


DIVERS

– – – – – – – – – – – – Travaux de recherche 2008-2009

– – – – – – – – – – – – Bricolage de pensées 2008-2010

– – – – – – – – – – – – Citations : sources d’inspiration

– – – – – – – – – – – – Quelques photos de voyageurs



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L’étranger (A. Schütz)




Alfred Schütz, L’étranger. 2003 (1945). 
Paris : Éditions Allia. 77 pages.


Alfred Schütz est un philosophe des sciences sociales, d’approche phénoménologique et un sociologue. D’origine juive, en 1939, il fut contraint de fuir l’Autriche avant l’arrivée des nazis et s’exila aux États-Unis. Influencé par la sociologie de Max Weber, le « vitalisme » d’Henri Bergson et la philosophie phénoménologique d’Edmund Husserl, il est le fondateur de l’idée d’une « sociologie phénoménologique ». Il se confrontera également, du fait d’un intérêt convergent pour la question de l’action, à la tradition pragmatique de la philosophie américaine (J. Dewey, W. James, G. Mead) comme à la sociologie alors dominante de Talcott Parsons. Sa vie durant, Schütz a développé une réflexion originale, à la croisée de la philosophie, de l’anthropologie et de la sociologie, soit une philosophie des sciences sociales tournée avant tout vers l’individu.
Les deux « essais de psychologie sociale » qui composent ce volume, L’Étranger et L’Homme qui revient au pays ont été écrits par Schütz en 1944 et 1945, alors que lui-même, récemment arrivé aux États-Unis, se trouvait dans la situation de l’immigrant. Dans ce contexte, il nous offre une grille de lecture pour comprendre les problèmes du déracinement, de l’immigration et du choc des cultures.

1) L’ÉTRANGER

« On qualifie l'étranger d'ingrat, dans la mesure où il refuse de reconnaître que le modèle culturel qu'on lui propose lui procure asile et protection. Mais les gens qui le traitent ainsi ne s'aperçoivent pas que, au cours de sa phase de transition, l'étranger ne considère pas du tout ce modèle comme un asile protecteur, mais bien plutôt comme un labyrinthe dans lequel il a perdu tout sens de l'orientation » (synopsis de l’éditeur).
Intention de l’auteur : Le but de cet essai est d’étudier la situation typique dans laquelle se trouve l’étranger lorsqu’il s’efforce d’interpréter le monde culturel du nouveau groupe social qu’il aborde et de s’orienter en son sein. En d’autres termes, il vise à analyser les difficultés éprouvées par l’homme qui quitte son groupe d’origine pour s’intégrer dans un nouvel ensemble social et à examiner la situation d’approche qui précède tout ajustement social.

1.1) L’homme en tant qu’acteur du monde culturel et social dont il fait l’expérience
Comment le modèle culturel de la vie d’un groupe (valeurs, institutions, systèmes d’orientation et de conduite) se présente-il au sens commun d’un homme qui vie quotidiennement dans ce groupe ?
Il organise son savoir selon les termes de la pertinence de ses actions ; il ordonne le monde autour de lui tel un champ qu’il domine et dont il est le centre. Afin de poursuivre ses buts et de surmonter les obstacles, il en extrait les éléments qui peuvent lui être utiles. Il cherche ainsi à obtenir une connaissance des éléments pertinents et en adéquation avec ses intérêts. Dès lors, la connaissance de l’homme n’est pas homogène ; elle revêt trois principales caractéristiques :
- L’incohérence : Les objets sélectionnés en vue d’un examen plus approfondi sont organisés de manière partielle et selon divers plans (de vie, de travail, de loisirs…) qui évoluent hiérarchiquement en fonctions des intérêts changeants ;
- L’intérêt partiel de l’homme quant à la clarté de ses propres connaissances : Il recherche une information vraisemblable et une vision claire des occasions et des risques que la situation présente peut comporter pour l’accomplissement de ses actions ;
- L’inconsistance : Le savoir n’est pas exempt de contradictions et se caractérise par un manque de congruence de l’individu.
Pour chaque membre du groupe, ce système de savoir possède l’apparence d’une cohérence, d’une consistance et d’une clarté suffisantes pour donner à chacun d’entre eux une chance raisonnable de comprendre et d’être compris. Chacun d’eux accepte le modèle culturel qui lui a été transmis comme un guide valable pour toutes les situations sociales. Le savoir propre au modèle culturel est constitué de présupposés, de recettes éprouvées, de processus standards, de conduites prêtes à l’emploi. Il sert à la fois de schéma d’interprétation du monde social et de schéma d’expression (précepte général pour l’action). Cette « manière de penser habituelle » est praticable dans la mesure où opèrent quatre présupposés de base : 1) les expériences passées suffisent pour maîtriser les situations futures (maintien de la vie sociale) ; 2) un savoir transmis est utilisé même si la signification véritable est mal saisie ; 3) un savoir général sur les événements suffit pour pouvoir les arranger et les gérer ; 4) et enfin ces présupposés sont acceptés et appliqués de la même manière par les autres membres du modèle culturel. Si l’un de ces présupposés est inopérant, alors une crise survient, le système de recettes ne fonctionne plus et naissent de nouvelles conditions de la conscience et de l’action pratique. De là, l’applicabilité d’un modèle culturel se limite à une situation historique spécifique. L’étranger, quant à lui, ne partage pas ce modèle culturel, ni les présupposés de base qui y sont rattachés.

1.2) L’interprétation par l’étranger du monde culturel et social du nouveau groupe
Chaque groupe possède ses codes, son système de références que le nouveau venu doit faire sien au prix de multiples difficultés.
Comment l’étranger perçoit-il le modèle culturel et social du nouveau groupe ?
L’étranger selon Schütz est un adulte qui essaye de se faire accepter pour de bon ou d’être toléré par ce nouveau groupe (exemple de l’immigrant). Il aborde ce dernier comme un nouveau venu et sera prêt à partager avec lui le présent et le futur mais non du passé – l’étranger étant pour le nouveau groupe toujours considéré comme un homme sans histoire. Dans un premier temps, il interprète, tel un spectateur non concerné, son nouvel environnement social selon « sa manière de pensée habituelle », selon son schéma de référence et son mode de vie importés de son groupe natal, ou encore selon sa « conception relativement naturelle du monde » (Max Scheler). Dans un second temps, adoptant une attitude plus intéressée, il envisage de considérer le modèle culturel de ce nouveau groupe comme une parcelle de ce monde qu’il doit parvenir à dominer ; autrement dit, il devient membre à part entière de ce groupe et participe à la vie sociale de celui-ci. Dès lors, les typologies toutes faites du nouveau venu s’écroulent. La confiance en sa manière de penser les choses et de les interpréter comme valides s’ébranle. Ses idées de départ et ses convictions quant au nouveau groupe se révèlent inadéquates dans le nouvel environnement.

1.3) L’orientation de l’étranger en sein d’un nouveau groupe
Comment l’étranger s’oriente-il au sein de ce nouveau monde social et culturel ?
Confrontant ses attentes à la réalité de ce nouveau monde social, l’étranger prend alors conscience que ses représentations toutes faites et ses schémas d’interprétation a priori ne résistent pas à l’expérience vivante et ainsi ne peuvent servir de guide pour l’interaction sociale. Cependant, il ne peut convertir son schéma d’orientation d’origine en celui du nouveau groupe ni utiliser simplement le modèle culturel de ce dernier. En effet, l’étranger ne possède pas le statut de membre interne de ce nouveau groupe social et donc n’a pas de point de départ pour s’orienter. De plus, il doit « traduire » les termes du nouveau modèle culturel dans les termes de son propre modèle ; ainsi, seule l’existence d’équivalences interprétatives peut permettre de les comprendre et de les retenir. Toutefois, dans la mesure où le nouveau venu ne peut interpréter parfaitement un nouveau modèle alors demeurent des discordances fondamentales. Chemin faisant, après avoir acquis une certaine connaissance des subtilités interprétatives du nouveau modèle culturel, l’étranger peut commencer à l’adapter comme schéma de son expression personnelle. Cette démarche ou plutôt cette tentative – puisqu’elle peut comporter certaines limites – se retrouve dans la situation d’apprentissage d’une langue et plus précisément dans le passage d’une compréhension passive à une maîtrise active comme moyen de transformer ses pensées en actes : les mots comme les phrases sont entourés de « marges » (William James), ils revêtent des valeurs émotionnelles, des implications irrationnelles, ineffables et intraduisibles ; certains termes possèdent plusieurs connotations et chaque élément des significations rattachées à un contexte social ; des langages spécifiques relatifs à des groupes sociaux (idiomes, jargons, etc.) existent et peuvent s’apprendre ; cependant, chaque groupe possède son propre code privé et seuls ceux qui ont participé à la tradition qui lui est liée peuvent le comprendre ; enfin, la manière de dire les choses reflète l’histoire d’un groupe linguistique, notamment la littérature. Les caractères nuancés de ce schéma d’expression ne sont accessibles qu’aux membres internes du groupe. Ces derniers se les approprient et cela conditionne leur mouvance dans une langue et au sein du modèle culturel. Ils appliquent, notamment lors d’interactions sociales, des solutions typiques – issues des recettes standardisées du modèle culturel – à des problèmes typiques de la vie du groupe. De la sorte, les chances objectives que la ‘recette’ soit efficace sont optimisées dans la mesure où les acteurs se conduisent de manière typique et s’attendent à ce que les autres agissent ou réagissent également de manière typique. Toutefois, alors que ces attitudes confèrent assurance et sécurité aux membres internes du groupe, l’étranger rencontre des difficultés d’interprétation ; en d’autres termes, son système de pertinence subit une distorsion dans son nouvel environnement. Ainsi, le modèle du nouveau groupe ne garantit pas une chance objective de succès mais constitue simplement une probabilité subjective qui doit être vérifiée pas à pas. Hésitant et perplexe, l’étranger doit donc s’approprier un savoir explicite relatif à des situations bien définies, s’interroger sur le quoi et sur le pourquoi des éléments qu’il investigue. Dans la mesure où il ne peut adopter les attitudes typiques et anonymes attendues par les membres du groupe, alors il édifie un monde social fait d’un pseudo-anonymat, d’une pseudo-intimité et d’une pseudo-typicalité. Par conséquent, pour l’étranger, le modèle culturel du nouveau groupe n’est pas un refuge mais un pays d’aventure, un sujet d’investigation à questionner.

1.4) L’attitude de l’étranger envers le groupe : Deux traits fondamentaux
- L’objectivité : Le regard critique, l’étranger a besoin d’acquérir une connaissance des éléments du nouveau modèle culturel (par exemple : ‘ce qui va de soi pour le groupe’) car, pour lui, ce dernier manque de consistance et de cohérence. Conscient des limites de sa « manière de penser habituelle », il discerne, à la différence des membres du groupe vivant de manière coutumière et continue, la venue d’une crise pouvant menacer les fondations de la « conception relativement naturelle du monde ».
- La loyauté ambiguë : L’étranger est réticent ou incapable de substituer intégralement à son modèle culturel d’origine celui du nouveau groupe. Dès lors, il demeure un « homme marginal », un « hybride culturel » et vit à la frontière de deux différents modèles de vie en groupe, sans savoir vraiment auquel des deux il appartient. Dans ce sens, il est qualifié d’ingrat par les membres du nouveau groupe.
Finalement, Schütz ouvre une parenthèse au sujet du processus d’assimilation sociale. Lorsque nous rencontrons une chose inconnue (ou un fait étrange), nous enquêtons, nous la définissons, nous cherchons à en saisir le sens, puis nous transformons notre schéma général d’interprétation du monde de manière à constituer un système cohérent de significations. Dès lors, d’expérience en expérience, si le processus d’enquête et d’ajustement social réussit, alors le nouveau modèle devient pour l’étranger une manière de vivre allant de soi.

2) L’HOMME QUI RENTRE AU PAYS

La seconde partie de cet ouvrage consiste en la description du retour dans ce qui était un monde familier, aux règles connues, ce lieu rassurant qu’est le chez-soi. Pourtant, imperceptiblement, le temps a changé les choses de place, a créé de la distance là ou il n’y en avait pas, a fait du neuf à partir de l’ancien. Ainsi, le monde de l’homme est le domaine de l’instable par excellence et celui qui rentre aux pays en perçoit la vertigineuse fragilité.
L'homme qui rentre au pays s’attend à retrouver un mode de vie familier, un environnement dont il a toujours eu une connaissance intime. Cependant, à son retour, le pays natal apparaît sous un aspect inaccoutumé ; autrement dit, la vie au pays n’est plus immédiatement accessible. A ce moment là, ne subsistent dans sa mémoire que des souvenirs de son pays natal tel qu’il le voyait lorsqu’il l’a abandonné derrière lui. Il n’a pas connu et vécu les changements qui se sont produits dans son pays natal. En revanche, l’homme qui retourne dans son pays natal a vécu de nouvelles expériences et acquit de nouvelles aptitudes à l’étranger ; en bref, il n’est plus le même homme car « il a goûté au fruit magique de l’étrangeté ». De la sorte, un changement s’est opéré dans son système de pertinences. Ces expériences uniques ont fait de lui un autre homme, un homme différent de celui qui est parti, que ce soit pour lui comme pour ceux qui ont attendu son retour. Toutefois, parce que ces expériences ont eu lieu au sein d’autres modèles culturels et sociaux, alors rien ne garantit la réussite de leur transplantation dans le modèle culturel d’origine. Par conséquent, l’homme qui rentre au pays, de même que le groupe natal qui l’accueille, devront se préparer à des ajustements nécessaires : le premier devra faire face à un pays natal qui se dévoile sous un autre jour et le second à un homme étrange, à l’allure inconnue.


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Questionnements :
Selon la pensée de Schütz, d’une part, « du point de vue de l’étranger, la culture du nouveau groupe possède son histoire particulière, et cette histoire lui est même accessible » et d’autre part, l'étranger est un adulte « qui veut être accepté d'une manière durable ou au moins toléré par le groupe dont il s'approche ».
- Dès lors, dans quelle mesure un étranger, qui se défini selon le modèle culturel de ses origines, peut-il surmonter les problèmes du déracinement et les obstacles (d’interprétation, de compréhension, d’orientation) auxquels il est confronté au sein de ce nouveau modèle culturel ?
- Quelles conditions peuvent favoriser le repérage et l’assimilation sociale de l’étranger dans un nouveau modèle culturel de vie de groupe ?
- Dans une perspective plus large et qui renvoie à l’enjeu fondamental du mieux vivre ensemble, comment aider à la cohabitation d’individus ne partageant pas les mêmes modèles culturels d’origine ? Comment procède-t-on pour comprendre le monde et les autres ?
- Par ailleurs, selon Schütz, l’individu stocke dans sa mémoire les typicalités qui ont été comprises et qui deviennent pour lui des régularités. Toutefois, même au sein d’un même modèle culturel de la vie d’un groupe, les comportements humains ne s'inscrivent pas tous dans les mêmes cadres de pensée et d'action. De la sorte, dans quelle mesure cette réserve d’expériences préalables et ce stockage de connaissances disponibles engagent-ils une conduite basée sur un projet préconçu et conditionnent-ils des attitudes et des actions prévisibles ? Dans cette perspective, les individus qui pensent et agissent avec imagination, créativité et spontanéité, tel les artistes, doivent-ils être considérés comme des déviants vis-à-vis du modèle culturel auquel ils appartiennent ?

EB. 2008-03-04.