GENERALITES

– – – – – – – – – – – – Présentation et résumé

– – – – – – – – – – – – Pertinence de la recherche

– – – – – – – – – – – – Témoignages académiques

– – – – – – – – – – – – Table des matières détaillée

– – – – – – – – – – – – Fichier PDF de la recherche


RECHERCHE

– – – – – – – – – – – – Introduction et interrogations

– – – – – – – – – – – – Cadre théorico-méthodologique

– – – – – – – – – – – – Terrain : les récits de voyageurs

– – – – – – – – – – – – Interprétation et analyse des récits

– – – – – – – – – – – – Conclusion / Appendices / Biblio.


DIVERS

– – – – – – – – – – – – Travaux de recherche 2008-2009

– – – – – – – – – – – – Bricolage de pensées 2008-2010

– – – – – – – – – – – – Citations : sources d’inspiration

– – – – – – – – – – – – Quelques photos de voyageurs



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Cadre théorique et Méthodologie





CHAPITRE II : CADRE THÉORIQUE


« Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait » (Bouvier, 1985, p.10).


L’esprit de découverte étant le fondement même de toute recherche scientifique véritable, ce cadre de références théoriques fut élaboré au fil d’un voyage exploratoire dans les méandres de pensées et de conceptions issues de disciplines et de mouvements de pensée rattachés au vaste univers des sciences humaines : la philosophie, l’esthétique, la psychologie, la communication, l’anthropologie, l’éducation (à l’altérité), la spiritualité, etc.
Ce tour théorique, aussi étendu soit-il, se justifie en raison des dimensions que nous nous proposons d’étudier au travers de cette recherche. Dans l’ailleurs, le voyageur s’y présente avec une manière de percevoir les choses, c’est-à-dire un regard sensible, et avec une vision du monde singulière, c’est-à-dire une connaissance et un mode de raisonnement, une philosophie et des intentions ; au fil de ses rencontres, il éprouve une diversité naturelle, il se confronte à de nouvelles visions du monde, il interagit avec des porteurs de cultures différentes et ainsi apprend d’eux et se découvre. Dès lors, les mouvements philosophique et esthétique nous aident à comprendre le regard que ce voyageur porte sur l’ailleurs et sur l’Autre, ainsi que la visée de sa quête, au demeurant à la fois esthétique et philosophique. La psychologie (analytique et développementale) et la communication (interpersonnelle, interculturelle, transpersonnelle) couvrent les aspects liés à l’intentionnalité du voyageur, aux attitudes  et modes d’expression de celui-ci envers autrui. L’anthropologie culturelle (et la psychologie culturelle) éclaire, quant à elle, notre étude des confrontations culturelles entre le voyageur et autrui. Ensuite, l’éducation trouve son implication dans l’étude des apprentissages expérientiels et du processus d’évolution du voyageur au fil du chemin parcouru. Enfin, la science spirituelle apporte des éléments de compréhension quant aux  phénomènes de l’émerveillement et de la révélation pouvant surgir au cours du voyage.
Les concepts clés et les univers de sens qui circonscrivent cette recherche et que nous allons présenter dans ce chapitre sont les suivants : 1) le voyage esthétique et philosophique et le voyageur ; 2) l’altérité (et l’identité) ; 3) la rencontre et la relation (interpersonnelle, interculturelle, transpersonnelle), 4) l’apprentissage et la révélation.

2.1  Le voyage esthétique et philosophique

L’esthétique et la philosophie
Dans un premier temps, avant d’élaborer sur l’idée d’un voyage esthétique et philosophique, avant de définir le cas de figure de voyageur qui l’incarne, nous présenterons concisément le cadre de la philosophie esthétique, telle qu’elle fut théorisée notamment par Kant, Nietzsche et Dufrenne.
En partant de la notion d’esthétique, nous nous efforcerons d’appréhender les liens fondamentaux qui (ré)unissent la pensée esthétique et la pensée philosophique. Dans cette visée, nous montrerons que, non seulement l’esthétique ne peut s’accomplir qu’à l’intérieur d’une philosophie, mais encore que l’esthétique est une voie privilégiée vers la philosophie.
Le mot « esthétique » veut dire sensation ou sentiment en grec. Il a été utilisé pour la première fois en 1750 par Alexander Gottlieb Baumgarten. Dans l’ouvrage Aesthetica (1750), ce dernier définit le l’ « esthétique » comme la science de la connaissance sensible. Devenant ainsi une discipline philosophique à part entière, son objet est la perfection sensible, le beau s’affranchissant du bien de manière générale (pour Kant, le Beau étant symbole du Bien).
Depuis l’origine platonicienne de la philosophie jusqu’à nos jours, le sens de la notion d’ « esthétique » s’est construit et a évolué autour des réflexions de penseurs tels que Kant, Schiller, Hegel, Nietzsche, Valéry, Heidegger, etc. Au fil du temps, « de Platon jusqu’à Heidegger, la philosophie a constamment entretenu avec l’esthétique une relation privilégiée, comme si la recherche de l’essence de la vérité conduisait inévitablement à s’approcher de la définition du beau et de l’art » (Sherringham, 1992, p.14). C’est au XIXème siècle, avec le romantisme allemand que reviennent en force dans l’espace philosophique l’art, l’écriture, le mythe, la passion, la musique, la peinture et la femme : « La philosophie prend conscience avec Nietzsche, qu’on ne peut penser que "dans la contrainte du langage" et que la véritable nature du langage ne se comprend qu’à partir de l’émotion, de la poésie et de la musique » (Lévesque, 1994, p.121). À la suite de Nietzsche, dans  Léonard et les philosophes (1929), Paul Valéry fait état du même renversement : « Le Philosophe s’était mis en campagne pour absorber l’artiste, pour expliquer ce que sent, ce que fait l’artiste, mais c’est le contraire qui se produit et se découvre » (Valéry, cité dans : Lévesque, 1994, p.124). Ainsi, la philosophie ne pourrait se rendre par elle-même pleinement maîtresse de l’esthétique, puisqu’elle en procèderait ; autrement dit, c’est précisément le vécu esthétique qui initierait et accompagnerait la pensée philosophique, et non l’inverse.
Quelle est alors la finalité de l’esthétique ? L’esthétique s’efforce à saisir le fondamental et l’originel ; elle recherche la vérité dans l’essence des choses. Dans l’ouvrage Esthétique et philosophie (1967), Mikel Dufrenne dira que l’esthétique, « en considérant une expérience originelle, […] ramène la pensée et peut-être la conscience à l’origine. Là réside son principal apport à la philosophie » (Dufrenne, 1967, p.9).
Dans l’expérience esthétique, la forme se révèle et se charge de sens. Pour Dufrenne, « L’objet esthétique signifie – est beau à condition de signifier – un certain rapport du monde à la subjectivité, une dimension du monde ; il ne me propose pas une vérité sur le monde, il m’ouvre le monde comme source de vérité » (Dufrenne, 1967, p.31). Reprenant la pensée de Kant, il ajoute que, par l’expérience esthétique, « en nous ouvrant à la présence de l’objet […], nous nous laissons pénétrer par un sens indéterminé sans doute, mais pressant, qui peut être le symbole d’un prédicat moral » (Dufrenne, 1967, p.11). En effet, de la contemplation du monde, de la Nature et des œuvres, l’individu ressent les formes, il les éprouve, voire s’émerveille devant elles. Par cet acte d’être en relation et de contemplation, se révèle le sens créateur et ainsi se fonde la connaissance. Autrement dit, la vérité et la moralité proviennent de rencontres avec le monde et se construisent de la perception d’un beau signifiant. Il semblerait donc que, plus la forme contemplée est originelle et authentique, plus elle se chargerait de sens (essentiel et fondamental), plus elle dévoilerait son essence et ouvrirait l’accès à un monde de vérité ; conséquemment, cette perception esthétique mènerait à des vérités plus largement partagées, voire à de prétendues vérités universelles.
De la sorte, l’expérience esthétique fraie une voie à la science et à l’action. L’individu s’inspire de la Nature et accède à la conscience, ou plutôt c’est la Nature qui donne à l’individu de l’inspiration et lui permet d’accéder à la conscience. En cela, la Nature peut, en l’être sensible, produire un sentiment d’émerveillement, elle peut se manifester à lui comme beauté et l’inspirer. Dès lors, la perception esthétique apporte l’inspiration et le sens, elle suscite la réflexion et fonde la raison ; ainsi se rejoignent l’esthétique et la philosophie.
Enfin, prenant appui sur les écrits de Dufrenne, voici deux autres manières d’exprimer les liens qui unissent l’esthétique et la philosophie. D’une part, comme pour le jugement philosophique, « ce qui spécifie dans tous les cas le jugement de valeur esthétique, c’est sa prétention à l’universalité » (Dufrenne, 1967, p.17). D’autre part, comme en philosophie, « l’art n’imite pas, il idéalise : il exprime l’universel dans le Particulier » (Dufrenne, 1967, p.24). Pensée esthétique et pensée philosophique ont donc des visées communes, toutes deux recherchent l’idéal et l’universel. Elles se rejoignent en une même quête – esthétique et philosophique – et s’unissent en une même volonté d’apprentissage à travers l’expérience du voyage. En d’autres termes, elles composent une même vision de l’existence qui, dans notre présente recherche, est incarnée par le cas de figure du voyageur esthète philosophe. Ces deux dimensions seront donc étudiées conjointement lors de l’enquête terrain. Personnifiée par les voyageurs interviewés ainsi que par le chercheur, cette philosophie esthétique sera à la fois sujet d’étude et angle de perception et d’interprétation des résultats recueillis ; autrement dit, elle émergera du terrain d’enquête et viendra l’éclairer.

Le voyage esthétique et philosophique
Ici, nous tenterons tout d’abord de décrire, tels que nous les percevons, l’espace du voyage et la pratique du voyage. En d’autres mots, nous nous efforcerons, à notre manière, de répondre à la question : qu’est-ce que voyager ? Dans le voyage, il est question d’un mouvement tourné à la fois vers l’extérieur et vers soi. Voyager, c’est exprimer un plaisir intense d’exister dans l’ailleurs ; c’est jouer avec la vie ; c’est vivre une expérience à caractère exotique et extraordinaire. En cela, c’est respirer à plein poumons un air nouveau, c’est s’ouvrir au monde et ressentir l’ailleurs de tout son être : observer le monde, écouter ses pulsations et ses langages, mais également sentir, toucher, goûter. Voyager, c’est aller loin en empruntant une voie nouvelle, c’est jouir d’une évasion créatrice. C’est rencontrer l’Autre pour apprendre de lui, pour comprendre les ressemblances et les différences, naturelles comme humaines. C’est aussi, s’engager dans la rencontre et se dévoiler à l’Autre, c’est partager sa culture, son mode de vie, sa vision du monde, sa philosophie de l’existence. Voyager, c’est découvrir et connaître l’Autre – une Nature (lieux et paysages, vie animale, etc.), des cultures (des individus, des porteurs de cultures différentes) et des idées nouvelles – puis, d’un rebondissement créateur en soi, l’expérience du voyage ouvre à la découverte et à la connaissance de soi.
Classiquement, nous distinguons trois types de voyage, ou encore trois figures historiques de l’homme mobile. Ces figures, bien qu’elles aient connu des formes et motivations diverses au fil des siècles, demeurent, pour le politicien et écrivain Jean-Michel Belorgey, des « constantes anthropologiques » (Belorgey, 2000, p. 11). Mise à part la figure du touriste et ses multiples variables, omniprésentes en ce début de XXIème siècle, trois archétypes ressortent des analyses proposées par Belorgey dans l’ouvrage Transfuges, Voyages, ruptures et métamorphoses (2000). Selon lui, les trois figures de l’homo mobilis sont les suivantes : l’ « homo pelegrinus », l’ « homo peregrinus » et l’ « homo peregrinus academicus » (Belorgey, 2000, p. 11). Le premier, l’homo pelegrinus est le pèlerin, le voyageur qui a pour destination un lieu sacré. Le second, l’homo peregrinus, est l’aventurier, le commerçant, le voyageur itinérant, l’exilé, l’expatrié. Le troisième, l’homo peregrinus academicus, est représenté par le voyageur-philosophe, l’ethnologue, le missionnaire-savant, l’universitaire. Cette dernière figure de voyageur, sur laquelle se déploie notre présente recherche, est historiquement incarnée par Hérodote d’Halicarnasse, historien et explorateur grec. Ce sophiste[1] du Vème siècle avant Jésus-Christ concevait le voyage comme une bonne manière de se forger à un esprit critique, comme une épreuve formatrice. En ce sens, il préconisait une attitude et une aptitude à la théôria, enquêtant sur les us et coutumes du monde connu, sur la nature et la cosmographie. Puis, c’est au XVIIIème siècle, que nous relevons la forme instituée du voyage philosophique. En ce siècle des Lumières, l’homo peregrinus academicus est personnifié par le savant qui privilégie l’expérience de terrain ; en cela, il s’oppose au philosophe en chambre qui réfléchit sur le monde sans bouger de chez lui. Des philosophes écrivains français de cette époque, il y en a des voyageurs. Parmi les plus célèbres, nous retrouvons notamment Rousseau, Diderot, D’Alembert, Voltaire[2], Montesquieu. Pourtant une figure du voyageur philosophe apparue deux siècles plus tôt (au XVIème siècle) retient prioritairement notre attention. Il s’agit du philosophe et humaniste Michel de Montaigne. Pour ce dernier, qui pérégrina à travers l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche et l’Italie, le voyage est l’école de la vie, il est une étape importante de la formation de l’esprit et de l’apprentissage de la vie. Autrement dit, l’expérience de l’altérité et de la diversité – que permet la rencontre de l’Autre – travaille les consciences et apprend à remettre en cause ses propres schémas de pensée : 

Le voyager […] semble un exercice profitable. L’ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incongneuës et nouvelles ; et je ne sçache point meilleure escolle, […] à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et luy faire gouster une si perpetuelle variété de formes de nostre nature (Montaigne, 1988, p.973-974).

Dans ses voyages, observant les usages d’autrui et se frottant aux différences, Montaigne voit en l’Autre et en la communication avec autrui les leviers de son apprentissage. Afin de faire valoir un art de voyager (ou du moins une manière de voyager), il oppose une attitude humble de recevoir autrui à celles d’autres voyageurs, plus ethnocentristes et plus égocentriques :

J’ay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant qu’homme du monde : la diversité des façons d’une nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque usage a sa raison. […]. Quand j’ay esté ailleurs qu’en France : et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé, si je vouloy estre servi à la Françoise, je m’en suis mocqué, et me suis tousjours jetté aux tables les plus espesses d’estrangers. J’ay honte de veoir nos hommes enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangieres. […] La pluspart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrez, d’une prudence taciturne et incommunicable, se deffendants de la contagion d’un air incogneu. […]. Au rebours, je peregrine tressaoul de nos façons : non pour chercher des Gascons en Sicile, j’en ay assez laissé au logis : je cherche des Grecs plustost, et des Persans : j’accointe ceux-la, je les considere : c’est là où je me preste, et ou je m’employe (Montaigne, 1988, p.985-986).

Cette philosophie de l’existence dans le voyage et ces attitudes de voyagement, bien qu’éloignées de notre temps, s’incarnent toujours aujourd’hui. Nous avons l’intime conviction que ce mode de voyage est, quatre siècles plus tard, toujours d’actualité et de bon augure face au tourisme de masse. À l’étranger, Montaigne s’immerge dans la culture d’autrui, il se décentre pour mieux le comprendre et apprendre de la diversité humaine. En ce sens, l’exercice de la décentration s’oppose à l’attitude égocentrique ou du moins nous en écarte et donc ouvre l’accès à l’humanisme. En d’autres mots, voyageur humaniste baignant dans une dynamique relationnelle, Montaigne cherche chez les autres un éclairage sur le sens d’une vie collective plus humaine. À l’extérieur de son pays, il privilégie les autres aux siens, l’inconnu au connu, le différent à l’habituel. Son regard se porte sur les usages autres que les siens, sur les saveurs et particularités d’ailleurs. Ouvert à la culture de l’autre, il préfère partager la table et la cuisine typique de l’endroit où il s’arrête et se pose, plutôt que de se faire servir comme à son habitude. En somme, il accepte et respecte l’autre porteur de culture dans sa singularité et jouit des différences de celui-ci en les mêlant aux siennes.
Les attitudes de voyagement de Montaigne demeurent aujourd’hui personnifiées chez le voyageur philosophe moderne. En effet, le voyage philosophique moderne proposé par Angelopoulos (cinéaste grec) est fondé sur « la négation obstinée de toute l’espace conventionnel et prédéfini – espace de la nation, espace du sujet, espace du savoir – et permet de s’ouvrir vers l’ "imaginaire" parfois fantomatique d’autres pays, d’autres mouvements, d’autres trajets et d’autres carrefours » (Rollet, 2007, p.97).
Avant d’élaborer plus en détail sur le cas de figure du voyageur esthète et philosophe, revenons un instant sur l’expérience esthétique. Le voyage esthétique renvoie à une rencontre avec l’ailleurs et avec l’Autre qui soit, à l’image de la relation véritable telle que définie par Martin Buber (se référer au point 2.3), éprouvée par l’être intégral et vécue intensément dans la présence (ce qui implique une force sensible). Ce mode de voyage renvoie à la rencontre authentique de l’Autre dans son essence, car « le critère de véracité esthétique, c’est l’authenticité » (Dufrenne, 1967, p.26). En effet, chez Buber, véracité, vérité et authenticité se rejoignent dans la rencontre, dans une rencontre librement consentie d’un Je avec un Tu et mutuellement éprouvée dans l’intensité de la présence (ce qui n’est pas expérimentation de l’Autre mais vie en relation avec l’Autre). Dès lors, dans la rencontre authentique, « on se tourne vers son partenaire [une personne entière et unique] et s’adresse à lui en toute vérité » (Buber, 1959, p.215) ; ainsi, cette rencontre se constitue par l’authenticité de l’être vers lui (son partenaire), elle est un mouvement de l’être vers lui. Également, Buber ajoutera que « la véritable compréhension […] fait l’essence de l’entretien authentique » (Buber, 1959, p.218) ; ici encore, vérité et authenticité sont associées l’une à l’autre.
Le voyage esthétique est également perçu comme un retour aux sources, à l’origine. En ce sens, le voyageur peut partir en quête de l’utile et du nécessaire pour vivre ; il peut rechercher en lui son être essentiel, ses valeurs profondes (immanentes à soi) à travers lesquelles il pourra pleinement s’accomplir ; il peut rechercher l’universel et tendre vers lui. Ainsi, le regard esthétique vise, comme le regard philosophique, l’ « apprentissage universel » (la sensibilité en serait génératrice) ; ce premier regard ne s’oppose pas au second, au contraire, il le rejoint et le rend plus fort, il l’affirme et le confirme.

Le voyageur esthète et philosophe : une seule et même figure
Il y a de ces voyageurs qui, de par leurs intentions, leurs attitudes et leurs comportements, mêlent esthétique et philosophie. Leur engagement est à la fois sensible et raisonné ; en d’autres mots, ils recherchent consciemment dans la confrontation avec l’Autre le déploiement des sensations, des perceptions, des émotions et des sentiments mais aussi de la raison, de la logique, de la compréhension et de la connaissance. Au fil de leurs voyages, ces derniers mettent à l’épreuve de l’altérité leurs perceptions et leurs connaissances ; ils confrontent dans l’ailleurs autant leur sensibilité que leur raison. Bien que demeurent fondamentalement des contradictions entre philosophie et esthétique, ces voyageurs concilient d’un même élan quête d’émerveillement et quête de savoir. Ce sont les expériences de ces voyageurs esthètes et philosophes que nous proposons d’étudier dans cette recherche.
Le cas de figure du voyageur esthète et philosophe, ainsi retenu, s’inscrit dans une large typologie de voyageurs élaborée par l’historien et homme de lettres Tzvetan Todorov. À cette typologie, nous ajoutons la figure du voyageur esthète, figure dont des éléments de définition reposent sur la pensée de Kant et de François Dagognet. Nous justifions donc ici la pertinence de ce choix parmi d’autres possibles. Deux facettes composent ce même personnage, la dimension esthétique s’intégrant pleinement à la dimension philosophique :
1) L’esthète. Il admire le Beau et recherche l’essence des choses ; il est en quête d’émerveillement, de plénitude et de vérité. Rêveur éveillé, à l’imaginaire fertile, sensible et attentif aux réalités cachées, il contemple la Nature et ses œuvres, les paysages sublimes et sauvages, authentiques et préservés. Détaché des « constructions objectives » de la beauté (dans l’absolu, la beauté ne peut être objectivement construite car une perception individuelle ne peut être que subjective), il vit en accord avec la Nature (voire en complète harmonie) et la respecte fondamentalement (voire la vénère). En ce sens, pour Kant, « la contemplation de la géographie perçue, du paysage le plus naturel […] nourrit au mieux l’intérêt pratique de la rencontre du beau » (Dagognet, 1982, p.167). Ce sont ainsi ces paysages les plus naturels et les plus purs que le voyageur esthète aspire à explorer, à découvrir et à connaître. En ces lieux, il s’aventure et vit, il s’émerveille et apprend, car « c’est au plus loin de l’homme […] que la beauté est à son comble » (Dagognet, 1982, p.166-167), car « c’est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des îles désertes qu’elle [la Nature] étale ses charmes les plus touchants » (Dagognet, 1982, p.115).‎
2) Le philosophe. Todorov dépeint, dans l’ouvrage intitulé Nous et les autres (1989), les portraits de dix voyageurs : 1- l’assimilateur, 2- le profiteur, 3- le touriste, 4- l’impressionniste, 5- l’assimilé, 6- l’exote, 7- l’exilé, 8- l’allégoriste, 9- le désabusé, 10- le philosophe (se référer à l’appendice A). Tous ont pour caractéristique commune d’entrer en interaction avec les autres, de s’investir dans un rapport de contiguïté et de coexistence avec les autres. En ce sens, chacun d’eux, porteur de sa propre culture, communique avec les autres, porteurs de cultures différentes. Certains de ces voyageurs sont animés par des projets idéologiques autonomes, par des projets ethnocentriques ou égocentriques. D’autres, explorateurs de la diversité humaine, adoptent des attitudes plus ouvertes et plus compréhensives envers autrui ; en cela, la rencontre peut être davantage vécue dans une perspective de partage. Ces descriptions permettent de distinguer les diverses intentions et attitudes des voyageurs lorsqu’ils entrent en interaction avec l’Autre. Certains de ces voyageurs possèdent des traits communs et dans ce sens il est tout à fait possible qu’un lecteur se reconnaisse dans plusieurs de ces cas de figure. Dans une perspective humaniste, Todorov s’identifie davantage au voyageur philosophe. C’est également dans cette même perspective que nous opterons pour cette position et ainsi délimiterons la visée de cette recherche. En reprenant les mots de Todorov, nous en présentons ci-après les traits de caractère :

Il y aurait donc deux facettes du voyage philosophique : humilité et orgueil ; et deux mouvements : les leçons à prendre et les leçons à donner. Observer les différences : c’est un travail d’apprentissage, de reconnaissance de la diversité humaine. […] même si, pour Montaigne comme pour Michaux […], le but est de se connaître soi-même, le voyage n’en est pas moins indispensable : c’est en explorant le monde que l’on va le plus au fond de soi. […]. Grâce à sa fréquentation de l’étranger, le philosophe a découvert les horizons universels […], qui lui permettent non seulement d’apprendre, mais aussi de juger. […]. Le philosophe est universaliste […], grâce à son observation attentive des différences, son universalisme n’est plus un simple ethnocentrisme ; et, habituellement, il se contente de porter des jugements et laisse aux autres le soin d’agir, de réparer les torts et d’améliorer les sorts (Todorov, 1989, p.385-386).

Si dans le cadre de cette recherche, nous retenons la figure du voyageur esthète et philosophe, c’est parce que l’intention et l’attitude de ce voyageur renvoient, humainement parlant, à l’une des plus belles aventures de vie, à l’une des plus enrichissante expériences de voyage. En effet, ce voyage s’inscrit dans une perspective de contemplation et de vie en harmonie avec la Nature, dans une perspective de quête (d’émerveillement, d’identité, de sens, de savoir, de sagesse) et de partage, de liberté de pensée et d’expression.
De plus, ce voyage est perçu comme un apprentissage expérientiel pour le voyageur qui l’éprouve. Ce dernier, lors de son exploration de la diversité naturelle et humaine, apprend des Autres – de la Nature qu’il découvre, des individus qu’il rencontre, des idées face auxquelles il s’expose – pour mieux comprendre le monde dans lequel il vit et pour se comprendre lui-même.
Dès lors, l’expérience du voyageur esthète et philosophe implique une quête sensible (la rencontre du beau, de l’essence des choses) et une quête de savoir (l’expérimentation intellectuelle, l’apprentissage raisonné) et s’inscrit dans des dimensions initiatique et existentielle. Ainsi, d’un regard à la fois sensible et raisonné, ce voyageur s’éduque à l’altérité. Il apprend d’une part de ses rencontres avec l’Autre extérieur (avec la Nature, les individus, les idées), d’autre part, de son altérité intérieure, celle présente en lui-même. Autrement dit, il découvre l’ailleurs et se découvre lui-même ; il évolue et parfois même vit des transformations, c’est-à-dire des révélations[3] qui le feront devenir Autre. Cette vision de l’altérité n’est donc pas uniquement sensible, elle est également intellectuelle et spirituelle.

2.2  La voix/voie de l’altérité

Le voyage, dans le sens large du terme, est une forme de scénario permettant la découverte de l’altérité, de l’exotisme, de l’étrange, de l’inconnu.
La question de l’identité, au demeurant centrale dans l’entreprise de notre recherche, est inséparable d’un questionnement sur l’altérité extérieure et sur l’autre en soi. L’identité se construit dans l’altérité ; aussi, je ne suis moi que par rapport à ce qui n’est pas moi, que par rapport à ce qui m’est étranger. Apprendre, comprendre, (se) connaître, se construire, ne se peuvent sans confrontation avec l’Autre et sans altération.
Au début du siècle dernier, dans son Essai sur l’exotisme, Victor Segalen nous donne à comprendre ce qu’il nous faut chercher dans l’altérité : « Au fond, il nous faut du divers, il nous faut de l’autre parce que cela nous fait plaisir, éveille nos sens et les sens, c’est la vie » (Segalen, cité dans : Baudrillard et Guillaume, 1994, p.68). Puis, dans l’ouvrage collectif intitulé L’Autre : Regards psychosociaux, Denise Jodelet tisse des liens entre identité et altérité : « Dans la pensée contemporaine beaucoup voient dans l’altérité la condition même de l’émergence identitaire : c’est toujours la réflexion sur l’altérité qui précède et permet toute définition identitaire […]. Car l’altérité convoque autant que la notion d’identité, celle de pluralité » (Jodelet, 2005, p.29). Dès lors, l’évolution de la conscience du voyageur, sa construction identitaire et de sens seront étudiées à travers l’expérience que celui-ci fait de l’Autre. Dans cette perspective, nous apporterons ici des éléments de compréhension quant au concept d’altérité, concept au demeurant flou comme nous le verrons.     
« Le substantif "altérité" [l’antonyme du même] semble désigner une qualité ou une essence, l’essence de l’être-autre. Mais de son côté, l’autre désigne des choses très différentes : l’autre homme, autrui, l’Autre » (Ferréol et Jucquois, 2003, p.4). Le manque étant par définition l’une des figures possibles de l’altérité, nous ne pouvons prétendre dresser une liste exhaustive de ses formes et figures. Néanmoins, l’altérité, qui, semble-t-il, se construit plus qu’elle ne se découvre, peut entre autres revêtir les formes suivantes : l’alter ego, le différent, le divers, le rival ou l’ennemi, le contraire, l’étranger, le marginal, l’original, le rare, l’inédit ou le nouveau, le bizarre ou le curieux, l’exotique, l’hôte, l’être des lointains, le lointain ou l’ailleurs, l’étrange ou l’inconnu, l’anonyme, l’imaginé, le caché ou le mystérieux, le prochain, le semblable, l’autre race, l’autre sexe, l’autre culture, l’autre symbolique, etc.
Tout d’abord, dans le cadre de notre étude, il est pertinent de déplier ce concept d’altérité dans l’intériorité et dans l’extériorité. L’une et l’autre de ces dimensions seront les cibles de notre investigation dans la mesure où la relation à l’autre extérieur renvoie le sujet à l’autre en soi ; autrement dit, l’altérité intérieure et l’altérité extérieure sont concomitantes. Dans La Conquête de l’Amérique, Todorov nous dit que « Depuis cette époque [l’aube du XVIème siècle], et pendant près de trois cent cinquante ans, l’Europe occidentale s’est efforcée d’assimiler l’autre, de faire disparaître l’altérité extérieure » (Todorov, 1982, p.308). Cette altérité dont parle Todorov est extérieure à soi, elle qualifie l’Autre et l’ailleurs hors de soi. Extérieure à l’individu, elle se présente à lui et attire son regard ; elle attise sa curiosité et l’intrigue ; parfois elle le captive et l’appelle. Puis, il se confronte à elle et l’éprouve dans l’instant. De là, enfin, s’il ne reste pas indifférent à elle, il peut alors l’expérimenter ; il peut s’en inspirer, s’en imprégner, voire l’assimiler. En ce sens, le voyage esthétique et philosophique est, selon nous, l’opportunité idéale pour rencontrer, éprouver et expérimenter cette dimension de l’altérité ; ainsi, cette altérité du dehors sera tout particulièrement investiguée au cours de cette recherche. De plus, dans son ouvrage intitulé Étrangers à nous-mêmes, Julia Kristeva nous éclaire, quant à elle, sur la notion d’altérité dans l’intériorité, c’est-à-dire sur cet autre logé en soi. S’appuyant sur la notion d’« inquiétante étrangeté » qu’elle emprunte à Freud, elle nous donne à comprendre que la peur de l’Autre s’expliquerait par le fait que la rencontre de l’altérité nous renvoie à l’« étrange » ou à l’« étrangeté », qui est présente en nous-mêmes. Selon elle, « L’étrange est en moi, donc nous sommes tous des étrangers » (Kristeva, 1988, p.284). Également, le psychanalyste Jacques Lacan, rapproche l’autre en soi du manque, de l’incomplétude en soi et du désir pour l’Autre (extérieur), autrement dit du « désirant dans l’autre » (Lacan, 1971) ; ainsi, « Le désir de l’homme est le désir de l’Autre » (Lacan, 1971, p.175). Le voyageur – comme tout être humain – contenant en lui-même l’étrangeté, le doute, le manque, une part inconnue de son potentiel, etc., les projette sur l’extérieur. En ce sens, l’étrangeté en soi peut par exemple se traduire en recherche d’une normalité rassurante dans l’ailleurs, le doute en recherche d’une Vérité, le manque en désir pour l’Autre (extérieur), le potentiel inconnu en volonté de se confronter à l’Autre. Cette projection de l’altérité du dedans vers le dehors justifie notre volonté d’explorer ces deux dimensions, l’altérité intérieure et l’altérité extérieure du voyageur.
Ensuite, nous distinguons l’autre extérieur sous deux figures : l’autre lointain et l’autre proche ; ces deux autres qui n’en font qu’un. En effet, entre l’un et l’autre, il y a un passage de frontière – une frontière imaginaire et invisible – qui peut être franchie ; en d’autres mots, l’Autre, tel qu’il est perçu, peut s’éloigner ou bien se rapprocher ; le plus loin peut devenir le plus près. Georg Simmel dira que : « L’unité de la distance et de la proximité, présente dans toute relation humaine, s’organise ici en une constellation dont la formule la plus brève serait celle-ci : la distance à l’intérieur de la relation signifie que le proche est lointain, mais le fait même de l’altérité signifie que le lointain est proche » (Simmel, 1990, p.53-54). Quand à Todorov, il énonce, dans Nous et les autres, deux règles régissant la construction de l’altérité distante : celle d’Hérodote selon laquelle plus on est lointain, moins on est estimable, et celle d’Homère, selon laquelle plus éloigné on est, meilleur on est (Todorov, 1989). L’un et l’autre de ces regards nous donnent à penser que la rencontre de l’altérité et l’éloignement de l’Autre impliquent davantage une critique de soi qu’une valorisation de l’Autre.
De l’autre lointain à l’autre proche, également « appelé par Freud Nebenmensch, Autre primordial pour Lacan » (École freudienne, 1999, p.110), le premier, plus difficilement perceptible, se distingue par le caractère familier ou voisin de ce second. Le critère géographique ne suffisant pas selon nous à les différencier, la définition de ces deux dimensions demeure affaire de perceptions et de connaissances ; ces dernières étant toujours personnelles et individuelles, toujours rattachées à un contexte culturel, social et relationnel.
Dans l’ouvrage intitulé Figures de l’altérité, Marc Guillaume précise que « dans tout autre il y a autrui – ce qui n’est pas moi, ce qui est différent de moi, mais que je peux comprendre, voire assimiler – et il y a aussi une altérité radicale, inassimilable, incompréhensible et même impensable » (Baudrillard et Guillaume, 1994, p.10). Ainsi, au-delà d’une altérité que nous pouvons parvenir à intégrer, il y aurait une altérité à reconnaître et à accepter comme inaccessible, une altérité que nous ne pouvons pas atteindre ni convoiter.
C’est à travers l’expérience de l’altérité, que se joue la reconnaissance du semblable et que se découvrent les différences ; mais aussi, c’est également à travers la rencontre avec l’Autre, que l’identité de l’être s’altère et se construit. Bien que couramment associé à la perte de l’identité, de la pureté, de l’intégrité et à l’aliénation, l’altération est pour le théoricien Jacques Ardoino un processus éminemment temporel, synonyme de transformation (Ardoino, 2000). Aussi, il s’agit de reconnaître et d’accepter l’Autre, qu’il soit proche ou lointain, qu’il soit externe ou interne dans la mesure où « la découverte de ce qui de moi m’est étranger est tout-à-fait fondamentale, ou plus exactement fondatrice. Je ne suis pleinement moi-même qu’avec la conscience de ma pluralité et de mes divisions » (Ardoino, 2000, p. 191). L’identité, est alors largement plus « altération (mouvement, processus, action, valeur en acte, dynamique, "modification", transformation, formation) que simple reconnaissance de l’altérité (état, statut, potentialité, essence) » (Ardoino, 2000, p. 191).
Enfin, l’altération renvoie à l’épreuve. En cela, l’altération identitaire du voyageur se soumet à l’épreuve de la rencontre, elle s’y soumet tout au long du chemin parcouru. En d’autres termes, le processus d’altération, qui pose la question de l’identité, ne se fait pas sans douleur ni souffrance. En effet, comme nous le rapporte Jeanne Mallet, « c’est un cheminement d’explorateur ; c’est un billet sans retour vers une destination inconnue, où la mort est quotidienne, mort à nos visions du monde successives, et par là-même à nos identités successives, à nos « moi » successifs, et nos conceptions successives du moi » (Mallet, 1998, p.44). Au même titre que la rencontre, l’épreuve – qu’elle soit confrontation, choc (émotionnel, culturel ou cognitif), difficulté à surmonter, conflit, etc. – sera donc au cœur de nos préoccupations et elle le sera d’autant plus dans la mesure où elle mène à des apprentissages et à des révélations chez celui qui la vit. En ce sens, déjà en 1772, Diderot décrivait, dans le Supplément au voyage de Bougainville, un lot de dures épreuves qui pouvaient (qui peuvent) se présenter au cours du voyage :

Tout navigateur s’expose, et consent de s’exposer aux périls de l’air, du feu, de la terre et de l’eau : mais qu’après avoir erré des mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par maladie, par disette d’eau et de pain, un infortuné vienne, son bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds d’un monstre d’airain qui lui refuse ou lui fait attendre impitoyablement les secours les plus urgents, c’est une dureté! ... (Diderot, 1972, p.143).

2.3  La communication à travers la rencontre, l’interaction et le choc des cultures

Dans ce travail de recherche, nous privilégions deux approches : l’approche interactionniste et l’approche interculturelle. A fortiori, c’est autour de la rencontre avec l’Autre que cette recherche se déploie.

La rencontre avec l’Autre 
Il n’y a pas deux rencontres identiques, toutes présentent un caractère propre. En effet, chaque rencontre est unique en raison d’intentions toujours particulières des acteurs, de leurs comportements toujours spécifiques, en raison de contextes toujours nouveaux. Dès lors, comment percevoir l’événement de la rencontre sans occulter certaines de ses dimensions ? Notre volonté est d’étendre amplement notre champ de perception afin de pouvoir étudier ce phénomène de la rencontre sous ses diverses formes, c’est-à-dire de manière aussi englobante que possible. Dans cet esprit, nous ferons appel aux contributions théoriques de deux auteurs, Tzvetan Todorov et tout particulièrement Martin Buber.                                            
Dans l’ouvrage La conquête de l’Amérique (1982), Todorov nous expose une vaste conception de la communication et précise que cette dernière ne peut être restreinte à des relations interpersonnelles, autrement dit à des rapports entre individus.

Nous sommes habitués à ne concevoir de communication qu’interhumaine […]. Mais c’est peut-être là une vue étroite des choses […]. La notion serait plus productive si elle était étendue de façon à inclure à côté de l’interaction d’individu à individu celle qui prend place entre la personne et son groupe social, la personne et le monde naturel, la personne et l’univers religieux (Todorov, 1982, p.91).

Todorov ouvre alors largement le champ de la communication à d’autres dimensions. Selon lui, ce dernier se déploie, au-delà de l’interpersonnel, dans des sphères sociales, naturelles et spirituelles. Cette vision nous invite alors à considérer la relation du voyageur au-delà du rapport à autrui ; elle nous invite à explorer comment l’individu entre en relation avec le monde de la Nature et avec l’univers spirituel.
Cette conception de la communication nous mène directement à la pensée du phénoménologue existentiel et philosophe spirituel Martin Buber. Tant la définition de la rencontre véritable que la description des trois sphères de la relation qu’il prend soin d’élaborer dans son ouvrage intitulé La vie en dialogue (1923) éclairent fondamentalement notre travail de recherche.
Selon Buber, « Toute vie véritable est rencontre » (Buber, 1959, p.13) et « L’homme devient un Je [il s’accomplit] au contact du Tu » (Buber, 1959, p.25). Il distingue la relation Je-Tu du rapport Je-Cela. Le Cela est de l’ordre du neutre, de l’anonyme ; le Tu de l’ordre de l’unique, du singulier, de l’incomparable. Dire Cela c’est l’expérimenter, dire Tu c’est le rencontrer véritablement ; en ce sens, c’est la rencontre qui rend possible l’expérience et non l’inverse. Aussi, la relation Je-Tu est une vraie rencontre et met en jeu la totalité de la présence. En quelque sorte, le Je en relation avec un Tu serait un héros dans le sens où, selon le philosophe québécois Claude Lévesque,  « l’héroïsme est au quotidien, l’essentiel étant d’accepter de vivre chaque instant comme s’il était le dernier, sans remettre sa vie à plus tard » (Lévesque, 1994, p.40-41). Pour que cette rencontre se produise, il faut être ouvert, disponible et prêt à la vivre. La relation avec le Tu ne se maîtrise pas ; elle est immédiate, elle surgit. Elle survient quand tous les moyens sont abolis, lorsque le sujet ne cherche pas à utiliser son vis-à-vis – lorsqu’il ne vise pas à trouver à travers autrui la satisfaction de ses propres besoins ou envies – mais bien lorsqu’il vit pleinement, intensément et de manière authentique en sa compagnie. Elle se produit lorsque l’Autre n’est pas perçu comme un moyen ou comme un sujet d’expérimentation mais bien comme un véritable partenaire. Ainsi, cette relation, vivante et pleine de sens, n’a pas la structure de l’intentionnalité, au contraire elle la conditionne. Elle est mutualité car « mon Tu agis en moi comme j’agis en lui » (Buber, 1959, p.16). Puis, le mot-principe Je-Tu, qui ne peut être adressé que par l’être intégral (c’est l’ « acte essentiel »), fonde le monde de la relation. Ce monde de la relation, s’établit dans trois sphères : celle de la vie avec la Nature (une relation vibrante mais sans langage), celle de la vie avec les êtres humains (une relation manifeste, explicite, de partage) et celle de la vie avec les idées ou essences spirituelles. Cette dernière est une relation « enveloppée de nuages […], muette » (Buber, 1959, p.9) mais elle se dévoile, elle est génératrice de langage, de pensées, d’actions. Autrement dit, en rapprochant la notion de Tu (mais aussi la notion de Cela) au concept d’altérité, il y aurait trois types de relation entre le voyageur et l’Autre, l’Autre pouvant faire partie de la Nature, des êtres humains ou des idées. Ainsi, puisque le champ de la communication ne se restreint pas aux relations interhumaines, alors, dans la présente recherche, nous nous proposons d’étudier ces trois sphères de la relation. En effet, chacune d’elles peut être explorée par le voyageur esthète et philosophe, car, par définition, celui-ci demeure universaliste, car il recherche la vérité dans l’essence des choses, le fondamental et l’originel dans les différences qu’il découvre.
Dans les deux prochains points intitulés Le processus d’interaction et La communication interculturelle […], nous nous concentrerons sur les relations interhumaines, laissant provisoirement de côté les relations que le voyageur peut entretenir avec la Nature et avec les essences spirituelles.

Le processus d’interaction             
Notre champ d’étude s’inscrit dans le courant de pensée de l’interactionnisme symbolique dans la mesure où le vaste sujet de notre recherche, c’est-à-dire la quête de Soi, de sens et d’identité, trouve sa signification à travers autrui, dans la mesure où cette quête s’opère et se réalise à travers l’autrui, un autrui que le voyageur rencontre et avec lequel il interagit. En cela, le voyage et la relation à autrui qu’il implique sont perçus comme une opportunité d’assouvir cette quête ou du moins de tenter de la satisfaire, ou encore comme une expérience participant au développement personnel, à l’évolution de la conscience, au déploiement de l’esprit.
Le postulat fondamental de l’interactionnisme symbolique est que l’individu et la société sont des unités inséparables, interdépendantes, qui se construisant réciproquement. Ainsi, pour le théoricien du rôle George Herbert Mead, « Sans société, il n’y a pas de Self, et sans Self, il n’y a pas d’esprit » (Mead, 2006, p.18). Le Soi et la société interagissent mutuellement, chacun n’étant pleinement compréhensible que dans le contexte de ses rapports avec l’Autre. Les interactionnistes symboliques vont, dès lors, considérer le concept de Soi de l’individu comme étant déterminé par ses interactions symboliques avec autrui. Dans cette optique, une personne acquiert des caractéristiques au cours du processus d’interaction avec son environnement social et, adoptant le point de vue d’autrui, elle éprouve un sentiment de Soi ; d’où une conception de Soi comme structure cognitive qui naît de l’interaction avec les autres. Selon Mead, seul le lien social permet à l’individu de se voir avec les yeux des autres et donc d’extérioriser ses propres points de vue. Ainsi, les individus apprennent sur eux-mêmes à travers les autres, à la fois dans les comparaisons sociales et dans les interactions directes. Mead dira que « Le Self n’émerge que dans un groupe social et ne se développe jamais de façon isolée. Les selves n’existent qu’en relation à d’autres selves » (Mead, 2006, p.55).
En somme, le regard que nous portons sur ce sujet de recherche s’inscrit en opposition avec l’approche cognitive qui se focalise exclusivement sur la structure du Soi. Dès lors, les approches interactionniste et interculturelle que nous adoptons impliquent de reconnaître qu’autrui est l’un des aspects essentiels de la constitution du concept de Soi.

La communication interculturelle : lieu de rencontre et de confrontation, moteur d’un processus d’altération et de construction identitaire
Dans l’ouvrage collectif Chocs des cultures (1989), Martine Abdallah-Pretceille apporte des éléments de définition quant à l’approche interculturelle :

Apprentissage de la décentration, reconnaissance de la diversité, y compris de la diversité culturelle, maîtrise et objectivation du changement, de la subjectivité personnelle au service d’une mise en perspective objectivée, travail sur les ruptures et les discontinuités caractérisent l’approche interculturelle. […]. L’approche interculturelle ne vise pas à extraire le culturel, mais à retrouver celui-ci dans l’expérience concrète et la complexité du quotidien (Camilleri et Cohen-Emerique, 1989, p.233-234).

Todorov, quand à lui, s’interroge dans Nous et les autres : « Ne doit-on pas connaître le non-moi pour comprendre le moi ? » (Todorov, 1989, p.384). Cette recherche se déploie précisément dans cette dynamique. C’est par le voyage, par la découverte d’un ailleurs, par la rencontre avec l’Autre et à travers le processus d’interaction avec autrui que le voyageur confronte ses représentations de la réalité, autrement dit la façon dont sa connaissance de la réalité est construite socialement et organisée. Par l’épreuve de la rencontre, d’une part, il apprend à mieux se connaître, à mieux se comprendre, et, d’autre part, il se construit et évolue. La communication entre porteurs de cultures différentes et le « choc des cultures », demeurent ainsi au cœur de l’étude du parcours du voyageur esthète et philosophe. Chemin faisant, au travers des confrontations et des épreuves ponctuant son parcours, il prend connaissance des codes culturels propres aux cultures découvertes, il apprend à les manipuler, à mieux les interpréter pour mieux les comprendre et à ensuite mieux communiquer. Cela dit, Abdallah-Pretceille et Porcher formulent également l’hypothèse selon laquelle « pour communiquer [avec autrui], il ne suffit pas de connaître la "réalité" culturelle [d’autrui] mais de développer une compétence pragmatique qui permet de saisir cette culture à travers le langage et la communication, c’est-à-dire la culture en acte, la culturalité » (Abdallah-Pretceille et Porcher, 2001, p.73). Ainsi, afin de tendre vers une communication et un partage interculturels tangibles, le voyageur en terre étrangère doit faire l’effort de comprendre comment son vis-à-vis utilise cette culturalité « pour dire et se dire » ; il doit faire l’effort de la décentration. La rencontre interculturelle est alors perçue comme l’occasion de scruter ses convictions ou théories et d’en formuler de nouvelles, de comparer ses mœurs, croyances, connaissances et pratiques avec ceux et celles des autres. En bref, elle permet à l’individu de se mettre à l’épreuve de l’altérité, de la différence et de la diversité (milieux, paysages, activités humaines, idées, etc.) et donc d’élargir son horizon de pensée. En ce sens, Louise Bérubé nous éclaire à propos des apports du processus d’échange interculturel :

Pour les interculturalistes, il faut […] favoriser les contacts, les échanges, les interactions entre communautés culturelles. […]. Les tenants de cette approche [l’approche interculturelle] considèrent qu’un tel processus d’échanges culturels continuel ne peut qu’être bénéfique à tous puisqu’il favorise le développement d’une pensée plus complexe aux horizons plus larges, des sensibilités nouvelles aux autres cultures et des attitudes de respect, d’ouverture et de tolérance (Bérubé, 2004, p.11).

Lors des échanges entre des personnes de cultures différentes peuvent naturellement survenir des « chocs culturels ». Nous entendons par choc culturel, le choc de la nouveauté et de la différence, c’est-à-dire le déséquilibre, l’émerveillement, la perte de repères (des racines, du support émotionnel, des repères cognitifs), mais aussi le désenchantement, les surprises désagréables, l’incompréhension, la peur, etc. Ces chocs, qui furent notamment étudiés par l’anthropologue Kalvero Oberg (1960) et par le psychologue John Berry (1989), surviennent lors de la découverte de l’inconnu, lors de la confrontation avec l’ailleurs et avec autrui. Ils provoquent des réactions psychologiques et physiologiques, émotionnelles et cognitives telles que le stress, l’angoisse, le désespoir, le regret, la tristesse, le repli sur soi, la frustration, la colère, le rejet de l’Autre ou l’adaptation, la remise en question de soi, de ses connaissances et jugements, le développement d’une nouvelle structure grâce à laquelle l’individu pourra échanger à nouveau avec l’environnement, etc. Ces réactions furent décrites par le psychiatre et psychanalyste John Bowlby dans son œuvre en trois tomes intitulée Attachement et perte. Dans le cadre de cette recherche, nous retiendrons la définition du concept de « choc culturel » que nous propose Margalit Cohen-Émerique :

Une réaction de dépaysement, plus encore de frustration ou de rejet, de révolte et d’anxiété […] ; en un mot, une expérience émotionnelle et intellectuelle, qui apparaît chez ceux qui, placés […] hors de leurs contextes, se retrouvent engagés dans l’approche de l’étranger […]. Ce choc est un moyen important de prise de conscience de sa propre identité sociale dans la mesure où il est repris et analysé (Cohen-Émerique, 1999, p.304).

Ces chocs concernent le langage tant verbal que non verbal mais aussi tout ce qui a trait aux normes, aux conceptions des choses et du monde. Au cœur de cet événement, l’individu se trouve coincé entre deux modèles ; il peut alors réagir de différentes manières. Nous nous intéresserons tout particulièrement aux réactions que provoquent ces chocs culturels – chocs que nous pouvons également percevoir comme des rencontres-épreuves avec l’autre culture – chez le voyageur : les sensations, les perceptions, les émotions, les sentiments (malaise, enthousiasme, curiosité, stress, etc.).
De la sorte, l’approche interculturelle nous permet d’étudier comment sont vécus les chocs émotionnels, culturels et cognitifs entre des porteurs de cultures différentes. Elle permet d’analyser – pour mieux les appréhender – les relations interculturelles entre le voyageur et autrui, ainsi que de percevoir, d’interpréter et de comprendre les effets de ces interactions sur le voyageur.

2.4  L’apprentissage expérientiel, communicationnel et émancipatoire

Dans la présente recherche, l’expérience du voyageur esthète et philosophe est perçue comme un mode d’ « éducation à l’altérité » (Abdallah-Pretceille, 1997, p.123).
En ce sens, nous présenterons ci-après une conception théorique du processus d’apprentissage expérientiel et communicationnel car, loin de considérer l’éducation comme processus institutionnel, notre regard porte plutôt sur l’éducation comme apprentissage non préalablement formalisé, un apprentissage personnel issu de découvertes et d’explorations, de confrontation avec l’ailleurs et avec l’Autre.

L’apprentissage expérientiel
Selon Stehno, « Apprendre par l’expérience est sans nul doute le mode d’apprentissage le plus ancien et probablement la forme la plus fondamentale d’apprentissage » (Stehno, cité dans : Mandeville, 2004, p.34). Lucie Mandeville ajoute qu’un ou plusieurs événements soudains et déterminants donnent l’impulsion initiale à l’expérience ; « qu’il soit positif ou négatif, l’élément déclencheur est souvent le pivot de l’expérience […], il provoque un déséquilibre qui, à son tour, favorise le changement » (Mandeville, 2004, p.40). Aussi, l’événement déclencheur qui conduit une personne à voyager marque une rupture avec la vie quotidienne et ordinaire et le début d’un moment propice au changement. L’expérience du voyage répond alors à un besoin, qu’il soit conscient ou inconscient, précis ou flou, limpide ou complexe. Elle peut notamment être impulsée par la volonté de parfaire un savoir, de mieux comprendre les autres et de se connaître soi-même, par l’appétit d’apprendre autrement et ailleurs, de s’éduquer à l’altérité et de s’actualiser, par l’aspiration à plus d’autonomie, etc. Ces quelques exemples coïncident avec les traits de caractère du voyageur philosophe. Dans le cadre de cette recherche, le voyage est alors perçu comme un mode d’apprentissage expérientiel, de développement personnel autonome mais n’implique pas l’intervention d’instructeurs, d’initiateurs ou de guides, si ce n’est la pleine et totale Altérité éprouvée, soit chaque Autre (la Nature, les individus, les idées) que le voyageur rencontre et, tout particulièrement, chaque autrui avec lequel il interagit.
Dans l’ouvrage intitulé Apprendre autrement (2004), Mandeville énonce les clés de l’expérience significative. Transposées à l’expérience du voyage, elles sont autant de conditions facilitant la création de sens et le développement personnel. De la sorte, vivre pleinement l’expérience du voyage, c’est être intrigué par un ailleurs, c’est ressentir le besoin et/ou avoir l’envie de vivre cette nouvelle expérience, c’est relever un défi, c’est s’engager concrètement et activement dans un projet de vie, c’est se questionner sur les issues de l’expérience vécue et de se confronter à soi-même (concept d’autoréflexion), c’est aussi accomplir un dessein personnel et éprouver un sentiment de reconnaissance (à l’égard de soi et/ou d’autrui), c’est découvrir en soi un potentiel, consolider son identité et se transformer, et finalement c’est développer deux aptitudes, comprendre par l’expérience et apprendre à apprendre. Ici, au travers de ces clés, nous ne cherchons pas à mesurer l’expérience du voyage, autrement dit d’en juger la réussite ou l’échec, mais bien à comprendre le vécu de l’expérience en tenant compte de la réalité phénoménologique dans laquelle elle s’inscrit.

L’apprentissage communicationnel et émancipatoire
Par l’expérience du voyage s’exprime un sentiment de liberté moteur d’apprentissages. En dehors de la structure d’une vie quotidienne et ordinaire, évadé d’un cadre de vie culturel et social « qui pousse au conformisme », l’individu devient, dans le voyage, l’initiateur et le sujet d’une expérience humaine, il devient acteur de sa vie au-delà de ses frontières.
Dans l’ouvrage Penser son expérience : une voie vers l’autoformation (2001), le professeur d’éducation des adultes Jack Mezirow expose le constat suivant :
            
La professionnalisation accrue est apparue comme un obstacle supplémentaire au développement du dialogue de réflexion critique entre les gens ordinaires dans la vie de tous les jours. Au lieu d’être les agents actifs de cette recherche de compréhension mutuelle de leur monde, les adultes deviennent des "clients", les citoyens sont réduits au rôle d’objets de la manipulation de masse et les travailleurs deviennent du "matériel humain" (Mezirow, 2001, p.90).
                                                                                                                                                                                                         
C’est précisément cette recherche de compréhension du monde par le dialogue qui peut être satisfaite – bien qu’elle ne puisse l’être pleinement – à travers l’apprentissage expérientiel, ce dernier pouvant précisément s’accomplir dans le voyage. Dans cette perspective, en marge d’une éducation institutionnelle et formalisée, d’une technicisation à outrance couplée à une professionnalisation tant standardisée qu’accrue (contextes que l’on retrouve notamment au sein des systèmes capitalistes), le voyageur apprend et comprend le monde par l’expérience qu’il fait de l’altérité et se forme au travers des relations qu’il éprouve avec l’Autre.
Dès lors, la Théorie de l’agir communicationnel (1981) du philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas propose de nouvelles bases pour comprendre le processus d’apprentissage chez les adultes. Dans son livre Connaissance et intérêts (1968), Habermas définit trois grands domaines dans lesquels l’intérêt de l’être humain est générateur de savoir : les domaines de la technique, de la pratique et de l’émancipation dont les fondements respectifs se trouvent dans les rapports de l’individu à l’environnement, à autrui, au pouvoir. Les deux premiers domaines d’intérêt humain évoquent deux types d’apprentissage distincts, l’instrumental et le communicationnel ; quant au troisième, celui de l’intérêt émancipateur, il comprend un aspect d’apprentissage à la réflexion critique qui concerne les deux autres.
Dans le voyage, le processus d’apprentissage est souvent multidimensionnel ; il implique que le voyageur apprenne à maîtriser l’environnement au sein duquel il évolue (ne serait-ce que pour s’orienter et survivre), qu’il comprenne le sens de ses communications avec les autres et qu’il se comprenne lui-même. Puis, l’apprentissage expérientiel peut être source d’émancipation si le voyageur use de réflexivité quant au vécu de ses expériences.
Dans le cadre de cette recherche portant sur le voyage esthétique et philosophique, nous nous intéresserons tout particulièrement à l’apprentissage communicationnel dont l’objectif est de comprendre autrui et d’en être compris ; en d’autres mots, notre premier intérêt portera ici sur l’agir communicationnel comme mode de connaissance. L’apprentissage instrumental, quand à lui, puisqu’il vise à « maîtriser et manœuvrer l’environnement » (Mezirow, 2001, p.91) ne peut être associé à l’événement de la rencontre véritable telle que défini par Buber (au point 2.3), autrement dit il résulte d’un rapport Je-Cela et non d’une relation Je-Tu. Ainsi, bien que nous reconnaissions qu’il soit moteur, par liens de cause à effet, de connaissances techniques (ici, le sens s’obtient par déduction), l’apprentissage instrumental ne sera pas considéré dans la perspective de cette présente recherche. En revanche, l’apprentissage émancipateur sera à l’étude dans la mesure où l’expérience pratique du voyage génère une perception et une compréhension plus globale et plus claire de la réalité, voire des transformations intérieures chez le voyageur. Mezirow écrira à sa manière que l’apprentissage émancipateur « présente à l’apprenant une manière alternative d’interpréter les sentiments et les modèles de comportement ; l’ancien schème de sens, l’ancienne perspective sont désavoués et remplacés ou réorganisés pour pouvoir incorporer de nouveaux insights » (Mezirow, 2001, p.106). En effet, l’apprentissage gagne en force – et peut mener à des transformations – lorsqu’il est suivi d’une réflexion critique sur l’expérience personnelle vécue. Dès lors, l’aspect émancipateur de l’apprentissage sera examiné, spécialement lorsque nous traiterons de l’évolution de la conscience chez le voyageur, que ce soit pendant ou après le voyage.
Après avoir globalement circonscrit notre champ d’étude quant à l’apprentissage expérientiel, revenons maintenant à l’apprentissage communicationnel et convoquons à nouveau Mezirow afin d’en présenter plus précisément la visée et le processus :

Dans l’apprentissage communicationnel, l’apprenant, avec son but en tête, négocie son chemin lui-même à travers une série de rencontres sociales en utilisant le langage et le geste ainsi qu’en anticipant les réactions des autres. […]. L’apprentissage communicationnel ne vise pas à établir des relations de cause à effet mais à gagner en capacité d’insight et à atteindre le fond commun grâce à l’interaction symbolique (Mezirow, 2001, p.97-98).

Les relations humaines et les jeux de dialogue symboliques éprouvés par l’individu tout au long de son expérience lui confèrent alors un apprentissage. Celui-ci développe de nouvelles perceptions (sensibilités et sensations) et acquiert de nouvelles connaissances, ces dernières pouvant être spécifiques mais aussi communes, c’est-à-dire universelles. De la sorte, à travers la diversité des interactions symboliques et des discours métaphoriques, il évolue, apprend à s’orienter et à s’exprimer différemment. Le symbolisme qualifiant l’interaction, dans l’apprentissage communicationnel,  les métaphores sont les instruments du raisonnement. L’individu affronte l’inconnu (autrement dit une expérience nouvelle) en le reliant, par des associations, à ce qu’il connaît, à ses schèmes et perspectives de sens. Selon Donald Schön, le terme « métaphore » renvoie tant à « une manière de voir les choses » qu’à « un certain type de processus qui donne naissance à des perspectives nouvelles sur le monde » (Mezirow, 2001, p.99). Dès lors, des interactions symboliques et des épreuves relationnelles résultent des apprentissages communicationnels, de nouvelles manières de percevoir, d’interpréter, de comprendre les choses, mais aussi de s’exprimer et de s’orienter.
En d’autres termes, d’abord intrigué par l’Autre et par la différence, par l’étrange et par l’inconnu, le voyageur s’y confronte ensuite concrètement. Il pénètre de nouveaux univers de sens, de nouveaux cadres de vie, naturels, culturels et sociaux, voire spirituels ; il rencontre autrui et interagit avec lui. Au fil de son périple, il découvre les différences et l’étrangeté du monde, il apprend à mieux comprendre les autres. Ainsi, à travers l’observation et la relation, il perçoit de nouveaux sens et de nouvelles possibilités (de nouveaux mode de vie, de pensée et d’agir) ou plutôt, il imagine des alternatives à ses manières de percevoir et d’interpréter. Conséquemment, en s’ouvrant aux perspectives des autres, c’est-à-dire à des perspectives différentes, il imagine, réfléchit puis construit, consciemment ou inconsciemment, du sens et son identité. D’une vision mécanique, les idées sur l’Autre, tel qu’imaginé, deviennent des construits, des connaissances sur l’Autre – puis sur Soi – à mesure que le voyageur s’emploie à les mettre à l’épreuve dans de nouveaux contextes, autrement dit par l’expérience de nouvelles rencontres.
Tel que nous venons de le voir, l’expérience – celle du voyage et plus précisément encore celle du voyage esthétique et philosophique – est créatrice d’apprentissages instrumentaux, communicationnels et émancipateurs. Elle permet l’acquisition de connaissances, la modification des modes de penser et d’agir, c’est-à-dire, dans une formulation plus holistique, l’évolution de la conscience.
Par ailleurs, cette conception de l’apprentissage expérientiel – notamment dans sa dimension émancipatrice – nous amène à explorer l’idée de la révélation et à en préciser la portée. Le philosophe et mystique Ibn ‘Arabi précise que les effets du voyage sont de deux ordres : d’une part, les apprentissages (l’acquis, consciemment), construits selon des logiques de groupes et individuelles, et, d’autre part, les révélations (le donné, inconsciemment) qui, inexplicables et invérifiables, ne peuvent qu’être éprouvées (Ibn ‘Arabî, 1994). Ce phénomène (ou concept) de la révélation est décrit par Buber dans son ouvrage La vie en dialogue (1959). Au sortir de l’acte essentiel de la relation pure, « l’homme a dans son Être un plus, un accroissement, un quelque chose qu’il ne possédait pas auparavant et dont il ne saurait désigner correctement l’origine » (Buber, 1959, p.81). Ce qui lui a été donné, ce qu’il a reçu, est une présence, une force, un pouvoir, un sens – à la fois révélé et caché – qui ne demande qu’à être effectué et confirmé à l’épreuve. Cette révélation, qui est vocation et mission, saisit l’être humain « en son élémentaire intégralité, dans toute sa façon d’être et s’amalgame à lui » (Buber, 1959, p.87). Cette dimension de la révélation s’ajoute ainsi à l’apprentissage que l’individu fait de son expérience du voyage. En ce sens, lors du terrain d’enquête, d’une part nous étudierons les dimensions communicationnelles et émancipatoires de l’apprentissage expérientiel et, d’autre part, nous nous efforcerons de déceler la face cachée de l’évolution de la conscience du voyageur, celle qui relève de la révélation.

2.5  Synthèse de l’exploration théorique

Entre les concepts développés dans cette partie, nous décelons intuitivement des liens de coordination, liens qui seront mis à l’épreuve lors de notre enquête terrain. A priori, d’une part, des rencontres avec l’altérité et des épreuves qui jalonnent le parcours du voyageur, surgissent des sensations et des émotions ; d’autre part, de ces dernières, résultent des apprentissages et des révélations. Dès lors, cette évolution du voyageur laisse à penser que la sensibilité (l’esthétique) et la raison (la philosophie) sont intimement liées et que, plus spécifiquement, l’élévation de la conscience repose essentiellement sur l’ouverture des perceptions et le degré d’intensité des sensations. En ce sens, il apparaît que les états psychiques – conscients et inconscients – du voyageur orientent le déroulement des événements vécus (les rencontres avec l’Autre) et, simultanément ou ultérieurement, s’altèrent sous leurs effets. En cela, l’expérience globale du voyageur esthète et philosophe, mouvement de Soi vers l’Autre puis de l’Autre vers Soi, donc fusion entre Soi et l’Autre, serait universalisante, à la fois sensible, raisonnée et spirituelle.
Par ailleurs, d’une intuition sensible, il nous semble que l’issue des événements et l’évolution du voyageur puissent parfois, au-delà des intentions et des comportements, être guidées par le hasard. Ainsi, bien que nous n’ayons pas circonscrit cette notion – celle du hasard – au fil de cette exploration théorique, nous veillerons à repérer dans les récits de voyage les phénomènes qui émergent et en relèvent.
Dans le cadre de notre terrain d’enquête, nous retiendrons donc, comme catégories d’analyse a priori, les concepts clés concisément présentés au sein de ce cadre théorique, c’est-à-dire : l’appel de l’inconnu (du voyage) et la quête de soi dans l’ailleurs (une quête fondamentalement esthétique et philosophique), la rencontre et l’épreuve de l’altérité, les sensations et les émotions, les apprentissages et les révélations, et enfin l’évolution de la conscience du voyageur. Nous construirons notre terrain d’enquête en considération de ces thématiques essentielles, celles qui couvrent largement le cheminement du voyageur esthète et philosophe, sa quête de sens et d’identité, en somme, celles qui cadrent et orientent cette présente recherche. Suite à ce tour théorique et préalablement à l’analyse des récits de voyages, nous exposerons, au sein du prochain chapitre, notre démarche méthodologique.


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CHAPITRE III : MÉTHODOLOGIE


 « Le récit de voyage ne peut surgir que dans l’après coup d’un rapport au monde inéluctablement premier, incontournable dans sa priorité. Quel que soit le type de la relation considérée, celle-ci se donne toujours comme le compte rendu d’une enquête, le résultat d’une découverte ». (Le Huenen, 1987, p.52).

Au sein de ce chapitre, nous présentons le cadre méthodologique de cette recherche. L’approche biographique (la collecte de récits de vie, de voyage) et l’approche non directive (la conduite des entretiens) mèneront à des contenus de données qui seront ensuite triés, croisés et analysés à l’aide du logiciel d’analyse qualitative Sémato puis interprétés.

La démarche, retenue et légitimée sur un fond d’assises documentaires, se déploie ici en cinq points de présentation :
1) Le type de recherche : la recherche qualitative et la logique inductive,
2) La Méthode de recherche privilégiée : le récit de vie,
3) Les aspects techniques du terrain :
     - Le contexte et le cadre opératoire,
     - L’échantillon de recherche : la sélection des participants,
     - La technique de collecte des données : l’entretien non directif,
4) L’analyse et l’interprétation des données,
5) La validité et la représentativité des données.

3.1  Le type de recherche : la recherche qualitative et la logique inductive

La recherche qualitative
La recherche qualitative ramène le questionnement sur le sens que les acteurs eux-mêmes attribuent au phénomène et au contexte dans lequel ils se meuvent. Pour Mucchielli, cette position reconnaît la subjectivité comme étant au cœur de la réflexion humaine et tient compte de la « complexité des situations, [de] leurs contradictions, [de] la dynamique des processus et des points de vue des acteurs. » (Mucchielli, 2004, p.71). Elle propose que les fondements du discours scientifique prennent en compte les sensations, les perceptions, les impressions du sujet percevant à l’égard du monde extérieur (Mucchielli, 2004). Ainsi, les faits sociaux dépendent à divers degrés de l’interprétation qu’en font les acteurs et l’objet de recherche se définit à partir d’eux. Dans cette même perspective, Jean-Pierre Deslauriers et Michèle Kérisit (1994) précisent que ce courant, rattaché à la tradition de recherche qualitative subjectiviste, a pour but de comprendre le sens qu’attribuent les acteurs à ce qui les entoure au lieu de chercher à l’expliquer.
C’est dans cette trame que s’inscrivent la stratégie de recherche que nous privilégions dans ce mémoire de maîtrise, c’est-à-dire le récit de vie, ainsi que la technique de recherche envisagée, soit celle de l’entretien non directif. En ce sens, au travers d’une recherche qualitative, compréhensive et exploratoire, nous étudierons les expériences subjectives et le parcours de chaque voyageur esthète et philosophe interviewé, nous analyserons et interprèterons les processus de recherche de sens et de construction identitaire, et cela par investigation des thèmes suivants : l’appel de l’inconnu et la quête, la rencontre de l’Autre, les sensations et émotions, les apprentissages et révélations, l’évolution de la conscience.

La logique inductive
Contrairement aux démarches logico-empiriques, le chercheur, dans une méthode inductive s’efforce de mettre de côté ses a priori de recherche, ainsi que toute conception cognitive préalable pour laisser les significations émerger. Autrement dit, lors de la phase du terrain d’enquête, la théorie est, en quelque sorte, provisoirement mise entre parenthèses. Cette logique, adaptée à notre sujet d’étude, permet la découverte et la retranscription intuitives des perceptions et connaissances qui ont été éprouvées lors du voyage, lors des rencontres avec l’Autre et des épreuves interculturelles (chocs émotionnels, culturels et cognitifs). En d’autres mots, d’une perception sensible et d’une interprétation subjective, elle permet de saisir et de comprendre le sens de cette expérience vécue et d’en monter les enseignements.

3.2  La méthode de recherche privilégiée : le récit de vie

Dans le cadre de notre étude, nous retenons la méthode du récit de vie afin de comprendre comment l’esthète-philosophe vit ses rencontres avec l’Autre et plus largement comment il éprouve son expérience du voyage. En d’autres termes, cette recherche a pour objet d’étude le parcours de vie de voyageurs – leurs aventures, leurs quêtes (esthétique, philosophique, existentielles, identitaires) – ainsi que les effets signifiants de leurs expériences du voyage, autrement dit les apprentissages, les révélations, voire les transformations du Soi intérieur. En ce sens, en récoltant les témoignages de quelques voyageurs, nous chercherons à bénéficier des connaissances que ceux-ci ont acquis de par leurs expériences et visons à extraire de ces dernières les points communs. Dès lors, la mise en rapport de plusieurs témoignages sur ce même type d’expérience vécue – celle du voyageur esthète et philosophe – nous amènera, au-delà des singularités propres à chaque récit – à échafauder l’idée d’un mode de voyage et d’existence dans le voyage, autrement dit à passer de la subjectivité – ou plutôt des subjectivités, celles des voyageurs interviewés comme celle du chercheur – à une objectivité construite. À sa manière, le psychanalyste et anthropologue Georges Devereux dira que « Notre méthodologie […] doit exploiter la subjectivité inhérente à toute observation en la considérant comme la voie royale vers une objectivité authentique plutôt que fictive » (Devereux, 1980, p.16). C’est donc en scrutant et en comparant les divers contenus des témoignages récoltés que nous  parviendrons à l’objectivité – au demeurant relative – d’un type d’expérience du voyage.  
La démarche phénoménologique pourrait sembler s’imposer à la lumière de l’ancrage épistémologique précédemment annoncé. Celle-ci est pertinente pour toute étude visant la compréhension de phénomènes expérientiels qui touchent le vécu de l’être humain, pour tout type de recherche dont la question de départ serait fondée sur un a priori considérant que l’expérience perceptuelle du sujet par rapport à un objet est plus importante que l’objet lui-même. Cette approche a pour but de rechercher les essences, de mieux saisir les fondements d’un phénomène, autrement dit d’en dégager le sens et les caractéristiques essentielles. Néanmoins, l’approche phénoménologique n’est, selon nous, pas la mieux appropriée pour relater le processus d’évolution du voyageur. En effet, parce que le voyage en solitaire est avant tout une aventure individuelle à travers laquelle le sujet se développe personnellement et se construit progressivement, alors la méthode du récit de vie nous apparaît plus adéquate. En ce sens, cette dernière permet de retracer avec précision le parcours du voyageur et l’évolution de sa conscience. Daniel Bertaux, dira à sa façon qu’« en raison de leur orientation narrative, les récits de vie s’avèrent particulièrement adaptés à la saisie des processus » (Bertaux, 2005, p.89) ; en d’autres mots, ils permettent d’étudier le déploiement de l’action dans la durée.
Devant être sociologiquement pertinent, un récit de vie est « un discours narratif qui s’efforce de raconter une histoire réelle et qui […] est improvisé au sein d’une relation dialogique avec un chercheur qui a d’emblée orienté l’entretien vers la description d’expériences pertinentes pour l’étude de son objet » (Bertaux, 2005, p.68). En d’autres termes, parmi toutes les significations contenues dans les récits de vie recueillis, nous extrairons seulement celles qui sont pertinentes pour l’objet de la présente recherche, c’est-à-dire celles relatives aux thèmes étudiés (se référer aux appendices C, D et E) ; ces significations prennent alors le statut d’indices qui seront ensuite analysés et explicités.
Puisque – au-delà des impressions de surface, des clichés du tourisme pressé devant les lieux communs – nous nous intéressons tout particulièrement au vécu sensible du voyageur et que celui-ci peut être enfoui au plus profond de l’être, puisque nous souhaitons examiner en profondeur le déploiement de la conscience des voyageurs, c’est-à-dire étudier l’évolution personnelle et progressive de leurs modes de pensée et d’agir, alors il apparaît d’autant plus pertinent d’adopter la méthode du récit de vie.
Cette méthode suppose, lors des entretiens, d’établir et de maintenir un climat de confiance entre le chercheur et le participant, d’être alerte aux contenus verbaux des récits, de même qu’aux expressions non-verbales ; elle implique d’observer et d’écouter, attentivement et activement, les interviewés. Au point 3.3.3, nous présenterons en détail la technique de l’entretien non directif adaptée en pratique à la méthode du récit de vie. Dans ces conditions, notamment de confiance et d’écoute active, les voyageurs interviewés s’expriment plus aisément, se dévoilent de manière plus spontanée, authentique et profonde. En résultent des récits de vie – ou plutôt, dans notre cas, des récits de voyage – aux contenus riches et précis, soit une condition préalable pour un bon déroulement des phases d’analyse et d’interprétation.

3.3  Les aspects techniques du terrain        

3.3.1  Le contexte et le cadre opératoire     

Le terrain a consisté en un recueil des témoignages de trois voyageurs. Deux entretiens ont eu lieu avec chacun d’eux, le second venant compléter le premier, c’est-à-dire les discussions sur l’objet de l’étude, et satisfaire les besoins de la recherche. Chaque entrevue, d’une durée maximale de trois heures, fut individuelle et réalisée en face à face. Ces rencontres se sont déroulées au Canada, dans la province du Québec, et, pour l’une d’entre elles, au Pérou, au cœur de la forêt amazonienne. Elles ont eu lieu dans des espaces-temps qui mettent à l’aise l’interviewé, autrement dit dans des conditions propices à l’échange et au partage, favorisant l’expression spontanée et l’approfondissement des témoignages relatifs à l’expérience du voyage. Préalablement aux rencontres, un formulaire de consentement fut établi par le chercheur et signé par les parties ; cette entente de base a conditionné la réalisation du terrain d’enquête (se référer à l’appendice B).
Afin de progresser lors des entretiens et dans le cheminement de notre recherche, notre préparation de la phase du terrain fut menée avec rigueur, principalement en ce qui a trait aux attitudes à adopter et à l’élaboration du guide d’entretien. Ce dernier fut le support nécessaire aux discussions, discussions qui ont porté principalement sur des thèmes ou catégories a priori qui se sont dégagées de notre cadre de références. Nous nous sommes donc intéressés aux conditions initiant le voyage, aux rencontres et relations entre le voyageur et l’Autre, aux épreuves qui jalonnent le parcours du voyageur et qui l’amènent à se dépasser, aux apprentissages expérientiels et notamment interculturels, ainsi qu’à l’émancipation du voyageur. De plus, à partir de ces principales catégories d’analyse, celles qui circonscrivent l’étude de l’évolution de la conscience dans et par le voyage, des sous-catégories émergeront dans les contenus des récits de vie.
Par ailleurs, les entrevues furent enregistrées et retranscrites informatiquement, dans le but de conserver l’exhaustivité des témoignages collectés et afin que ces derniers puissent être  traités à l’aide d’un logiciel d’analyse qualitative.

3.3.2  L’échantillon de recherche : la sélection des participants

Le discernement et d’identification des voyageurs à interviewer relèvent d’un travail complexe mais aussi essentiel dans la mesure où l’intérêt et la pertinence des témoignages en découlent. Aussi, le choix des sujets doit être cohérent et approprié avec l’objet de l’étude. Face à la difficulté de trouver des participants volontaires le plus près possible du type d’expérience étudié, un blogue sur Internet a été créé dont l’adresse est la suivante : http://think-out-of-the-box-eb.blogspot.com. Le but de ce blogue, présentant concisément cette recherche, fut d’identifier et de sélectionner des voyageurs répondant à des critères spécifiques, critères qui seront exposés au fil des prochains paragraphes. De plus, un voyage entrepris par le chercheur à l’extérieur du Québec se présenta comme une opportunité d’étendre le contenu du terrain d’enquête. Ainsi, c’est par le biais d’une rencontre fortuite au Pérou que fut recueilli le récit d’un voyageur.
La taille de l’échantillon : Selon une approche qualitative, nous nous sommes concentrés sur la collecte de trois récits de voyage. En ce sens, lors des entrevues (deux entrevues avec chaque sujet), notre démarche fut celle de recueillir en profondeur des contenus d’expériences de vie, ou plutôt de longs voyages dont les durées sont comprises entre quinze et vingt et un mois. En d’autres mots, il ne s’agissait pas de collecter les impressions de surface d’un large échantillon de sujets voyageurs mais bien plutôt de saisir et de comprendre l’évolution de la conscience de quelques voyageurs esthètes et philosophes. En d’autres termes, Marcel Mauss écrira dans Sociologie et anthropologie (1966) :

C’est une erreur de croire que le crédit auquel a droit une proposition scientifique dépende étroitement du nombre des cas où l’on croît pouvoir la vérifier. Quand un rapport a été établi dans un cas, même unique, mais méthodiquement et minutieusement étudié, la réalité en est autrement certaine que quand, pour la démontrer, on l’illustre de faits nombreux, mais disparates […]. Stuart Mills dit […] qu’une expérience bien faite suffit à démonter une loi : elle est surtout infiniment plus démonstrative que beaucoup d’expériences mal faites (Mauss, 1966, p.391).

De plus, l’ancrage épistémologique de cette recherche, soit celui de la phénoménologie existentielle, apporte des éléments de justification quant à la taille de l’échantillon. D’un principe philosophique, la réduction phénoménologique « part d’une suspension disciplinée de nos attitudes habituelles, d’une mise entre parenthèses de ce que l’on croit savoir » (Varela, 2002, p.343). Ainsi, le chercheur phénoménologue vise à comprendre la raison d’être des choses et des événements. Au lieu de dire que quelque chose « est » on cherche plutôt à comprendre ce qui motive un être conscient à dire que cette chose « est ». Cette vision demande au chercheur d’explorer dans le détail les récits des voyageurs, autrement dit d’examiner soigneusement leurs expériences. De la sorte, tant la démarche fondamentalement qualitative retenue (la pratique du récit de vie) que l’ancrage épistémologique de cette recherche (la phénoménologie) justifient le choix de ce nombre restreint de sujets participants.
Les voyageurs interviewés seront âgés d’une trentaine d’années. Appartenant à cette tranche d’âge, le participant à l’étude dispose d’un bagage de vie et d’une connaissance qui aident à exprimer avec consistance et clairvoyance son vécu expérientiel, ou encore qui favorise la prise de recul et le regard critique quand au voyage réalisé et à son évolution personnelle. Néanmoins, y-a-il un âge des mieux appropriés pour relater de ses expériences ? Ou encore, y-a-t-il un âge idéal pour voyager ? Nous ne le pensons pas car, comme l’illustre le proverbe Kirghize, « Le sage n’est pas celui qui vit le plus vieux mais celui qui voyage ». Dès lors, au cours des entrevues, nous nous sommes davantage intéressés au parcours identitaire du voyageur à travers le long vécu de son voyage, plutôt qu’à son bagage expérientiel lié à l’âge.
L’origine ethnique, la culture et le sexe n’ont pas été des critères de sélection ou d’exclusion. De même, il n’y a pas eu de restriction quant aux pays ou continents au sein desquels les sujets ont voyagé. Dès lors, cette ouverture à la diversité a favorisé le recueil de récits aux contenus variés, que ce soit en termes d’expériences et de rencontres, d’apprentissages interculturels, de possibles transformations intérieures. Néanmoins, notons que les trois voyageurs interviewés sont des occidentaux francophones qui ont éprouvé un choc culturel en dehors de l’Occident.
Dès lors, quels sont les critères de sélection des sujets ? Le participant a récemment voyagé pendant une durée minimale d’un an à l’extérieur de son pays d’origine, en immersion dans de nouveaux cadres de vie, culturels et sociaux, ou est toujours en cours de voyage à l’étranger. De ce fait, ses perceptions et connaissances ayant été fraîchement éprouvées, il fut davantage prédisposé, lors des entrevues, à exprimer de manière spontanée, libre et décontractée, le contenu vécu de son voyage.
Être un voyageur esthète et philosophe, voilà le critère de sélection auquel nous attachons une grande importance. Chacun des participants retenus personnifie ce cas de figure de voyageur, c’est-à-dire qu’il revêt a priori les traits de caractère que nous associons à cette figure de voyageur. Ci-après, nous en rappelons concisément ces principaux traits :
- Le voyageur en quête et à la rencontre de l’Autre. La quête de ce type de voyageur – avant tout esthétique et philosophique – peut également s’inscrire dans d’autres dimensions, elle peut être initiatique, spirituelle, de soi (ou intérieure), d’identité, de sens (existentielle), de connaissances, etc. Aventurier, il est ouvert à l’Autre, aux différences, à l’étrangeté. Il évolue dans les trois sphères de la relation, celles de la vie avec les êtres humains, celle de la Nature, celle des idées (Buber, 1959). Il est porté par une éthique de l’altérité et par une volonté d’apprentissage, par une motivation d’ordre esthétique et philosophique, humaniste et universaliste, ou du moins par un état d’esprit favorisant l’émergence de cet état de conscience et d’existence. L’intention première de ce voyageur est d’entreprendre et de vivre un voyage dans l’au-delà de soi et en soi, et plus spécifiquement d’éprouver des relations avec l’Autre qui soient à l’image de l’une rencontre véritable telle que définie par Buber (1959), c’est-à-dire vécue par l’être intégral dans la pleine intensité de l’instant présent.
- La dimension esthétique du voyageur. Le voyageur esthète admire le Beau et recherche l’essence des choses ; il est en quête d’émerveillement, de plénitude et de vérité. Rêveur éveillé, à l’imaginaire fertile, sensible et attentif aux réalités cachées, il contemple la Nature et ses œuvres, les paysages sauvages, authentiques et préservés. Détaché des « constructions objectives » de la beauté, il vit en accord la Nature et la respecte fondamentalement.
- La dimension philosophique du voyageur. Le voyageur philosophe est un apprenti universaliste, il observe avec attention les différences des autres pour découvrir les ressemblances humaines et apprendre sur la diversité humaine. Puisque c’est en explorant le monde qu’on va le plus au fond de soi, alors il se frotte à l’autre pour se comprendre lui-même. À la fois humble et orgueilleux, il apprend des autres mais porte aussi sur eux des jugements, tout en leur laissant le soin d’agir (Todorov, 1989).

3.3.3  La technique de collecte des données : l’entretien non directif 

« La non-directivité est plus qu’une simple technique : avant tout, elle est une attitude générale » (Daunais, 1992, p.276).

Pourquoi choisir l’entretien comme méthode de recherche ? Selon Daunais, l’entretien constitue « la méthode la plus efficace et la plus économique pour obtenir l’information désirée [sur un sujet donné] » (Daunais, 1992, p.273). Il ajoute que « décider de faire usage de l’entretien, c’est primordialement choisir d’entrer en contact direct et personnel avec des sujets pour obtenir des données de recherche [de première main] » (Daunais, 1992, p.274). Privilégiant l’entretien comme technique de collecte des données, nous retenons plus spécifiquement le  type de l’entretien non directif. Cette méthode souple, permettant à un individu la libre expression de sa communication, est indiquée pour le chercheur qui, selon une approche compréhensive, désire étudier en profondeur un phénomène.

À partir d’une question, le participant s’exprime librement de façon personnelle. […] c’est l’Interviewé qui possède le rôle d’explorateur, car il cherche, pense avant d’exprimer son opinion. Le chercheur doit écouter et tout considérer dans le moindre détail, s’il veut comprendre le contenu socioaffectif profond. Cette façon de faire dépend plus des capacités relationnelles du chercheur que de ses capacités techniques (Lamoureux, 2008, p.243).

En ce sens, selon Daunais « l’usage de l’entrevue non directive suppose la connaissance de quelques techniques. Mais elles sont utilisées adéquatement, naturellement et avec souplesse, dans la mesure où on aura développé les attitudes générales appropriées et où l’on sera familier avec le processus d’interaction » (Daunais, 1992, p.281). Aussi, nous décrirons ci-après davantage les attitudes que les techniques, davantage les qualités relationnelles de l’interviewer plutôt que ses compétences scientifiques, ou encore, davantage le mode d’approche que le savoir-faire du chercheur.
La méthode non directive présentée par les psychologues Carl Rogers et Marian Kinget dans l’ouvrage Psychothérapie et relations humaines (1959) éclaire et complète notre cadre méthodologique. Selon Kinget, l’entretien non directif encourage le sujet à exposer le plus abondamment possible son expérience, à se dévoiler plus en profondeur. Selon eux, le chercheur interviewer adopte une attitude méthodologique, une attitude de compréhension, d’écoute attentive et réceptive, d’empathie, de neutralité bienveillante et de non critique. Faisant l’effort de mettre en suspend tout jugement de valeur, s’abstenant à toute manifestation d’autorité, il fait preuve d’un profond respect par rapport à ce qu’exprime la personne, autrement dit d’une considération ou acceptation positive inconditionnelle. Il s’abstient de toute pression sur son interlocuteur pour lui conseiller ou lui suggérer une direction, pour se substituer à lui dans ses perceptions, ses évaluations ou ses choix. De la sorte, la parole est donnée aux acteurs afin d’examiner ensuite leurs expériences subjectives, et cela à travers leurs discours identitaires et l’expression de leurs émotions.
Le type de relation interviewer / interviewé dans l’entretien non directif. Daunais en appelle à une « relation positive, correcte, aisée, stimulante et chaleureuse soutenant l’accomplissement d’une tâche […] une relation où les responsabilités sont partagées » (Daunais, 1992, p.281). En d’autres mots, l’interviewer adopte une position axée sur « l’écoute dans une perspective de partage » (Daunais, 1992, p.281) ; il fait l’effort d’une compréhension empathique ; il interroge, écoute, résume et reformule pour vérifier la conformité des informations recueillies. De plus, puisque notre sujet de recherche peut impliquer l’émergence d’une affinité entre le chercheur et son interlocuteur, il convient de prendre quelques précautions méthodologiques en termes de gestion de la relation. En effet, dès lors que l’interviewer et l’interviewé se rejoignent personnellement sur un même sujet (voire sur une même passion), en l’occurrence ici celui (ou celle) du voyage, s’exprime un lien de sensibilité, un point commun qui peut les conduire à entretenir une relation amicale. Néanmoins, lors de l’entrevue, la relation de type amical – bien qu’elle puisse permettre d’établir un climat de confiance – n’est pas appropriée à la collecte des données. Aussi, nous parlons davantage de « collaboration optimale » pour reprendre la formule de Daunais (Daunais, 1992, p.279). Selon ce dernier, il convient que « les interviewers encadrent la liberté d’expression des sujets et ne les suivent pas sur les sentiers s’éloignant des objectifs de la recherche » (Daunais, 1992, p.280). Ainsi, le rôle du chercheur – qui n’est pas celui de l’ami – est de motiver son interlocuteur et de le guider, de déclencher des communications, de faciliter et de soutenir l’expression, afin d’obtenir des informations qui correspondent aux buts de l’entretien et de l’étude.
Une relation interviewer / interviewé non directive mitigée. Nous avons réalisé deux entrevues avec chaque voyageur. La première, « totalement non directive » (Daunais, 1992, p.276) permit d’explorer en profondeur les rencontres du voyageur avec l’Autre, ainsi que l’évolution de ses états de conscience (sensibles et mentaux) et de ses comportements. La seconde, plus structurée, a eu pour but de recueillir des précisions et compléments d’informations afin de s’assurer que tous les thèmes aient été abordés.

Daunais (1992) a élaboré un plan général pour la conduite de l’entrevue non directive. Les techniques qui le composent sont concisément présentées ci-dessous en quatre étapes :
1) Le contact préliminaire : Présenter l’objectif général, le thème et les sous-thèmes de la recherche ; intéresser l’interlocuteur et solliciter sa contribution ; exposer le type de la collaboration entre l’interviewer et l’interviewé ; convenir des conditions de l’entrevue (lieu, date, durée, etc.).
2) Le début de l’entretien : Rappeler le thème et les sous-thèmes de l’étude, le but de l’entretien ; obtenir l’autorisation du sujet quant à l’enregistrement de l’entrevue ; valider les conditions déontologiques (confidentialité, anonymat, accès à l’information, etc.) ; répondre aux réactions et interrogations de l’interviewé.
3) L’entrevue proprement dite : Poser des questions ouvertes ; rassurer et mettre à l’aise l’interlocuteur ; donner du temps à la réflexion (laisser s’instaurer les silences nécessaires) ; écouter et exprimer l’écoute par des soutiens vocaux et des attitudes corporelles ; résumer les propos de l’interviewé ; pousser l’investigation en fonction du but à atteindre (motiver, orienter, corriger les écarts, demander des précisions).
4) La fin de l’entretien : Dissoudre harmonieusement la relation ; préparer et marquer la prise congé par le comportement verbal et non verbal ; résumer l’entretien ; recueillir les renseignements factuels d’ordre général ; demander à l’interviewé s’il a d’autres données à offrir ; inviter l’interviewé à exprimer ses réactions quant à l’expérience qu’il vient de vivre ; remercier le sujet de sa collaboration.

En somme, les attitudes préconisées pour la conduite de l’entretien non directif, parce qu’elles incitent la personne à raconter aisément le vécu sensible de ses expériences et à engager une réflexion raisonnée sur ces dernières, s’adaptent bien aux thèmes et objectifs de cette étude. Aussi, cette méthode, parce qu’elle en appelle à l’expérience affective et à l’inconscient cognitif de l’interviewé, apparaît, selon nous, des plus appropriée afin d’étudier en profondeur les perceptions (la dimension esthétique) et les connaissances (la dimension philosophique) tant éprouvées que déployées par le voyageur au fil de ses rencontres.

3.4  L’analyse et l’interprétation des données

Avant de présenter le cadre analytique et interprétatif de cette recherche et en préalable au dévoilement des récits de voyage, nous estimons pertinent de formuler une précision – en guise de précaution – relative à l’interprétation des données, une interprétation considérée tant du point de vue du chercheur que de celui du lecteur. Cette formulation, qui se suffit à elle-même, est la suivante : « Il y a les mots, mais il y a aussi l’homme qui les accueille, qui leur obéit et qui les soumet. Il y a ce qu’ils lui imposent de dire et ce qu’il accepte qu’ils disent » (Sicot et Chevalier, 1995, p.11).
Dans un article intitulé L’interprétation des données dans la recherche qualitative (1987), Jean-Marie Van Der Maren, énonce les principes de base à respecter dans une méthodologie d’interprétation. Tout d’abord, l’interprétation se pratique de deux manières au cours de la recherche, ou plutôt à deux moments distincts, de part et d’autre de la phase de traitement des données. La première interprétation a lieu lors du codage des données, lorsqu’il s’agit d’organiser le contenu des témoignages recueillis en fonction du cadre conceptuel préétabli. La seconde, qui intervient après le traitement, est d’abord réductrice (la formalisation des données collectées) puis créatrice (l’élaboration de réflexions nouvelles qui transcendent les résultats). Dès lors, ces deux phases d’interprétation ne doivent pas être négligées, la richesse de la recherche en dépend. Ensuite, l’interprétation vise à mettre en valeur le texte et à en élucider le sens. Elle est alors mise en scène : dans un souci de parallélisme des significations, elle introduit le commentaire (les sens que peut revêtir le message, le sens attribué par l’interprète), l’émotion de l’interprète (par rapport à sa perception de l’émotion de l’auteur) et l’originalité des témoignages. Enfin, l’interprétation, tant qu’elle respecte les règles du parallélisme intersubjectif et de correspondance des plans (soit la superposition des structures apparentes et dévoilées), peut également être dévoilement du sens caché. Dès lors, en considération de ces règles d’interprétation, nous nous attacherons à faire parler ces données tout en respectant le plus fidèlement possible les témoignages des voyageurs interviewés, et cela dans le but d’en dégager un contenu vrai et pertinent quant à l’objet de cette recherche.
Quant à l’analyse, elle sera globalement compréhensive, mais aussi, localement, thématique et comparative. Cette approche analytique vise la création de liens entre univers de sens, entre thématiques à l’étude (par exemples, entre l’émotion et l’apprentissage, entre le sensible et la raison), que ce soit pour un voyageur en particulier ou pour l’ensemble les résultats du terrain d’enquête. En d’autres termes, notre analyse vise, d’une part, à comprendre individuellement les processus d’évolution des trois voyageurs interviewés (la construction de sens et identitaire, l’émancipation) et, d’autre part, à comparer ces processus les uns aux autres afin de discerner le commun et le spécifique. Tout d’abord, elle sera compréhensive (associant imagination du vécu et rigueur d’interprétation) dans la mesure où deux pensées, celle du sujet et celle du chercheur, s’unissent pour permettre la création de significations. Néanmoins, la priorité sera donnée à la première. Puis, par l’analyse et l’interprétation les processus de construction de sens qui se dégagent des témoignages, le chercheur se formera une représentation de la dynamique des événements, tels qu’ils ont été vécus par les voyageurs interviewés. L’analyse sera également thématique puisque les passages des récits de voyage seront associés à des thèmes (définis a priori mais aussi émergeants) dans le but de comparer ensuite les contenus d’un récit à l’autre. Enfin, elle sera comparative car, au-delà des trajectoires particulières, les parcours des trois voyageurs interviewés présentent des traits communs. Ainsi, nous comparerons leurs parcours biographiques afin qu’apparaissent des logiques d’actions semblables et des récurrences en termes d’évolution de la conscience.
Concrètement, nous procèderons de la manière suivante. Tout d’abord, nous utiliserons un logiciel d’analyse qualitative (Sémato) pour qualifier et trier les contenus correspondants aux catégories a priori (exposées dans l’appendice C). Puis, nous exposerons, analyserons et interprèterons progressivement les récits de manière à ensuite présenter les données émergentes (exposées au sein des appendices D et E) et les univers de sens qui se dévoilent de cette recherche. Finalement, dans une dernière partie, nous utiliserons un modèle d’interprétation afin d’éclairer l’ensemble des données recueillies.

3.5  La représentativité et la validité des données  

La généralisation des résultats n’est pas un but visé par cette recherche. Cela dit, les contenus des récits de voyage, recueillis avec méthode en entrevues, seront fidèlement retranscrits dans la prochaine partie de cette étude. Ainsi, au-delà même de l’analyse et de l’interprétation du chercheur, ces récits donnent par eux-mêmes à comprendre comment trois voyageurs esthètes et philosophes ont vécu et évolué à travers leurs expériences de l’altérité.
Quant à la validation des données et de la recherche, elle est nécessairement provisoire, compte tenu de l’émergence toujours possible d’informations complémentaires et de paradigmes nouveaux. Toutefois, le suivi rigoureux de la méthode, choisie et justifiée au regard du phénomène étudié (le récit de vie par entretien non-directif), permettra d’assurer la validité des données. En ce sens, la validité et la pertinence de cette recherche relève principalement de la rigueur de son développement, c’est-à-dire de l’application rigoureuse de la démarche retenue et de la cohérence d’ensemble, mais aussi de l’analyse tant compréhensive qu’éclairée d’un chercheur sensible au type d’expérience étudiée, puisque lui-même personnifie le cas de figure du voyageur esthète et philosophe.


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[1] Être sophiste était « un métier qui permettait de visiter le monde, selon la promesse d’éducation "Paideia", et de revenir, couvert de gloire, au pays natal » (André et Baslez, 1993, p.228).

[2] « Le voyage de Voltaire comme expérience philosophique constitue non seulement l’une des premières formes de conte philosophique, mais également le produit hybride et heureux de pensées occidentale et orientale, de l’Histoire et de la légende, de la cartographie mythique et de l’expérience réelle ». (Rollet, 2007, p.90).

[3] Selon Buber, au sortir de la relation pure, « l’homme a dans son Être un plus, un accroissement […] dont il ne saurait désigner correctement l’origine » (Buber, 1959, p.81). Ce qui lui a été donné est une présence, une force, un pouvoir, un sens. Cette révélation, qui est vocation et mission, saisit l’être humain « dans toute sa façon d’être et s’amalgame à lui » (Buber, 1959, p.87).