GENERALITES

– – – – – – – – – – – – Présentation et résumé

– – – – – – – – – – – – Pertinence de la recherche

– – – – – – – – – – – – Témoignages académiques

– – – – – – – – – – – – Table des matières détaillée

– – – – – – – – – – – – Fichier PDF de la recherche


RECHERCHE

– – – – – – – – – – – – Introduction et interrogations

– – – – – – – – – – – – Cadre théorico-méthodologique

– – – – – – – – – – – – Terrain : les récits de voyageurs

– – – – – – – – – – – – Interprétation et analyse des récits

– – – – – – – – – – – – Conclusion / Appendices / Biblio.


DIVERS

– – – – – – – – – – – – Travaux de recherche 2008-2009

– – – – – – – – – – – – Bricolage de pensées 2008-2010

– – – – – – – – – – – – Citations : sources d’inspiration

– – – – – – – – – – – – Quelques photos de voyageurs



––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Introduction et Problématique





INTRODUCTION


Aux interactions avec autrui précèdent des rencontres, des chemins qui se croisent, que ce soit au sein de la vie quotidienne ou en dehors. En dehors, vers l’inconnu, l’Autre y est omniprésent. Aussi, nous ne pouvons travailler sur les relations à l’Autre sans évoquer le voyage, un voyage qui, au-delà d’une simple mobilité géographique, se déploie dans trois sphères de relation : celles de la vie avec les individus, avec la Nature et avec les idées ou essences spirituelles (Buber, 1959).
Selon Michel de Montaigne, pour qui « nul plaisir n’a goust […] sans communication », voyager c’est avant tout rencontrer l’Autre, se confronter à une diversité de formes et de modes d’existence qui procurent, à l’individu qui les éprouve, un enseignement existentiel : « Je ne sçache point meilleure escolle […] à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et luy faire gouster une si perpétuelle variété de formes de nostre nature » (Montaigne, cité dans : Château, 1971, p.252-253). En ce sens, en marge de la vie ordinaire, à la rencontre de l’Autre, nous existons différemment, nous apprenons et évoluons et, parfois même, nous nous transformons.
Dès lors, pourquoi voyageons-nous et qu’attendons-nous du voyage ? D’une part, le voyage permet de partir à la découverte d’autrui (de ses habitus et codes culturels, de ses modes de pensée, de ses différences, de sa singularité, etc.), d’échanger, de communiquer, de vivre autrement, de penser autrement. D’autre part, à travers l’expérience du voyage, par la confrontation avec l’Autre et avec l’Ailleurs, par l’exercice de la décentration, nous parvenons à une plus large connaissance des autres et du monde dans lequel nous vivons, de nous-mêmes et du sens de notre vie. Ainsi, le voyage nous offre l’opportunité de nous interroger sur notre identité culturelle, d’être plus conscients des ressemblances humaines et de nos spécificités ; autrement dit, la pratique du voyage ouvre le champ de la conscience aux multiples facettes de notre identité, elle donne à comprendre les raisons qui guident nos modes de pensée et d’expression, nos modes de perception et de raisonnement, nos comportements et nos habitudes.
Selon les individus, l’apprentissage émancipatoire et l’évolution de la conscience au travers du voyage sont plus ou moins étendus. En d’autres termes, suivant la disponibilité psychologique du voyageur et la place qu’il fait à l’inconnu ou à l’étrange, son expérience sera plus ou moins fructueuse et signifiante.
Le cas de figure du voyageur esthète et philosophe retient notre attention et suscite en nous le projet d’une investigation approfondie. En effet, en considération de son ouverture et de sa perception sensible sur le monde, de sa volonté d’apprentissage universel, de son acceptation et de sa reconnaissance de la diversité naturelle et humaine, etc. (Todorov, 1989), il apparaît que ce voyageur soit (pré)disposé à jouir en profondeur de l’expérience du voyage. En ce sens, le voyage, perçu comme un mode d’éducation à l’altérité, permettrait la conquête et la connaissance de « l’espace du dedans » (Michaux, 1960) ; il serait source d’apprentissages, de changements intérieurs, d’adaptations, voire même de transformations.
Dès lors, c’est par le voyage vers l’Autre (la Nature, les individus, les idées) que le voyageur esthète et philosophe voyage en lui-même ; ainsi, c’est cet espace de l’altérité à l’intériorité que nous nous proposons d’explorer dans cette présente recherche.

Dans un premier temps, nous présenterons la problématique, c’est-à-dire nos intuitions de recherche, le contexte et la pertinence de cette étude, nos objectifs, nos interrogations et le regard que nous portons sur ce sujet de recherche. Puis, dans un second temps, nous approfondirons les notions rapidement évoquées dans la première partie et délimiterons ainsi notre cadre de références théoriques. Ensuite, les orientations méthodologiques permettant de réaliser une cueillette de données rigoureuse et adéquate seront élaborées. Enfin, dans la dernière partie de ce travail, le terrain d’enquête sera mis à jour, trois récits de voyageurs esthètes et philosophes seront exposés, analysés et interprétés.


----------------------------------------



CHAPITRE I : LA PROBLÉMATIQUE


 « Telle est la vertu du voyage selon Montaigne : il nous offre le meilleur moyen de "frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy" » (Todorov, 1989, p.385).

Dans ce premier chapitre seront évoqués et liés les éléments appuyant notre étude. Tout d’abord, nous présenterons notre intuition de départ et la pertinence communicationnelle de cette recherche ; puis, nous fonderons et délimiterons cette dernière en des dimensions épistémologique, ontologique et axiologique. Ensuite, seront exprimés les questions et objectifs guidant notre travail. Enfin, avant d’élaborer notre cadre de références, nous décrirons l’approche pluridisciplinaire et transversale qui caractérise cette recherche.

1.1  Intuition, contexte et pertinence de la recherche 

Quand le progrès fait reculer l’humanité de chacun
L’émancipation des mœurs tel que le culte de la liberté (sexuelle, de penser, etc.), le développement de l’économie de marché, le culte de la consommation, des nouvelles technologies de communication, … ont donné naissance à un ensemble de comportements nouveaux qui se reflètent notamment en une quête de l’excellence, en une quête de l’hyper-performance. Dès lors, un individu nouveau a émergé que Nicole Aubert qualifie d’hypermoderne (Aubert, 2004). Ce dernier est centré sur la satisfaction immédiate de ses désirs et intolérant à la frustration ; il vit dans l’excès (excès de tensions, de sollicitations, de pressions) et se comporte par excès (l’excès de soi, la possession du toujours plus). En d’autres termes, pour cet individu, la recherche de sensations et de jouissances prime sur la recherche de sens existentiel.
L’hypermoderne vit alors essentiellement de rencontres et de sensations brèves et interchangeables. L’Autre apparaît ici comme objet de satisfaction d’un plaisir à court terme et non comme un vis-à-vis avec lequel s’amorce et s’entretient une dynamique d’échange constructive sur le long terme. Aussi, nous parlons davantage de consommation de l’Autre, plutôt que de partage dans une construction réciproque. De la sorte, les liens relationnels deviennent plus superficiels et les rapports sociaux s’appauvrissent.
Toujours selon Aubert (2003), l’urgence a envahi la vie de l’individu contemporain. Il lui faut réagir dans l’instant, sans plus avoir le temps de différencier l’urgent de l’important, l’accessoire de l’essentiel ; en cela, il tente d’abolir le temps par une quête éperdue de l’intensité de soi dans l’instant présent. Dès lors, de l’urgence – perçue comme une perversité du temps – émergent de nouvelles pathologies : la « corrosion du caractère » de l’être humain (Aubert, 2004, p.78), la corrosion des relations interpersonnelles, une perte des capacités relationnelles et de lien social. Ces pathologies de l’hyperfonctionnement, qu’Aubert décrit dans l’ouvrage intitulé L’individu hypermoderne, se manifestent, entres autres, par les états suivants : stress, comportements excessifs et compulsifs, irritabilité, nervosité, anxiété, agressivité, colère, épuisement, dépression, détérioration mentale, tristesse, désespoir, perte de sens, etc. (Aubert, 2004).
L’individu hypermoderne est également devenu esclave des technologies. Elles sont utilisées comme une fin et non plus comme un moyen. Il confond la fin et le moyen, il transforme le moyen en fin. Il devient dépendant du moyen (du téléphone cellulaire, de la télévision, de l’accès à internet, etc.) sans plus connaître la finalité de ses actes ; d’où le danger d’une perte de sens existentiel. De la sorte, davantage consommateur de la vie que créateur et acteur de sa propre vie, il se confine dans des univers de sens et des univers culturels fermés, tant artificiels que superficiels.
Quand au voyage, l’individu hypermoderne le conçoit davantage comme un moyen et non comme une fin. Pour lui, le voyage devient un moyen de sortir du quotidien, de s’évader d’une vie ordinaire pesante voire oppressante, un moyen de rechercher de la magie, de la nouveauté, de l’exotisme ; en témoigne la forme de mobilité aujourd’hui la plus répandue, celle du tourisme (Urbain, 2001). Aussi, selon le sémiologue Jean-Didier Urbain, le tourisme de masse « n’est pas pensé en termes de relations humaines ou de contacts culturels mais en termes d’opérations économiques et de balances commerciales » (Urbain, 1991, p.43) ; il est alors une forme vaine qui ne peut combler le vide intérieur laissé par une vie dédiée et limitée à la consommation. Pour combler ce vide, il convient de revenir à la finalité de ses actes, et donc, dans le cas du voyage, à l’expérience comme mise en pratique d’une aspiration (d’un but, d’un dessein, d’une quête, etc.), comme situation d’apprentissage et d’émancipation.
Dès lors, si le voyage devenait une fin et non un moyen… S’il devenait, pour le voyageur, une mise en acte de la conscience qu’il a de sa propre vie… S’il était perçu et vécu par le voyageur comme un mode d’apprentissage expérientiel, de connaissance, d’existence de la conscience, ne serait-il pas davantage source d’enseignements et porteur de sens ? Comme nous le verrons dans les paragraphes suivants, tout porte à croire qu’une éducation à l’altérité et par le voyage peut conduire l’être humain à retrouver sa capacité pensante et donner un sens profond à son existence.

Le voyage touristique ou le voyage philosophique
Tel qu’observé par Urbain (2001), le tourisme est la forme majeure de mobilité depuis la seconde moitié du XXème siècle et ses enjeux économiques, sociaux et culturels sont considérables. Pourtant, cette forme de voyage n’est que peu source d’enseignements dans la mesure où les motivations qui la guident demeurent superficielles et éphémères. Fort de son « irresponsabilité éthique » – comme l’écrivit Roland Barthes (Barthes, 1972, p.183) – le touriste est l’acteur d’une mobilité sans raison impérative ou sans motivation d’importance (du moins en apparence). Il est un itinérant pauvre en motifs ou en alibis : ses usages, ses choix de mobilité et de destination tendent à se réduire à l’expression brute d’un imaginaire du voyage que ne vient guère ou fort peu brouiller d’autres finalités.
Dans le même sens, Daniel Joseph Boorstin établit une ferme distinction entre les voyageurs et les touristes et déplore la disparition des premiers. Pour lui, « le voyageur […] travaillait à quelque chose : le touriste est à la recherche du plaisir. Le voyageur était actif : il allait avec acharnement à la recherche des gens, de l’aventure, de l’expérience. Le touriste est passif : il attend que des choses intéressantes lui arrivent. Il part faire du tourisme » (Boorstin, 1961, p.114). En bref, le tourisme, en contraste notamment avec le voyage initiatique ou le pèlerinage, n’apparaît pas comme un véritable processus d’apprentissage, source de constructions identitaires.
Partageant l’idée de Tzvetan Todorov selon laquelle « c’est en explorant le monde que l’on va le plus au fond de soi » (Todorov, 1989, p.385), il apparaît que le voyage, éprouvé dans une visée ethnophilosophique, rend propices les apprentissages, les révélations, voire les transformations intérieures. Aussi, en marge du tourisme, nos intérêts de recherche se centrent sur le mode du voyage philosophique et l’ambition qui s’y rattache est celle de comprendre en profondeur ce type d’expérience, d’en montrer les effets sur la conscience et sur l’existence de celui qui en est l’acteur, c’est-à-dire du voyageur philosophe.
Dès lors, au-delà de l’explosion de choix qui s’offre aux individus dans la modernité (la variété des agences de voyages et la multiplicité des voyages touristiques en témoignent), au-delà des formes de propositions de sens véhiculées par les sociétés modernes et par les traditions de foi[1] que tout un chacun peut intégrer en soi et légitimer, le sens émerge premièrement de la rencontre avec l’Autre et de soi-même. Cela dit, comment parvenir à retrouver une capacité pensante et une conscience existentielle quand la course à la performance et la superficialité des miroirs sociaux disponibles alimentent en continu un vide intérieur déshumanisant ? Il apparaît que le problème réside, d’une part, dans la quête de sens (l’intention, la finalité) et dans la création de sens (le comment, la manière consciente, sensible et raisonnée) aux implications tant individuelles que collectives, d’autre part, dans la difficulté de nourrir une aptitude à la décentration et à l’intégration de l’Autre.

L’inquiétude, l’angoisse et la peur
Selon le psychologue Paul Diel, l’inquiétude – germe d’angoisse et de peur – est « le trait caractéristique commun à tous les êtres vivants » (Diel, 1992, p.12). Elle demeure un obstacle, sinon un frein, à l’aventure, au voyage, à la rencontre avec l’Autre… Et  pourtant, le voyage peut procurer de grands apprentissages existentiels. En effet, éloigné de ses repères (naturels, culturels, sociaux, spirituels), l’individu se confronte à l’altérité, à l’inconnu, à l’étrange. Par le voyage, il s’ouvre à la découverte des différences (naturelles, culturelles, sociales, spirituelles), et donc, se présente sur un nouvel horizon potentiellement source de chocs émotionnels, culturels et cognitifs. En ce sens, de l’expérience concrète du voyage et de la rencontre de l’Autre peuvent émerger des inquiétudes, des angoisses et des peurs. Néanmoins, l’individu se confronte à une altérité qu’il ne perçoit pas (extérieurement) mais qu’il s’imagine (intérieurement) avant même de partir en voyage, avant même de prendre la décision de s’aventurer sur un nouvel horizon. En ce sens, nous retrouvons ici, entre désir et peur de l’Autre, les phénomènes de fascination, d’attirance ou de répulsion, d’acceptation ou de rejet.
Initialement, dès lors que l’on conçoit le voyage comme une quête de soi –  de sens et d’identité – et comme une épreuve, alors tout départ résulte d’une prise de décision existentielle, tout départ implique un dépassement de ses angoisses et de ses peurs vis-à-vis de l’Autre, devant l’inconnu et l’étrange, face aux multiples épreuves qui surgiront et jalonneront le parcours du voyageur (incompréhensions, malentendus, erreurs d’interprétation, illusions, etc.). Aussi, il apparaît que surmonter l’angoisse nécessite une reconnaissance et une acceptation des réalités existentielles, de l’altérité du nouvel horizon exploré ; cela suppose une prise de conscience de l’étrangeté contenue en l’Autre mais aussi en nous-mêmes ; en ce sens, Julia Kristeva dira que « l’étranger nous habite : il est la face cachée de notre identité » (Kristeva, 1988, p.9).
Ce dépassement – de ses inquiétudes, de ses angoisses, de ses peurs – requiert courage, motivation profonde et goût pour l’aventure, autrement dit une aptitude à réunir en nous-mêmes la force vitale, essentielle et suffisante pour exister, pleinement et intensément, dans et par le voyage. En cela, Paul Diel (1992) préconise de se consacrer à la maîtrise de notre vie intérieure et à l’accomplissement de notre personnalité dans la mesure où, selon lui, la joie et l’harmonie qui en résulteront sont le meilleur moyen de calmer nos angoisses. Cette démarche d’introspection, de maîtrise de ses angoisses, semble être un préalable au départ en voyage, à un voyage qui s’inscrit dans une perspective existentielle. Dès lors, le voyage, s’il est quête philosophique et initiatique, s’il est envisagé comme une épreuve source de dépassement de soi et d’apprentissage expérientiel, permet le dévoilement du caractère des individus, leur formation, voire leur transformation.

Le goût pour l’aventure et l’exercice de la décentration
Source potentielle d’apprentissages et de transformations, le voyage (l’aventure, la rencontre de l’Autre) implique de prendre des risques, de s’exposer à des dangers, de remettre en cause son confort de pensée et sa vision du monde ; il implique de faire l’effort de reconnaître et d’accepter la différence et l’étrangeté, toutes deux omniprésentes.
Néanmoins, dans nos sociétés modernes, l’équilibre existentiel de nombreux individus, notamment ceux qualifiés d’hypermodernes par Aubert, paraît fragile et incertain. À nos yeux, ceux-ci sont égarés ou aliénés, dans le sens où la société de consommation pourrait être un agent aliénateur. Certains ne croient plus en eux, manquent d’assurance. Par crainte de perdre davantage la maîtrise d’eux-mêmes, ces derniers évitent l’Autre ou le dénient radicalement (comme le déni de toute réalité existentielle, comme le refus de la mort) ; ils s’isolent, en eux-mêmes ou auprès de leurs groupes respectifs, pour se conforter et se rassurer. À l’inverse, d’autres croient si fort en leurs vérités qu’ils se referment sur elles ; ils ne voient qu’elles et se séparent du reste du monde. Dans un cas comme dans l’autre, nous pensons que ces individus manquent de souplesse, d’ouverture et de créativité dans leurs perceptions sensibles, dans leurs interprétations et dans leurs compréhensions du monde ; ils ont le sentiment d’être pris par l’incapacité de s’adapter à un nouveau cadre ou modèle culturel et social tout en parvenant à maintenir leur équilibre psychique ; ils ne savent pas comment réorienter leur manière de penser les choses ; ils sont en quête de sens sans pour autant se réaliser avec confiance et authenticité ; en somme, ils ont perdu le goût de l’aventure existentielle, le goût du voyage (et notamment d’un voyage des idées).
Ainsi, tel qu’évoqué précédemment, au-delà d’apprendre à voir l’Autre, nous éprouvons une bien plus grande difficulté, celle d’apprendre à « jeter sur soi-même un regard extérieur et distancié » (Abdallah-Pretceille, 1997, p.126), celle d’apprendre à se percevoir soi-même comme par un Autre ; en cela consiste l’exercice de la décentration. Et pourtant, cette dernière permet, à celui qui en fait l’effort, d’ouvrir ses champs de perception et de compréhension, de se connaître plus pleinement et de s’orienter avec plus d’évidence.
En d’autres termes, l’individu se sent angoissé et parfois impuissant devant cette épreuve existentielle – c’est-à-dire voyager, s’exposer à l’inconnu – dont le dépassement relève, selon nous, de la prise de conscience des différences (la reconnaissance et l’acceptation l’Autre sous toutes ses formes, de l’inconnu, de l’étrangeté), de l’effort et de la volonté (ce qui implique d’accepter et de surmonter ses peurs et angoisses, ses peines et souffrances, de cerner avec clairvoyance ses besoins et envies, aspirations et motivations), mais aussi et surtout, d’une aptitude à réinterpréter la réalité.
Finalement, bien que la tâche difficile qu’est la décentration (de soi, de ses habitus, de ses réflexes culturels, etc.) soit fondamentalement impossible à réaliser – car l’Autre demeure inaccessible dans sa totalité, car son inconscient ne peut pleinement être pénétré –, il n’en demeure pas moins que « l’impuissance à percevoir la perception [de l’Autre] est une perception » (Ibn ‘Arabî, 1994, p.13). En cela, la décentration aide au déploiement de ses perceptions et au développement de l’être humain. Quant au voyage, puisqu’il implique la rencontre de l’Autre, il devient alors une bonne opportunité pour pratiquer cet exercice.

Si cette recherche ne peut, de toute évidence, fournir un antidote global à la crise de sens, elle a néanmoins pour ambition de chercher à comprendre comment le voyageur perçoit et interprète son expérience du voyage, mais aussi de donner du sens à l’apprentissage par le voyage, de proposer quelques pistes d’orientation vers de nouveaux ou d’autres modes d’existence de la conscience, vers une éducation à l’altérité, vers une éthique de l’altérité.

1.2  Axe communicationnel et ancrages de la recherche

Axe communicationnel
L’axe communicationnel de cette recherche est centré sur la rencontre avec l’Autre, sur une relation à l’altérité qui se déploie dans trois sphères : la relation avec la Nature, avec les individus, avec les idées (nous y reviendrons dans quelques lignes).
Tout d’abord, cet axe relève de la communication interpersonnelle et interculturelle, approches qui impliquent d’étudier les processus d’interaction, les rencontres entre représentants de la diversité humaine, entre porteurs de cultures différentes, de même que les confrontations, épreuves, chocs émotionnels, culturels et cognitifs qui ponctuent le parcours du voyageur. Dans cette perspective, nous étudierons l’expérience de la rencontre interculturelle entre le voyageur et autrui, d’une part sous l’angle du processus d’interaction culturelle et, d’autre part, sous l’angle du processus de la connaissance et de la création de sens.
Puis, l’axe communicationnel de cette recherche se précise par la définition que Martin Buber donne à la notion de rencontre véritable[2]. Selon ce phénoménologue existentiel, les trois sphères de la relation – sphères au sein desquelles se déploient les relations entre Je et Tu – sont celle des êtres humains, celle de la Nature et celle des idées. En effet, dans l’espace et dans le temps, les individus – de même que les idées – voyagent, se rencontrent et communiquent. Dès lors, nous étudierons, dans une exploration tant théorique que pratique, la relation du voyageur avec l’Autre, c’est-à-dire la rencontre entre des porteurs de cultures différentes, la rencontre avec la Nature (espaces et horizons découverts, faune et flore, formes et structures naturelles, etc.) et enfin la rencontre avec les idées, autrement dit le voyage des essences spirituelles (Buber, 1959).

Ancrages épistémologique, ontologique et axiologique
Cette recherche compréhensive, s’inscrit – de par son objet, sa visée et ses fondements théoriques – dans une trajectoire phénoménologique de la psychologie humaniste. Distante de tout modèle objectiviste et positiviste, elle se définit dans une conception phénoménologique de l’expérience humaine et, selon Hegel (1807), comme une « science de l’expérience de la conscience » (Hegel, 1997, p.314). Elle se nourrit des contributions théoriques de phénoménologues existentiels tels que Martin Buber, Jean-Paul Sartre, Paul Ricœur et Emmanuel Levinas. Le but de cette épistémologie, la phénoménologie existentielle (fondée par Edmond Husserl et Martin Heidegger), est l’étude de la conscience humaine, de l’expérience vécue de personnes en rapport avec leur manière d’être dans le monde, avec les autres et avec la Nature. Selon l’Écuyer, la phénoménologie existentielle est « un courant centré sur l’exploration du vécu expérientiel de l’individu, de son expérience intrapersonnelle » (LÉcuyer, 1978, p.41). Ce courant a principalement le souci d’analyser le point de vue intérieur. Sa préoccupation première est de comprendre comment un individu perçoit les événements, comment il se perçoit, autrement dit comment une situation donnée prend, pour lui, du sens. Néanmoins, cette approche ne nie pas l’importance de la dimension interactionnelle. Aussi, c’est essentiellement par l’épreuve de l’altérité, de ses rencontres et relations avec autrui que le voyageur construit son identité et que sa conscience évolue. Enfin, l’expérience du voyage, comme processus évolutif, comme dynamique participant à l’évolution de soi, relève d’une problématique éducative – d’une éducation à l’altérité –  associant la transformation personnelle à l’acte de connaître, ce qui suppose aussi l’acceptation de l’idée de parcours et de chemin dans l’acte de se connaître (Buber, 1999).
Dans quelle réalité cette étude s’inscrit-elle ? Les connaissances provenant essentiellement des deux disciplines que sont la philosophie et la communication s’imbriquent pour construire cette recherche. Ontologiquement, cette recherche implique de percevoir la communication comme une condition essentielle à la vie humaine, comme une qualité qui appartient indissociablement à l’être humain. Selon Buber, « Au commencement est la relation » (Buber, 1959, p.18) : l’être humain est par essence homo dialogus et ne peut s’accomplir sans rencontre véritable, que ce soit avec les êtres humains, la Nature et les idées, autrement dit sans communier avec l’humanité, la création et le Créateur (Buber, 1959). En ce sens, nous étudierons tout particulièrement les interactions, les communications, les relations entre le voyageur et autrui, ainsi que les effets de ces rencontres sur l’existence et la construction identitaire du voyageur.
Cette recherche – transcendée par des valeurs profondément humanistes – est menée dans un souci d’intégration de multiples perspectives théoriques participant à la compréhension du phénomène étudié. En ce sens, selon Edward W. Saïd, « l’humanisme se nourrit de l’initiative individuelle et de l’intuition personnelle, et non d’idées reçues et de respect de l’autorité » (Saïd, 2005, p. IX). Cette approche humaniste se comprend mieux dans la mesure où l’humanisme est entretenu par un sentiment de communauté avec d’autres chercheurs, d’autres sociétés, d’autres époques ; autrement dit, dans les termes de Saïd, « l’esprit du chercheur doit toujours faire activement, en lui-même, une place à l’Autre étranger […], cette action créatrice d’ouverture à l’Autre, qui sinon reste étranger et distant, est la dimension la plus importante de la mission du chercheur » (Saïd, 2005, p.VII). Quant à lui, William Blake, parle de « briser les chaînes de notre esprit » afin d’utiliser celui-ci à une réflexion historique et raisonnée (Blake, cité dans : Saïd, 2005, p.V).
Enfin, à la lumière de ces réflexions et dans une perspective humaniste, l’expérience du voyage suppose nécessairement l’incarnation par le voyageur d’une démarche éthique, c’est-à-dire d’une éthique de l’altérité, d’une éthique de la relation à l’Autre, d’une éthique de la responsabilité d’autrui. Les questions d’altérité et de la relation à l’Autre étant toujours étroitement liées à l’équité, à l’égalité et au droit, cette éthique fonde le rapport à l’Autre et également émerge de la rencontre avec l’Autre ; elle est une façon ou une conception « d’être ensemble » dans le voyage. La relation entre le voyageur et l’Autre recèle alors en elle-même un enjeu éthique ; elle implique une réflexion sur les normes et les mœurs, sur les modes de pensée et d’agir dans le voyage. Sans pour autant ouvrir la porte à une analyse sociologique, ce qui n’est pas le but de cette étude, nous pouvons néanmoins avancer que l’altérité, au sens de la reconnaissance d’un autre que soi-même, peut, d’une part, se faire ouverture et source de construction identitaire plus riche et, d’autre part, fermeture, pouvoir de réification ou d’exclusion. Dès lors, la question de l’altérité renvoie à la question de l’éthique de la relation à l’Autre, à une éthique de l’accueil, de la rencontre avec l’Autre, à l’exercice de la solidarité ; autrement dit, en ce qui concerne cette présente recherche, elle renvoie à une éthique de l’altérité qui s’opère à travers l’expérience du voyage. En ce sens, Jacques Rhéaume distingue quatre postures éthiques, pour autant de visions de l’altérité :

une éthique de la conviction (Kant) qui reconnaît à l’autre les mêmes droits qu’à soit du fait de son humanité ; une éthique de la responsabilité (Weber) où sont admises les différences d’interprétation et d’application des normes selon les situations ; une éthique de la discussion (Habermas) qui appelle des négociations du fait de différences irréductibles (telles que la culture) ; une éthique de la finitude (Ricœur, Enriquez) qui, quoique fondée sur des principes universels, admet une conscience partagée des limites et de ce fait requiert le dialogue dont l’issue est toujours un compromis incertain sur le sens et les directions de l’action (Cognet et Montgomery, 2008, p.10-11).

Ces différentes postures éthiques peuvent être adoptées, voire pleinement incarnées, par le voyageur à la rencontre de l’Autre. De la sorte, elles orientent, construisent et agrémentent le rapport à l’Autre ; elles guident l’existence du voyageur et, en quelque sorte, conditionnent ses apprentissages. En cela, l’éthique, repose, selon Emmanuel Levinas sur l’expérience d’autrui et de l’indéfectible liberté de ce dernier : « Dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, […] le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui » (Levinas, 1982, p.93).
Ainsi, puisque l’éthique se loge dans la relation à l’Autre et se construit au fil des interactions avec l’Autre, alors nous étudierons la posture éthique du voyageur esthète et philosophe et l’évolution de cette dernière à travers l’expérience vécue.

1.3  Questions fédératives de recherche et sous-questions    

Face aux problèmes soulevés en amont, il apparaît pertinent que cette recherche soit guidée par trois questions fédératives :
- Comment le voyageur esthète et philosophe éprouve-t-il son expérience du voyage ? Comment, au début du XXIème siècle, ce mode de voyage – c’est-à-dire cette manière sensible et raisonnée de rencontrer l’Autre – est-il perçu ?
- Comment, par l’expérience du voyage, ce cas de figure de voyageur apprend-il à mieux se connaître, comment se découvre-t-il et se dévoile-t-il ? Dans quelle mesure le voyage esthétique et philosophique dévoile-t-il le caractère des êtres humains et les transforme-t-il ?
- Enfin, quel est l’intérêt d’une éducation à l’altérité et d’un apprentissage expérientiel par le voyage ? Quels sont les effets du voyage sur le voyageur, lorsque celui-ci est entrepris et vécu par l’esthète-philosophe, ou du moins initié et vécu dans une perspective esthétique et philosophique ? Qu’il s’agisse d’apprentissages expérientiels et interculturels (l’acquisition de nouvelles connaissances… de Soi, de l’Autre, de nouvelles aptitudes et attitudes), de révélations,  de transformations intérieures, d’évolution de la conscience ou de développement personnel.

1.4  Objectifs de la recherche       

Cette recherche a pour but d’apporter des éléments de compréhension relatifs au phénomène étudié, c’est-à-dire « l’expérience du voyageur esthète et philosophe », dans ses dimensions communicationnelle et interactionnelle, éducative et évolutionniste.
La visée de cette recherche s’étend largement dans deux directions, 1) celle de la quête de sens, puis 2) celle de la construction – voire de la transformation – identitaire. Néanmoins, de la même manière que le champ de cette étude se délimite, son but se précise par le type de voyageur retenu, ou plutôt par les traits de caractère qui lui sont propres. D’une large vision, notre intention première est d’appréhender les conditions de l’évolution de la conscience du voyageur esthète et philosophe, voire, en quelque sorte, de pénétrer les secrets qui guident cette forme d’expérience du voyage.
L’objectif que vise cette recherche est le suivant :
Comprendre l’expérience du voyageur esthète et philosophe : comment il évolue, voire se transforme, à travers ses rencontres et ses interactions, ses apprentissages (interpersonnels, interculturels, transpersonnels) et ses constructions identitaires.
Deux sous-objectifs viennent compléter cette visée centrale :
- Appréhender et dévoiler les effets du voyage esthétique et philosophique. Au-delà des impressions du voyage, nous étudierons, bien plus en profondeur,  les effets signifiants du voyage et apporterons des éléments de compréhension quand aux processus par lesquels ils émergent et se construisent. Notre regard et notre analyse portent alors sur les apprentissages et les révélations, l’acquis et le donné, les connaissances de soi, de l’Autre, du monde, les transformations intérieures, l’évolution de la conscience, le déploiement de l’esprit.
- Donner du sens à l’apprentissage expérientiel par le voyage : donner à comprendre, qu’au-delà d’une expérience délimitée dans le temps et l’espace, séparée de l’ensemble de la vie ordinaire, le voyage esthétique et philosophique, vu comme un mode d’apprentissage expérientiel, comme un mode de connaissance et de dépassement de soi, peut devenir un mode d’existence de la conscience. Dans de plus larges dimensions que nous ne ferons qu’effleurer au travers de cette présente étude, c’est-à-dire dans des dimensions collective, sociale, politique, morale, le voyage deviendrait un mode de coexistence des consciences individuelles, un mode d’éducation à l’altérité et de partage des connaissances interculturelles.

1.5  Pluridiciplinarité, transversalité et complexité de la recherche

Tel que précédemment évoqué, cette recherche se situe à la croisée de deux disciplines principales : la philosophie et la communication. D’une part, puisque cette étude vise à comprendre l’expérience d’une figure spécifique de voyageur, en l’occurrence celle du voyageur esthète et philosophe, alors l’orientation et le déploiement de cette recherche relèvent de la philosophie. D’autre part, puisque l’objet de cette étude est centré sur l’expérience de la rencontre avec l’Autre, notamment sur les interactions entre le voyageur et l’autre porteur de culture, alors notre recherche s’enracine fondamentalement au sein de la discipline de la communication.
Afin d’étudier ce phénomène complexe, une approche pluridisciplinaire apparaît alors pertinente et utile. En ce point, le physicien théoricien Basarab Nicolescu nous éclaire (Nicolescu, 1996, p.64) :

La pluridisciplinarité concerne l’étude d’un objet d’une seule discipline par plusieurs disciplines à la fois. […]. L’objet sortira ainsi enrichi du croisement de plusieurs disciplines. La connaissance de l’objet dans sa propre discipline est approfondie par un apport pluridisciplinaire fécond. La recherche pluridisciplinaire apporte un plus à la discipline en question […], mais ce "plus" est au service exclusif de cette même discipline. Autrement dit, la démarche pluridisciplinaire déborde les disciplines mais sa finalité reste inscrite dans le cadre de la recherche disciplinaire.

En ce sens, une démarche diversifiée, en termes d’approches et de méthodologies disciplinaires, une mise en rapport de diverses théories pour le même objet d’étude permet une plus vaste compréhension du phénomène communicationnel et peut contribuer à une nouvelle avancée. Néanmoins, dans la perspective réflexive et rédactionnelle d’un mémoire de maîtrise (et non d’une thèse de doctorat), notre vision sera davantage transversale (plutôt que de prétendre incarner une approche pleinement interdisciplinaire) tout en privilégiant un axe fondamentalement communicationnel. Il n’en demeure pas moins que cette étude nécessite de dépasser le cloisonnement du savoir, de concilier des approches différentes mais complémentaires issues de diverses disciplines (philosophie, communication, éducation, psychologie, etc.), à les confronter et à dépasser les possibles contradictions. Dans les mots d’Edgar Morin, « le problème de la pensée complexe est […] de penser ensemble, sans incohérence, deux idées pourtant contraires » (Morin, 1977, p.379). Aussi, pour ce même objet d’étude, il convient d’affronter sa complexité et de l’appréhender globalement, de reconnaître avec humilité l’ambiguïté et la contradiction, d’admettre que les réponses apportées sont limitées et à jamais incertaines. Ainsi, plutôt que de ne retenir qu’un paradigme simplifié et réducteur, au lieu de ne choisir qu’un seul postulat de départ, cette recherche s’oriente ouvertement vers le « paradigme de la complexité », tel qu’il est défini par Morin (Morin et Le Moigne, 1999, p.247). C’est donc par le mélange des paradigmes, par l’identification et l’exploration des problèmes, que l’étude du phénomène peut se révéler plus fouillée et plus créative.

En somme, suite à l’élaboration de cette problématique, partant d’une quête de sens et d’identité dans le voyage (ce que nous questionnons), nous proposons dans le cadre de cette étude de dévoiler le vécu de l’expérience esthétique et philosophique du voyage (l’inconnu que nous visons à découvrir et à connaître).
Dans les prochaines parties de ce mémoire, nous présenterons le cadre de références en termes de concepts, de théories et d’approches privilégiées puis la démarche méthodologique envisagée afin de mener à bien cette présente recherche.



----------------------------------------




[1] D’une part, la publicité propose, comme sens à l’existence, la consommation : « J’achète donc je suis » ; d’autre part, les traditions de foi – telles que la tradition judéo-chrétienne, le bouddhisme, l’islam, etc. – s’affichent comme étant porteuses d’un sens libérateur.
[2] Selon Buber, la rencontre véritable entre Je et Tu met en jeu la totalité de la présence. Elle est l’accomplissement de l’acte essentiel par l’être intégral et se produit quand tous les moyens sont abolis. La relation avec le Tu ne se maîtrise pas ; elle est immédiate, elle surgit. Elle est également mutualité car « mon Tu agis en moi comme j’agis en lui » (Buber, 1959, p.7-17).