CHAPITRE II : CADRE THÉORIQUE
« Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait » (Bouvier, 1985, p.10).
L’esprit de découverte étant le fondement même de toute recherche scientifique véritable, ce cadre de références théoriques fut élaboré au fil d’un voyage exploratoire dans les méandres de pensées et de conceptions issues de disciplines et de mouvements de pensée rattachés au vaste univers des sciences humaines : la philosophie, l’esthétique, la psychologie, la communication, l’anthropologie, l’éducation (à l’altérité), la spiritualité, etc.
Ce tour théorique, aussi étendu soit-il, se justifie en raison des dimensions que nous nous proposons d’étudier au travers de cette recherche. Dans l’ailleurs, le voyageur s’y présente avec une manière de percevoir les choses, c’est-à-dire un regard sensible, et avec une vision du monde singulière, c’est-à-dire une connaissance et un mode de raisonnement, une philosophie et des intentions ; au fil de ses rencontres, il éprouve une diversité naturelle, il se confronte à de nouvelles visions du monde, il interagit avec des porteurs de cultures différentes et ainsi apprend d’eux et se découvre. Dès lors, les mouvements philosophique et esthétique nous aident à comprendre le regard que ce voyageur porte sur l’ailleurs et sur l’Autre, ainsi que la visée de sa quête, au demeurant à la fois esthétique et philosophique. La psychologie (analytique et développementale) et la communication (interpersonnelle, interculturelle, transpersonnelle) couvrent les aspects liés à l’intentionnalité du voyageur, aux attitudes et modes d’expression de celui-ci envers autrui. L’anthropologie culturelle (et la psychologie culturelle) éclaire, quant à elle, notre étude des confrontations culturelles entre le voyageur et autrui. Ensuite, l’éducation trouve son implication dans l’étude des apprentissages expérientiels et du processus d’évolution du voyageur au fil du chemin parcouru. Enfin, la science spirituelle apporte des éléments de compréhension quant aux phénomènes de l’émerveillement et de la révélation pouvant surgir au cours du voyage.
Les concepts clés et les univers de sens qui circonscrivent cette recherche et que nous allons présenter dans ce chapitre sont les suivants : 1) le voyage esthétique et philosophique et le voyageur ; 2) l’altérité (et l’identité) ; 3) la rencontre et la relation (interpersonnelle, interculturelle, transpersonnelle), 4) l’apprentissage et la révélation.
2.1 Le voyage esthétique et philosophique
L’esthétique et la philosophie
Dans un premier temps, avant d’élaborer sur l’idée d’un voyage esthétique et philosophique, avant de définir le cas de figure de voyageur qui l’incarne, nous présenterons concisément le cadre de la philosophie esthétique, telle qu’elle fut théorisée notamment par Kant, Nietzsche et Dufrenne.
En partant de la notion d’esthétique, nous nous efforcerons d’appréhender les liens fondamentaux qui (ré)unissent la pensée esthétique et la pensée philosophique. Dans cette visée, nous montrerons que, non seulement l’esthétique ne peut s’accomplir qu’à l’intérieur d’une philosophie, mais encore que l’esthétique est une voie privilégiée vers la philosophie.
Le mot « esthétique » veut dire sensation ou sentiment en grec. Il a été utilisé pour la première fois en 1750 par Alexander Gottlieb Baumgarten. Dans l’ouvrage Aesthetica (1750), ce dernier définit le l’ « esthétique » comme la science de la connaissance sensible. Devenant ainsi une discipline philosophique à part entière, son objet est la perfection sensible, le beau s’affranchissant du bien de manière générale (pour Kant, le Beau étant symbole du Bien).
Depuis l’origine platonicienne de la philosophie jusqu’à nos jours, le sens de la notion d’ « esthétique » s’est construit et a évolué autour des réflexions de penseurs tels que Kant, Schiller, Hegel, Nietzsche, Valéry, Heidegger, etc. Au fil du temps, « de Platon jusqu’à Heidegger, la philosophie a constamment entretenu avec l’esthétique une relation privilégiée, comme si la recherche de l’essence de la vérité conduisait inévitablement à s’approcher de la définition du beau et de l’art » (Sherringham, 1992, p.14). C’est au XIXème siècle, avec le romantisme allemand que reviennent en force dans l’espace philosophique l’art, l’écriture, le mythe, la passion, la musique, la peinture et la femme : « La philosophie prend conscience avec Nietzsche, qu’on ne peut penser que "dans la contrainte du langage" et que la véritable nature du langage ne se comprend qu’à partir de l’émotion, de la poésie et de la musique » (Lévesque, 1994, p.121). À la suite de Nietzsche, dans Léonard et les philosophes (1929), Paul Valéry fait état du même renversement : « Le Philosophe s’était mis en campagne pour absorber l’artiste, pour expliquer ce que sent, ce que fait l’artiste, mais c’est le contraire qui se produit et se découvre » (Valéry, cité dans : Lévesque, 1994, p.124). Ainsi, la philosophie ne pourrait se rendre par elle-même pleinement maîtresse de l’esthétique, puisqu’elle en procèderait ; autrement dit, c’est précisément le vécu esthétique qui initierait et accompagnerait la pensée philosophique, et non l’inverse.
Quelle est alors la finalité de l’esthétique ? L’esthétique s’efforce à saisir le fondamental et l’originel ; elle recherche la vérité dans l’essence des choses. Dans l’ouvrage Esthétique et philosophie (1967), Mikel Dufrenne dira que l’esthétique, « en considérant une expérience originelle, […] ramène la pensée et peut-être la conscience à l’origine. Là réside son principal apport à la philosophie » (Dufrenne, 1967, p.9).
Dans l’expérience esthétique, la forme se révèle et se charge de sens. Pour Dufrenne, « L’objet esthétique signifie – est beau à condition de signifier – un certain rapport du monde à la subjectivité, une dimension du monde ; il ne me propose pas une vérité sur le monde, il m’ouvre le monde comme source de vérité » (Dufrenne, 1967, p.31). Reprenant la pensée de Kant, il ajoute que, par l’expérience esthétique, « en nous ouvrant à la présence de l’objet […], nous nous laissons pénétrer par un sens indéterminé sans doute, mais pressant, qui peut être le symbole d’un prédicat moral » (Dufrenne, 1967, p.11). En effet, de la contemplation du monde, de la Nature et des œuvres, l’individu ressent les formes, il les éprouve, voire s’émerveille devant elles. Par cet acte d’être en relation et de contemplation, se révèle le sens créateur et ainsi se fonde la connaissance. Autrement dit, la vérité et la moralité proviennent de rencontres avec le monde et se construisent de la perception d’un beau signifiant. Il semblerait donc que, plus la forme contemplée est originelle et authentique, plus elle se chargerait de sens (essentiel et fondamental), plus elle dévoilerait son essence et ouvrirait l’accès à un monde de vérité ; conséquemment, cette perception esthétique mènerait à des vérités plus largement partagées, voire à de prétendues vérités universelles.
De la sorte, l’expérience esthétique fraie une voie à la science et à l’action. L’individu s’inspire de la Nature et accède à la conscience, ou plutôt c’est la Nature qui donne à l’individu de l’inspiration et lui permet d’accéder à la conscience. En cela, la Nature peut, en l’être sensible, produire un sentiment d’émerveillement, elle peut se manifester à lui comme beauté et l’inspirer. Dès lors, la perception esthétique apporte l’inspiration et le sens, elle suscite la réflexion et fonde la raison ; ainsi se rejoignent l’esthétique et la philosophie.
Enfin, prenant appui sur les écrits de Dufrenne, voici deux autres manières d’exprimer les liens qui unissent l’esthétique et la philosophie. D’une part, comme pour le jugement philosophique, « ce qui spécifie dans tous les cas le jugement de valeur esthétique, c’est sa prétention à l’universalité » (Dufrenne, 1967, p.17). D’autre part, comme en philosophie, « l’art n’imite pas, il idéalise : il exprime l’universel dans le Particulier » (Dufrenne, 1967, p.24). Pensée esthétique et pensée philosophique ont donc des visées communes, toutes deux recherchent l’idéal et l’universel. Elles se rejoignent en une même quête – esthétique et philosophique – et s’unissent en une même volonté d’apprentissage à travers l’expérience du voyage. En d’autres termes, elles composent une même vision de l’existence qui, dans notre présente recherche, est incarnée par le cas de figure du voyageur esthète philosophe. Ces deux dimensions seront donc étudiées conjointement lors de l’enquête terrain. Personnifiée par les voyageurs interviewés ainsi que par le chercheur, cette philosophie esthétique sera à la fois sujet d’étude et angle de perception et d’interprétation des résultats recueillis ; autrement dit, elle émergera du terrain d’enquête et viendra l’éclairer.
Le voyage esthétique et philosophique
Ici, nous tenterons tout d’abord de décrire, tels que nous les percevons, l’espace du voyage et la pratique du voyage. En d’autres mots, nous nous efforcerons, à notre manière, de répondre à la question : qu’est-ce que voyager ? Dans le voyage, il est question d’un mouvement tourné à la fois vers l’extérieur et vers soi. Voyager, c’est exprimer un plaisir intense d’exister dans l’ailleurs ; c’est jouer avec la vie ; c’est vivre une expérience à caractère exotique et extraordinaire. En cela, c’est respirer à plein poumons un air nouveau, c’est s’ouvrir au monde et ressentir l’ailleurs de tout son être : observer le monde, écouter ses pulsations et ses langages, mais également sentir, toucher, goûter. Voyager, c’est aller loin en empruntant une voie nouvelle, c’est jouir d’une évasion créatrice. C’est rencontrer l’Autre pour apprendre de lui, pour comprendre les ressemblances et les différences, naturelles comme humaines. C’est aussi, s’engager dans la rencontre et se dévoiler à l’Autre, c’est partager sa culture, son mode de vie, sa vision du monde, sa philosophie de l’existence. Voyager, c’est découvrir et connaître l’Autre – une Nature (lieux et paysages, vie animale, etc.), des cultures (des individus, des porteurs de cultures différentes) et des idées nouvelles – puis, d’un rebondissement créateur en soi, l’expérience du voyage ouvre à la découverte et à la connaissance de soi.
Classiquement, nous distinguons trois types de voyage, ou encore trois figures historiques de l’homme mobile. Ces figures, bien qu’elles aient connu des formes et motivations diverses au fil des siècles, demeurent, pour le politicien et écrivain Jean-Michel Belorgey, des « constantes anthropologiques » (Belorgey, 2000, p. 11). Mise à part la figure du touriste et ses multiples variables, omniprésentes en ce début de XXIème siècle, trois archétypes ressortent des analyses proposées par Belorgey dans l’ouvrage Transfuges, Voyages, ruptures et métamorphoses (2000). Selon lui, les trois figures de l’homo mobilis sont les suivantes : l’ « homo pelegrinus », l’ « homo peregrinus » et l’ « homo peregrinus academicus » (Belorgey, 2000, p. 11). Le premier, l’homo pelegrinus est le pèlerin, le voyageur qui a pour destination un lieu sacré. Le second, l’homo peregrinus, est l’aventurier, le commerçant, le voyageur itinérant, l’exilé, l’expatrié. Le troisième, l’homo peregrinus academicus, est représenté par le voyageur-philosophe, l’ethnologue, le missionnaire-savant, l’universitaire. Cette dernière figure de voyageur, sur laquelle se déploie notre présente recherche, est historiquement incarnée par Hérodote d’Halicarnasse, historien et explorateur grec. Ce sophiste du Vème siècle avant Jésus-Christ concevait le voyage comme une bonne manière de se forger à un esprit critique, comme une épreuve formatrice. En ce sens, il préconisait une attitude et une aptitude à la théôria, enquêtant sur les us et coutumes du monde connu, sur la nature et la cosmographie. Puis, c’est au XVIIIème siècle, que nous relevons la forme instituée du voyage philosophique. En ce siècle des Lumières, l’homo peregrinus academicus est personnifié par le savant qui privilégie l’expérience de terrain ; en cela, il s’oppose au philosophe en chambre qui réfléchit sur le monde sans bouger de chez lui. Des philosophes écrivains français de cette époque, il y en a des voyageurs. Parmi les plus célèbres, nous retrouvons notamment Rousseau, Diderot, D’Alembert, Voltaire, Montesquieu. Pourtant une figure du voyageur philosophe apparue deux siècles plus tôt (au XVIème siècle) retient prioritairement notre attention. Il s’agit du philosophe et humaniste Michel de Montaigne. Pour ce dernier, qui pérégrina à travers l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche et l’Italie, le voyage est l’école de la vie, il est une étape importante de la formation de l’esprit et de l’apprentissage de la vie. Autrement dit, l’expérience de l’altérité et de la diversité – que permet la rencontre de l’Autre – travaille les consciences et apprend à remettre en cause ses propres schémas de pensée :
Le voyager […] semble un exercice profitable. L’ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incongneuës et nouvelles ; et je ne sçache point meilleure escolle, […] à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et luy faire gouster une si perpetuelle variété de formes de nostre nature (Montaigne, 1988, p.973-974).
Dans ses voyages, observant les usages d’autrui et se frottant aux différences, Montaigne voit en l’Autre et en la communication avec autrui les leviers de son apprentissage. Afin de faire valoir un art de voyager (ou du moins une manière de voyager), il oppose une attitude humble de recevoir autrui à celles d’autres voyageurs, plus ethnocentristes et plus égocentriques :
J’ay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant qu’homme du monde : la diversité des façons d’une nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque usage a sa raison. […]. Quand j’ay esté ailleurs qu’en France : et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé, si je vouloy estre servi à la Françoise, je m’en suis mocqué, et me suis tousjours jetté aux tables les plus espesses d’estrangers. J’ay honte de veoir nos hommes enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangieres. […] La pluspart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrez, d’une prudence taciturne et incommunicable, se deffendants de la contagion d’un air incogneu. […]. Au rebours, je peregrine tressaoul de nos façons : non pour chercher des Gascons en Sicile, j’en ay assez laissé au logis : je cherche des Grecs plustost, et des Persans : j’accointe ceux-la, je les considere : c’est là où je me preste, et ou je m’employe (Montaigne, 1988, p.985-986).
Cette philosophie de l’existence dans le voyage et ces attitudes de voyagement, bien qu’éloignées de notre temps, s’incarnent toujours aujourd’hui. Nous avons l’intime conviction que ce mode de voyage est, quatre siècles plus tard, toujours d’actualité et de bon augure face au tourisme de masse. À l’étranger, Montaigne s’immerge dans la culture d’autrui, il se décentre pour mieux le comprendre et apprendre de la diversité humaine. En ce sens, l’exercice de la décentration s’oppose à l’attitude égocentrique ou du moins nous en écarte et donc ouvre l’accès à l’humanisme. En d’autres mots, voyageur humaniste baignant dans une dynamique relationnelle, Montaigne cherche chez les autres un éclairage sur le sens d’une vie collective plus humaine. À l’extérieur de son pays, il privilégie les autres aux siens, l’inconnu au connu, le différent à l’habituel. Son regard se porte sur les usages autres que les siens, sur les saveurs et particularités d’ailleurs. Ouvert à la culture de l’autre, il préfère partager la table et la cuisine typique de l’endroit où il s’arrête et se pose, plutôt que de se faire servir comme à son habitude. En somme, il accepte et respecte l’autre porteur de culture dans sa singularité et jouit des différences de celui-ci en les mêlant aux siennes.
Les attitudes de voyagement de Montaigne demeurent aujourd’hui personnifiées chez le voyageur philosophe moderne. En effet, le voyage philosophique moderne proposé par Angelopoulos (cinéaste grec) est fondé sur « la négation obstinée de toute l’espace conventionnel et prédéfini – espace de la nation, espace du sujet, espace du savoir – et permet de s’ouvrir vers l’ "imaginaire" parfois fantomatique d’autres pays, d’autres mouvements, d’autres trajets et d’autres carrefours » (Rollet, 2007, p.97).
Avant d’élaborer plus en détail sur le cas de figure du voyageur esthète et philosophe, revenons un instant sur l’expérience esthétique. Le voyage esthétique renvoie à une rencontre avec l’ailleurs et avec l’Autre qui soit, à l’image de la relation véritable telle que définie par Martin Buber (se référer au point 2.3), éprouvée par l’être intégral et vécue intensément dans la présence (ce qui implique une force sensible). Ce mode de voyage renvoie à la rencontre authentique de l’Autre dans son essence, car « le critère de véracité esthétique, c’est l’authenticité » (Dufrenne, 1967, p.26). En effet, chez Buber, véracité, vérité et authenticité se rejoignent dans la rencontre, dans une rencontre librement consentie d’un Je avec un Tu et mutuellement éprouvée dans l’intensité de la présence (ce qui n’est pas expérimentation de l’Autre mais vie en relation avec l’Autre). Dès lors, dans la rencontre authentique, « on se tourne vers son partenaire [une personne entière et unique] et s’adresse à lui en toute vérité » (Buber, 1959, p.215) ; ainsi, cette rencontre se constitue par l’authenticité de l’être vers lui (son partenaire), elle est un mouvement de l’être vers lui. Également, Buber ajoutera que « la véritable compréhension […] fait l’essence de l’entretien authentique » (Buber, 1959, p.218) ; ici encore, vérité et authenticité sont associées l’une à l’autre.
Le voyage esthétique est également perçu comme un retour aux sources, à l’origine. En ce sens, le voyageur peut partir en quête de l’utile et du nécessaire pour vivre ; il peut rechercher en lui son être essentiel, ses valeurs profondes (immanentes à soi) à travers lesquelles il pourra pleinement s’accomplir ; il peut rechercher l’universel et tendre vers lui. Ainsi, le regard esthétique vise, comme le regard philosophique, l’ « apprentissage universel » (la sensibilité en serait génératrice) ; ce premier regard ne s’oppose pas au second, au contraire, il le rejoint et le rend plus fort, il l’affirme et le confirme.
Le voyageur esthète et philosophe : une seule et même figure
Il y a de ces voyageurs qui, de par leurs intentions, leurs attitudes et leurs comportements, mêlent esthétique et philosophie. Leur engagement est à la fois sensible et raisonné ; en d’autres mots, ils recherchent consciemment dans la confrontation avec l’Autre le déploiement des sensations, des perceptions, des émotions et des sentiments mais aussi de la raison, de la logique, de la compréhension et de la connaissance. Au fil de leurs voyages, ces derniers mettent à l’épreuve de l’altérité leurs perceptions et leurs connaissances ; ils confrontent dans l’ailleurs autant leur sensibilité que leur raison. Bien que demeurent fondamentalement des contradictions entre philosophie et esthétique, ces voyageurs concilient d’un même élan quête d’émerveillement et quête de savoir. Ce sont les expériences de ces voyageurs esthètes et philosophes que nous proposons d’étudier dans cette recherche.
Le cas de figure du voyageur esthète et philosophe, ainsi retenu, s’inscrit dans une large typologie de voyageurs élaborée par l’historien et homme de lettres Tzvetan Todorov. À cette typologie, nous ajoutons la figure du voyageur esthète, figure dont des éléments de définition reposent sur la pensée de Kant et de François Dagognet. Nous justifions donc ici la pertinence de ce choix parmi d’autres possibles. Deux facettes composent ce même personnage, la dimension esthétique s’intégrant pleinement à la dimension philosophique :
1) L’esthète. Il admire le Beau et recherche l’essence des choses ; il est en quête d’émerveillement, de plénitude et de vérité. Rêveur éveillé, à l’imaginaire fertile, sensible et attentif aux réalités cachées, il contemple la Nature et ses œuvres, les paysages sublimes et sauvages, authentiques et préservés. Détaché des « constructions objectives » de la beauté (dans l’absolu, la beauté ne peut être objectivement construite car une perception individuelle ne peut être que subjective), il vit en accord avec la Nature (voire en complète harmonie) et la respecte fondamentalement (voire la vénère). En ce sens, pour Kant, « la contemplation de la géographie perçue, du paysage le plus naturel […] nourrit au mieux l’intérêt pratique de la rencontre du beau » (Dagognet, 1982, p.167). Ce sont ainsi ces paysages les plus naturels et les plus purs que le voyageur esthète aspire à explorer, à découvrir et à connaître. En ces lieux, il s’aventure et vit, il s’émerveille et apprend, car « c’est au plus loin de l’homme […] que la beauté est à son comble » (Dagognet, 1982, p.166-167), car « c’est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des îles désertes qu’elle [la Nature] étale ses charmes les plus touchants » (Dagognet, 1982, p.115).
2) Le philosophe. Todorov dépeint, dans l’ouvrage intitulé Nous et les autres (1989), les portraits de dix voyageurs : 1- l’assimilateur, 2- le profiteur, 3- le touriste, 4- l’impressionniste, 5- l’assimilé, 6- l’exote, 7- l’exilé, 8- l’allégoriste, 9- le désabusé, 10- le philosophe (se référer à l’appendice A). Tous ont pour caractéristique commune d’entrer en interaction avec les autres, de s’investir dans un rapport de contiguïté et de coexistence avec les autres. En ce sens, chacun d’eux, porteur de sa propre culture, communique avec les autres, porteurs de cultures différentes. Certains de ces voyageurs sont animés par des projets idéologiques autonomes, par des projets ethnocentriques ou égocentriques. D’autres, explorateurs de la diversité humaine, adoptent des attitudes plus ouvertes et plus compréhensives envers autrui ; en cela, la rencontre peut être davantage vécue dans une perspective de partage. Ces descriptions permettent de distinguer les diverses intentions et attitudes des voyageurs lorsqu’ils entrent en interaction avec l’Autre. Certains de ces voyageurs possèdent des traits communs et dans ce sens il est tout à fait possible qu’un lecteur se reconnaisse dans plusieurs de ces cas de figure. Dans une perspective humaniste, Todorov s’identifie davantage au voyageur philosophe. C’est également dans cette même perspective que nous opterons pour cette position et ainsi délimiterons la visée de cette recherche. En reprenant les mots de Todorov, nous en présentons ci-après les traits de caractère :
Il y aurait donc deux facettes du voyage philosophique : humilité et orgueil ; et deux mouvements : les leçons à prendre et les leçons à donner. Observer les différences : c’est un travail d’apprentissage, de reconnaissance de la diversité humaine. […] même si, pour Montaigne comme pour Michaux […], le but est de se connaître soi-même, le voyage n’en est pas moins indispensable : c’est en explorant le monde que l’on va le plus au fond de soi. […]. Grâce à sa fréquentation de l’étranger, le philosophe a découvert les horizons universels […], qui lui permettent non seulement d’apprendre, mais aussi de juger. […]. Le philosophe est universaliste […], grâce à son observation attentive des différences, son universalisme n’est plus un simple ethnocentrisme ; et, habituellement, il se contente de porter des jugements et laisse aux autres le soin d’agir, de réparer les torts et d’améliorer les sorts (Todorov, 1989, p.385-386).
Si dans le cadre de cette recherche, nous retenons la figure du voyageur esthète et philosophe, c’est parce que l’intention et l’attitude de ce voyageur renvoient, humainement parlant, à l’une des plus belles aventures de vie, à l’une des plus enrichissante expériences de voyage. En effet, ce voyage s’inscrit dans une perspective de contemplation et de vie en harmonie avec la Nature, dans une perspective de quête (d’émerveillement, d’identité, de sens, de savoir, de sagesse) et de partage, de liberté de pensée et d’expression.
De plus, ce voyage est perçu comme un apprentissage expérientiel pour le voyageur qui l’éprouve. Ce dernier, lors de son exploration de la diversité naturelle et humaine, apprend des Autres – de la Nature qu’il découvre, des individus qu’il rencontre, des idées face auxquelles il s’expose – pour mieux comprendre le monde dans lequel il vit et pour se comprendre lui-même.
Dès lors, l’expérience du voyageur esthète et philosophe implique une quête sensible (la rencontre du beau, de l’essence des choses) et une quête de savoir (l’expérimentation intellectuelle, l’apprentissage raisonné) et s’inscrit dans des dimensions initiatique et existentielle. Ainsi, d’un regard à la fois sensible et raisonné, ce voyageur s’éduque à l’altérité. Il apprend d’une part de ses rencontres avec l’Autre extérieur (avec la Nature, les individus, les idées), d’autre part, de son altérité intérieure, celle présente en lui-même. Autrement dit, il découvre l’ailleurs et se découvre lui-même ; il évolue et parfois même vit des transformations, c’est-à-dire des révélations qui le feront devenir Autre. Cette vision de l’altérité n’est donc pas uniquement sensible, elle est également intellectuelle et spirituelle.
2.2 La voix/voie de l’altérité
2.3 La communication à travers la rencontre, l’interaction et le choc des cultures
La rencontre avec l’Autre
Le processus d’interaction
La communication interculturelle : lieu de rencontre et de confrontation, moteur d’un processus d’altération et de construction identitaire
2.4 L’apprentissage expérientiel, communicationnel et émancipatoire
L’apprentissage expérientiel
L’apprentissage communicationnel et émancipatoire
2.5 Synthèse de l’exploration théorique
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Au sein de ce chapitre, nous présentons le cadre méthodologique de cette recherche. L’approche biographique (la collecte de récits de vie, de voyage) et l’approche non directive (la conduite des entretiens) mèneront à des contenus de données qui seront ensuite triés, croisés et analysés à l’aide du logiciel d’analyse qualitative Sémato puis interprétés.
La démarche, retenue et légitimée sur un fond d’assises documentaires, se déploie ici en cinq points de présentation :
1) Le type de recherche : la recherche qualitative et la logique inductive,
2) La Méthode de recherche privilégiée : le récit de vie,
3) Les aspects techniques du terrain :
- Le contexte et le cadre opératoire,
- L’échantillon de recherche : la sélection des participants,
- La technique de collecte des données : l’entretien non directif,
4) L’analyse et l’interprétation des données,
5) La validité et la représentativité des données.
3.1 Le type de recherche : la recherche qualitative et la logique inductive
3.2 La méthode de recherche privilégiée : le récit de vie
3.3 Les aspects techniques du terrain
3.3.1 Le contexte et le cadre opératoire
3.3.2 L’échantillon de recherche : la sélection des participants
3.3.3 La technique de collecte des données : l’entretien non directif
« La non-directivité est plus qu’une simple technique : avant tout, elle est une attitude générale » (Daunais, 1992, p.276).
1) Le contact préliminaire : Présenter l’objectif général, le thème et les sous-thèmes de la recherche ; intéresser l’interlocuteur et solliciter sa contribution ; exposer le type de la collaboration entre l’interviewer et l’interviewé ; convenir des conditions de l’entrevue (lieu, date, durée, etc.).
2) Le début de l’entretien : Rappeler le thème et les sous-thèmes de l’étude, le but de l’entretien ; obtenir l’autorisation du sujet quant à l’enregistrement de l’entrevue ; valider les conditions déontologiques (confidentialité, anonymat, accès à l’information, etc.) ; répondre aux réactions et interrogations de l’interviewé.
3) L’entrevue proprement dite : Poser des questions ouvertes ; rassurer et mettre à l’aise l’interlocuteur ; donner du temps à la réflexion (laisser s’instaurer les silences nécessaires) ; écouter et exprimer l’écoute par des soutiens vocaux et des attitudes corporelles ; résumer les propos de l’interviewé ; pousser l’investigation en fonction du but à atteindre (motiver, orienter, corriger les écarts, demander des précisions).
4) La fin de l’entretien : Dissoudre harmonieusement la relation ; préparer et marquer la prise congé par le comportement verbal et non verbal ; résumer l’entretien ; recueillir les renseignements factuels d’ordre général ; demander à l’interviewé s’il a d’autres données à offrir ; inviter l’interviewé à exprimer ses réactions quant à l’expérience qu’il vient de vivre ; remercier le sujet de sa collaboration.
En somme, les attitudes préconisées pour la conduite de l’entretien non directif, parce qu’elles incitent la personne à raconter aisément le vécu sensible de ses expériences et à engager une réflexion raisonnée sur ces dernières, s’adaptent bien aux thèmes et objectifs de cette étude. Aussi, cette méthode, parce qu’elle en appelle à l’expérience affective et à l’inconscient cognitif de l’interviewé, apparaît, selon nous, des plus appropriée afin d’étudier en profondeur les perceptions (la dimension esthétique) et les connaissances (la dimension philosophique) tant éprouvées que déployées par le voyageur au fil de ses rencontres.
3.4 L’analyse et l’interprétation des données
Dans un article intitulé L’interprétation des données dans la recherche qualitative (1987), Jean-Marie Van Der Maren, énonce les principes de base à respecter dans une méthodologie d’interprétation. Tout d’abord, l’interprétation se pratique de deux manières au cours de la recherche, ou plutôt à deux moments distincts, de part et d’autre de la phase de traitement des données. La première interprétation a lieu lors du codage des données, lorsqu’il s’agit d’organiser le contenu des témoignages recueillis en fonction du cadre conceptuel préétabli. La seconde, qui intervient après le traitement, est d’abord réductrice (la formalisation des données collectées) puis créatrice (l’élaboration de réflexions nouvelles qui transcendent les résultats). Dès lors, ces deux phases d’interprétation ne doivent pas être négligées, la richesse de la recherche en dépend. Ensuite, l’interprétation vise à mettre en valeur le texte et à en élucider le sens. Elle est alors mise en scène : dans un souci de parallélisme des significations, elle introduit le commentaire (les sens que peut revêtir le message, le sens attribué par l’interprète), l’émotion de l’interprète (par rapport à sa perception de l’émotion de l’auteur) et l’originalité des témoignages. Enfin, l’interprétation, tant qu’elle respecte les règles du parallélisme intersubjectif et de correspondance des plans (soit la superposition des structures apparentes et dévoilées), peut également être dévoilement du sens caché. Dès lors, en considération de ces règles d’interprétation, nous nous attacherons à faire parler ces données tout en respectant le plus fidèlement possible les témoignages des voyageurs interviewés, et cela dans le but d’en dégager un contenu vrai et pertinent quant à l’objet de cette recherche.
Quant à l’analyse, elle sera globalement compréhensive, mais aussi, localement, thématique et comparative. Cette approche analytique vise la création de liens entre univers de sens, entre thématiques à l’étude (par exemples, entre l’émotion et l’apprentissage, entre le sensible et la raison), que ce soit pour un voyageur en particulier ou pour l’ensemble les résultats du terrain d’enquête. En d’autres termes, notre analyse vise, d’une part, à comprendre individuellement les processus d’évolution des trois voyageurs interviewés (la construction de sens et identitaire, l’émancipation) et, d’autre part, à comparer ces processus les uns aux autres afin de discerner le commun et le spécifique. Tout d’abord, elle sera compréhensive (associant imagination du vécu et rigueur d’interprétation) dans la mesure où deux pensées, celle du sujet et celle du chercheur, s’unissent pour permettre la création de significations. Néanmoins, la priorité sera donnée à la première. Puis, par l’analyse et l’interprétation les processus de construction de sens qui se dégagent des témoignages, le chercheur se formera une représentation de la dynamique des événements, tels qu’ils ont été vécus par les voyageurs interviewés. L’analyse sera également thématique puisque les passages des récits de voyage seront associés à des thèmes (définis a priori mais aussi émergeants) dans le but de comparer ensuite les contenus d’un récit à l’autre. Enfin, elle sera comparative car, au-delà des trajectoires particulières, les parcours des trois voyageurs interviewés présentent des traits communs. Ainsi, nous comparerons leurs parcours biographiques afin qu’apparaissent des logiques d’actions semblables et des récurrences en termes d’évolution de la conscience.
3.5 La représentativité et la validité des données
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