GENERALITES

– – – – – – – – – – – – Présentation et résumé

– – – – – – – – – – – – Pertinence de la recherche

– – – – – – – – – – – – Témoignages académiques

– – – – – – – – – – – – Table des matières détaillée

– – – – – – – – – – – – Fichier PDF de la recherche


RECHERCHE

– – – – – – – – – – – – Introduction et interrogations

– – – – – – – – – – – – Cadre théorico-méthodologique

– – – – – – – – – – – – Terrain : les récits de voyageurs

– – – – – – – – – – – – Interprétation et analyse des récits

– – – – – – – – – – – – Conclusion / Appendices / Biblio.


DIVERS

– – – – – – – – – – – – Travaux de recherche 2008-2009

– – – – – – – – – – – – Bricolage de pensées 2008-2010

– – – – – – – – – – – – Citations : sources d’inspiration

– – – – – – – – – – – – Quelques photos de voyageurs



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Terrain d'enquête : récits de voyage





CHAPITRE IV :
TERRAIN D’ENQUÊTE :
PRÉSENTATION, ANALYSE ET INTERPRÉTATION DES RÉSULTATS[1]


« Communiquer, c’est voyager, traduire, échanger, passer au site de l’autre, assumer sa parole comme celle des autres, non comme vérité mais comme version, c’est-à-dire comme interprétation des faits, une version non subversive qui ne cherche ni à détruire, ni à saper l’état des choses établi mais une version transverse, c’est-à-dire autrement disposée que dans l’axe des choses élaboré par une culture donnée » (Michel Serres, cité dans : Bolle de Bal, 1996, p.108).

Parler du voyage, en tant qu’expérience vécue et d’itinéraire parcouru, c’est parler du départ, du séjour et du retour, même s’il doit être entendu qu’il eut plusieurs départs, que le séjour fut marqué de séquences de voyage aussi diverses les unes que les autres et que le retour n’a jamais été définitif, car l’expérience vécue, bien que passée ne peut ni être gommée ni mise définitivement à l’écart de la conscience – autrement dit, l’expérience du voyage s’intègre pleinement à l’existence du sujet voyageur, elle participe, au travers et au-delà du voyage, à sa construction identitaire et de sens, en somme à l’évolution de sa conscience.

En introduction de ce quatrième chapitre, nous exposerons d’une part les conditions préliminaires aux entrevues (non directives) suivies des circonstances dans lesquelles furent collectées des données – c’est-à-dire des récits de voyage – et, d’autre part, la structure de présentation du terrain d’enquête.

Préalable aux rencontres et contexte des entrevues
Quelques jours avant chaque rencontre et le jour même de la rencontre, il convient de présenter – ou de rappeler – et toujours de valider auprès du sujet, le cadre de l’entrevue ainsi que les conditions de participation à l’étude. Sommairement, il s’agit :
- de rappeler au participant le sujet, l’objectif de la recherche et le but de l’entrevue ;
- d’exposer le type de la collaboration entre l’interviewer et l’interviewé, les conditions de l’entrevue et valider les conditions déontologiques : enregistrement audio de l’entrevue, confidentialité, anonymat, accès à l’information ;
- de présenter des principaux thèmes qui seront abordés lors de l’entrevue : l’appel du voyage et l’intention de départ, la rencontre avec l’Autre (la Nature, les êtres humains, les idées), les épreuves et dépassements de soi, les sensations et émotions, les apprentissages et révélations, l’évolution de la conscience à travers le voyage ;
- de s’assurer que l’interviewé est à l’aise avec le cadre de l’entrevue et répondre à ses réactions et interrogations s’il y a.
Les entrevues visant à recueillir les récits de voyage ont eu lieu dans des conditions préalablement convenues entre l’interviewé et l’interviewer, autrement dit dans des espaces-temps propices au partage de leurs expériences du voyage. Deux entrevues de deux à trois heures ont été réalisées avec chacun d’entre eux. Jean-Séb fut rencontré au mois de février 2009, c’est-à-dire au terme de son voyage, à Montréal (Québec, Canada). De plus, une rapide troisième entrevue eut lieu avec ce premier sujet en mai 2009 afin d’obtenir des compléments de réponses. Val fut également rencontré en février 2009 à Montréal alors que son voyage était achevé. Quant à Bruno, sa rencontre fut des plus fortuites : c’est au Pérou, au cœur de la jungle amazonienne (à ‘Kapitari’, dans la région d’Iquitos), que nous avons réalisé ces interviews ; à cette époque, en mars 2009, Bruno était alors toujours en cours de voyage. Au-delà des entrevues, l’analyse des voyages de Jean-Séb et de Val se fondera également sur une assise documentaire, c’est-à-dire sur les carnets de voyages que ceux-ci ont rédigés au fil de leurs périples ; ainsi, leurs citations viendront compléter et agrémenter les témoignages recueillis en face-à-face.  

Montage du terrain d’enquête et protocole d’analyse
Nous structurerons notre analyse et notre interprétation des données en cinq phases. Cette démarche analytique se déploie en fonction des thématiques a priori (issues du cadre théorique) et permet de dévoilement progressif des catégories émergentes.
1) La présentation des voyageurs,
2) L’attrait pour l’ailleurs et les intentions de départ,
3) L’expérience du voyage et la rencontre de l’Autre,
4) Le dévoilement des données émergentes et des univers de sens,
5) L’évolution de la conscience à travers le voyage.
Les phases deux et trois suivent la logique – ou plus précisément la chronologie – du voyage : avant, pendant et au terme du voyage. Lors de la troisième phase, nous laisserons abondamment la parole aux interviewés et parfois même nous ne ferons qu’ajouter de brefs commentaires éclairants à de long passages de récits ; cette formalisation à pour but de faciliter la décentration et l’immersion du lecteur dans la peau du voyageur, afin que ce premier puisse plus aisément suivre et comprendre le cheminement de ce second. Au cours de la quatrième phase, nous tisserons les liens de relation entre notre cadre théorique et les résultats de l’enquête terrain ; ainsi, nous mettons en perspective et interprèterons les données émergentes et les univers de sens qui se dévoilent de cette recherche. Enfin, lors d’une cinquième phase, nous porterons un regard nouveau sur les résultats de notre enquête ; en ce sens, notre perception et notre interprétation des résultats (les données qui ont trait à l’évolution de la conscience) seront éclairées par un modèle de développement humain.

4.1  Présentation des voyageurs   

Notre terrain d’enquête recouvre les récits de trois voyageurs personnifiant la figure du voyageur esthète et philosophe, telle qu’elle est présentée au sein du cadre théorique. Le premier voyageur qui sera dévoilé, Jean-Séb, est d’origine québécoise ; les deuxième et troisième, Val et Bruno, sont d’origine française. Ces voyageurs ont longuement voyagé hors de leur pays d’origine. Tous ont découvert une vaste diversité naturelle, des plaines et des montagnes, des forêts et des déserts, l’effervescence de grandes villes, le calme et la solitude au milieu de nulle part, des cultures radicalement différentes et aussi des ressemblances humaines.
Nous nous proposons tout d’abord d’exposer dans un tableau récapitulatif des circonstances de leurs voyages, puis de présenter concisément leurs origines, parcours et traits de caractères, ainsi que leurs états d’esprit d’avant le voyage.

Tableau 4.1     Signalétique des voyages





Voyage de JEAN-SÉB
Voyage de VAL
Voyage de BRUNO
Pays explorés et  itinéraire :
Maroc, Égypte, Turquie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, Ukraine, Russie, Mongolie, Chine, Népal, Inde (douze pays).


Pays explorés et  itinéraire :
France, Espagne, Maroc, Mauritanie, Sénégal, Argentine, Chili, Nouvelle-Zélande, Australie, Vietnam, Cambodge, Thaïlande, Laos, Chine, Tibet, Népal, Inde, Pakistan, Iran, Turquie, Grèce, Albanie, Monténégro, Croatie (vingt quatre pays).
Pays explorés :
Pérou, Bolivie, Brésil
(trois pays).


Durée du voyage :
quinze mois.
Durée du voyage :
quinze mois.
Durée du voyage :
vingt et un mois, soit seize mois en Amazonie (dans la région d’Iquitos, au Pérou) et cinq mois à travers la Bolivie, le Brésil et le Pérou.
Dates du voyage :
de janvier 2007 à avril 2008.
Dates du voyage :
d’octobre 2002 à février 2004.
Dates du voyage :
entre les mois de février 2006 et de mai 2009 (soit quatre séjours intercalés par des retours en France).

4.1.1  Profil de Jean-Séb

Né en 1980, de nationalité canadienne, Jean-Séb est originaire de Sherbrooke et a grandi à Sherbrooke, au sein de la province du Québec. Il oriente ses études dans les sciences appliquées, en science de la nature et en génie informatique. Ces études dénotent chez lui son côté rationnel ; ainsi, il se juge comme étant « quelqu’un d’assez terre à terre ». En marge de ce parcours académique, au secondaire, il a étudié en éducation internationale ; il a donc un intérêt pour les autres cultures et pour des questions d’ordre universel. Il se dit vouloir gagner sa vie de ses idées et de ses créations. En ce sens, il s’est orienté vers le domaine du logiciel puisqu’il le jugeait versatile ; il est ainsi devenu développeur de logiciels à Montréal. Néanmoins, dans ce domaine, il n’a jusqu’à présent que très peu trouvé de satisfaction, car contraint par les directives de l’employeur et par les moyens financiers. Déçu de ne pouvoir exprimer sa créativité, il a eu une réflexion profonde qui a contribué à ce départ en voyage : « J’ai en quelque sorte voulu remettre en question la société dans laquelle je vivais ». Une part de lui voulait explorer d’autres horizons, au-delà des limites de sa vie quotidienne : « la routine ne me satisfait pas, il me manque de l’incertitude, du défi et de la liberté […], je voulais m’exposer à quelque chose de différent pour y trouver de l’inspiration, des idées nouvelles, du changement sur le plan personnel ». Enfin, se sentant débrouillard et capable de faire face aux imprévus, il recherche la mise à l’épreuve dans de nouveaux contextes. Après avoir longuement mûri cette idée de voyager, ce premier long périple, réalisé en 2007 et 2008, se présente à lui sous la formule d’une initiation. Aujourd’hui, en 2009, Jean-Séb réside à Montréal et projette de réaliser de nouveaux voyages en solitaire.

4.1.2  Profil de Val

D’origine française, Val est né en 1978 et a grandi dans une petite ville de Champagne-Ardenne, dans le nord-est de la France. Issu d’une famille relativement aisée, il a eu une enfance et une adolescence plutôt faciles. Il développa très jeune son goût pour l’aventure. Au cours de ses années de jeunesse, il fut scout de France pendant huit ans. En groupe, ils partaient à l’aventure camper pendant plusieurs semaines dans la nature. Autonomes, ils installaient leurs camps, construisaient leurs tables pour manger, faisaient du feu, allaient toquer à la porte des gens en cas de besoin, etc. Puis, passionné de plongée sous-marine et du commandant Cousteau, il devint moniteur et voyagea pour faire de la plongée. Ainsi, le scoutisme et la plongée sous-marine ont influencé la construction de ses envies de voyage. À dix huit ans, il partit seul avec son sac à dos en Norvège pour y travailler pendant deux mois d’été. Seul à l’étranger pour la première fois, il sillonna la Norvège et la Suède, il travailla dans des lieux exotiques, sur des îles désertes, dans un élevage de poissons. Ce fut pour lui une découverte de paysages, de cultures, de sensations. Également, dans le cadre de ses études pour devenir ingénieur agronome, il partit à l’étranger pour réaliser des stages. En 2001, naît l’idée de faire un tour du monde à vélo. Un an plus tard, il pédalait sur les routes du monde en compagnie d’un autre voyageur, Sébastien. Aujourd’hui et depuis quelques années, Val vit à Montréal, au Québec. Travailleur autonome, il exerce dans le domaine du photojournalisme et, lors de certaines missions, il est amené à se déplacer à l’étranger.

4.1.3  Profil de Bruno

D’origine française et bretonne, né à Nantes en 1976, Bruno est forestier de formation. Il se définit comme une personne nonchalante et mélancolique, enjouée, contemplative, de nature distraite et plutôt rêveuse. Il a un fort esprit critique et de contradiction, « souvent plus par principe plus que par raison » comme il l’avoue ; il aime se confronter aux autres et cherche à mettre en déséquilibre les informations qu’il reçoit. De plus, il a parfois tendance à laisser faire les choses, à déposer la responsabilité sur autrui, comme, durant sa jeunesse, sur son grand  frère protecteur, droit et sérieux. Il a également une tendance à l’excessivité et à la démesure ; en ce sens il dit : « je préfère manger une tablette de chocolat le samedi plutôt que de me restreindre à en manger un simple carré tous les soirs de la semaine ». De plus, depuis son enfance, il sent résonner en lui la souffrance, la misère du monde, les injustices sociales, etc. Dans sa famille, son grand-père ayant été guérisseur, sa mère elle-même ayant eu des dons, il a toujours pensé contenir en lui une force mystérieuse, un quelque chose de magique et de bienfaiteur (pour guérir) qui lui serait à découvrir. Enfin, Bruno se définit fondamentalement par la relation qu’il entretien avec la Nature : amoureux de la Nature et captivé par les mystères qu’elle recèle, il cherche à mieux l’appréhender, non pas pour l’utiliser à n’importe quelle fin mais pour vivre en harmonie avec. Alors qu’il réside au Pérou et plus précisément dans la jungle amazonienne (dans la région d’Iquitos) depuis plus de deux années, il projette de revenir vivre en France au courant de l’année 2009.

4.2  L’appel de l’ailleurs et l’intention de départ

L’appel de l’ailleurs et de l’Autre est une inspiration, une invitation au voyage. L’intention d’explorer un nouvel horizon naît, quant à elle, de cet appel et prépare au détachement du pays natal et à l’expérience du voyage. Sur ces thèmes, qui concernent les trois voyageurs que nous avons interviewés, nous amorçons l’analyse des récits de voyage.
En guise d’introduction à cette partie, mettons à contribution le poète Jean-Michel Aune. Celui-ci a, en 1998 et 1999, écrit trois poèmes sur l’appel et l’attrait de l’ailleurs, sur l’ailleurs au sein duquel vogue et évolue le voyageur. Ces poèmes, publiés dans l’ouvrage intitulé Vers graves ou légers (Aune, 2003, p.14-17, p.24-25) sont également présentés dans l’appendice F de ce travail de recherche. À leur lecture, nous ressentons et comprenons qu’un mystère contenu dans l’ailleurs attire, séduit, intrigue, fascine, invite au questionnement et à l’action. Au loin, gît une lumière, ailleurs est un espace d’errance et de liberté, un horizon de découverte et d’espérance ; telle est la perception commune aux voyageurs interviewés. Détachés de leurs quotidiens de vie, tous disent s’aventurer dans l’ailleurs afin de jouir d’une liberté ; chacun d’eux l’envisage comme un hasard à explorer, comme un lieu empli d’une diversité – imaginée ou inconnue – qui leur sera à découvrir.
Penchons-nous tout d’abord sur la démarche de compréhension du chercheur quant à l’appel de l’ailleurs et à l’intention de départ. Lors des interviews, face à ces voyageurs qui disaient avoir ressenti un appel, j’avais à l’esprit une interrogation à deux volets. Cet appel est-il simplement le reflet d’un ailleurs attrayant ? Ou n’est-il pas avant tout en soi, venant de soi et se projetant sur l’Autre ? À l’écoute des témoignages, je me suis efforcé d’identifier et de définir cet appel. Demandant subtilement aux voyageurs d’élaborer davantage sur ce mystérieux appel, je me suis rendu compte qu’il était bien difficile voire hasardeux de le comprendre (et sans doute impossible de l’expliquer, bien que ce ne soit pas ici le but recherché). Au terme des premières entrevues, cet aspect – l’appel de l’ailleurs – étant demeuré flou, je ressentis le besoin d’un éclairage théorique en la matière. Je me tournai alors vers le philosophe Paul Ricœur. Dans l’ouvrage Soi-même comme un autre, ce dernier penche pour la seconde conception telle que précédemment évoquée ; autrement dit, l’appel serait en soi. Fondant sa pensée sur l’idée d’un appelant assimilé au Dasein heideggérien, selon lui, « la conscience ne dit rien : pas de vacarme, ni de message, mais un appel silencieux », cet « appel ne vient pas d’un autrui, il vient de moi et pourtant me dépasse » (Ricœur, 1990, p.401). Lors des secondes entrevues, je suis revenu sur ce thème et j’ai encouragé les participants à l’enquête à s’exprimer plus abondamment sur la provenance de cet appel, sur son contenu et sa force. J’ai pu voir se confirmer la pensée de Ricœur. Chaque voyageur dit s’être senti submergé, envahi, enivré, par l’idée d’explorer un ailleurs. Deux d’entre eux, Jean-Séb et Val, dont la démarche fut celle de réaliser un tour du monde et donc de découvrir de multiples territoires et peuples, n’ont su précisément exprimer cet appel, bien qu’ils affirment l’avoir ressentir en dedans d’eux-mêmes. L’ailleurs appelant était pour eux le monde dans toute sa diversité, l’étranger dans sa pluralité, les autres cultures aussi variées soient-elles. En revanche, Bruno, le troisième interviewé, dont la principale destination fut le Pérou, mentionne qu’il s’est senti appelé par la forêt amazonienne et que cet attrait à macéré en lui depuis son enfance. Il ajoute être fasciné par les mystères du monde et intrigué par les secrets que renferme la jungle péruvienne. Dès lors, pour les trois voyageurs, c’est un inconnu qui les a appelé et les a motivé, qui a déclenché et initié leur voyage. Nous reviendrons sur chacun des trois cas afin d’exposer individuellement leurs spécificités quand aux conditions du départ.
De plus, au-delà de leurs particularités, pour chacun d’eux une situation de déséquilibre – une situation de crise[2] existentielle (événement charnière ou phase décisive porteuse d’espoir) – a précédé l’intention de voyager. Ils ont remis en question leur quotidien et se sont ouverts à une nouvelle perspective de vie ou plutôt de voyage. Ils se sont senti portés ou attirés par l’idée d’un ailleurs, par un quelque chose d’autre difficilement définissable, ou du moins dont la définition reste de surface, autrement dit par une destination ou par un lieu concret dont ils ont entendu parler et qu’ils s’imaginent, par un projet de voyage original et inspirant. Leurs motivations envers l’Autre et l’ailleurs sont nées, elles se sont construites puis confirmées jusqu’à ce qu’ils entreprennent de les réaliser.
Il y a des individus qui y croient et acceptent – plus ou moins spontanément, suite à une réflexion plus ou moins longue – la voie nouvelle ou l’appel qui se présente à eux. Certains même sont sujets à des inclinations auxquelles il leur est impossible de résister. D’autres ignorent l’appel, ils le rejettent, pensant que le risque est trop grand, pensant qu’il y a plus à perdre (un confort, une sécurité, etc.) qu’à y gagner (?), pensant que la nouvelle idée imaginée ou révélée ne peut être réalisée concrètement ou qu’il ne serait pas raisonnable de la mettre en pratique. Peut-être que ces personnes manquent de confiance en elles, de courage, peut-être que l’appel n’est pas assez fort, peut-être que ces personnes n’observent pas suffisamment les indices qui se présentent à elles, peut-être que se laisser guider par ces indices serait insensé! Nous venons d’évoquer simplement ces quelques situations plausibles et hypothèses générales afin de monter qu’une idée de voyage (que l’appel soit suivi d’une intention ou non) ne rime pas nécessairement avec un départ en voyage. Par contre, nous nous proposons ici de décrire l’appel tel que perçu et accepté par les trois voyageurs rencontrés, que ce soit une simple tentation, une invitation au voyage ou un appel irrésistible.
Dans le cadre de cette présente recherche, quelles formes cet appel peut-il revêtir ? : un appel au voyage, de la Nature, un appel de l’ailleurs, de l’autre monde, un appel vers le lointain, vers l’inconnu, vers un horizon sans limite, aux limites imaginaires, au-delà de la réalité apparente et tangible tel qu’on la connaît, un appel à la rupture vis-à-vis d’un quotidien, un appel à la liberté, etc. Les trois voyageurs interviewés ont ressenti l’appel sous ces formes. Cet appel a surgi, ils l’ont capté, ils y ont répondu, ils l’ont accepté et écouté, alors qu’ils auraient tout autant pu l’ignorer ou le rejeter. Accepter cet appel, c’est déjà amorcer un changement personnel chez le voyageur qui en est investi, c’est décider de s’aventurer vers un nouvel horizon source d’initiation et d’évolution sur le plan individuel.
Puis, de l’appel proviennent l’intention de voyager, l’envie, la quête et la séparation. L’appel résonnant en soi attise les sens et stimule des envies : l’envie de découvrir, de rencontrer, de se confronter, de changer, de s’élever. De l’envie se profile parfois une quête[3], plus large et plus profonde, autrement dit la recherche, versatile ou obstinée, d’un quelque chose au caractère fondamental ou précieux qui en fait un objet convoité : la vérité, la connaissance, le beau, etc. La quête commune aux voyageurs interviewés est d’ordre esthétique (la recherche d’émerveillement, de sensations et de perceptions nouvelles, dans le panorama et dans le poétique) et philosophique (la recherche de connaissances, apprendre des autres, mais aussi apprendre aux autres) ; elle s’intègre dans une vaste quête de soi : une quête identitaire, existentielle, initiatique, voire spirituelle pour l’un d’entre eux. De là, a émergé et s’est construit, pour chacun d’eux, un projet de voyage, De là, sont nés des attentes et des espoirs face à l’expérience du voyage – face à l’Autre, face à soi-même – car la quête implique nécessairement l’événement de la rencontre à venir, car commencer un voyage signifie toujours se donner un espoir, un espoir initiateur et porteur qui sera mis à l’épreuve de l’Autre.
Comme nous le verrons au cas par cas, le départ en voyage implique une séparation, une décentration et le début d’une initiation[4]. Pour Pierre Saint-Armand, « Le voyage est toujours l’épreuve d’un déracinement, d’un détachement. On quitte son assiette, on devient étranger, on perd ses habitudes » (Saint-Armand, 1991, p.66). En ce sens, renonçant à son assiette coutumière, ce voyageur est voué à l’inconstance des eaux, à la différence des peuples. En d’autres mots, cette séparation initiale se définit par le détachement de l’individu de sa vie quotidienne et ordinaire, de son univers de vie culturelle et sociale de tous les jours ; en bref, celui-ci s’éloigne du connu et s’avance vers l’inconnu. Le départ en voyage implique un double mouvement, un besoin d’évasion et un désir d’ailleurs, une double volonté, celle d’une séparation – évasion ou fuite – et celle d’une quête. Puis il est marqué par un déplacement – le départ, le vol et le transit, le passage de frontières, l’arrivée sont en quelque sorte des rites de passage[5] – et par un sentiment d’émancipation, de libération. Le néophyte voyageur quitte alors un monde pour en découvrir un tout autre, nouveau, incertain, ambigu et souvent déroutant. Par l’acte de la séparation, le voyageur quitte alors son état d’avant, il se détache de ses repères habituels, généralement confortables et sédentaires, pour s’apprêter à pénétrer un espace extraordinaire, autant merveilleux que périlleux. En cela, il quitte la sphère du profane pour pénétrer la sphère du sacré[6].
Pour chacun des voyageurs, nous présentons donc ci-après les conditions initiant le départ, c’est-à-dire les prédispositions de l’esprit avant l’expérience concrète du voyage en terre étrangère. Trois phases majeures sont ici à l’étude :
- L’appel et l’attrait de l’ailleurs,
- L’intention, l’envie et la quête,
- Les attentes et les espoirs face au voyage, face à l’Autre et face à soi.

4.2.1  Les motivations de Jean-Séb initiant le départ

L’APPEL ET L’ATTRAIT DE L’AILLEURS
L’idée qui dominait et qui invitait au départ était un appel profond :

Avant tout, j’étais attiré par l’ailleurs, j’étais porté par la curiosité de voir ce qui se passe ailleurs, de découvrir en profondeur d’autres endroits, de connaître comment les gens vivent ailleurs, comment ils pensent. Je voulais connaître des gens d’autres cultures par l’expérience concrète de leurs modes de vie. Je voulais voyager pour pouvoir avoir une plus large compréhension du monde et de l’humanité.

Puis, l’appel du voyage s’est intensifié ; à un moment donné, il était trop fort pour ne pas y prêter une grande attention. Alors, après mûre réflexion, il a décidé de saisir cette opportunité comme une chance qui se présentait à lui, ou plutôt, comme il le dit, il a entrepris de passer cette « porte ouvrant vers quelque chose de plus grand ». Dans cet état d’esprit, il s’est lancé dans ce tour du monde.

L’INTENTION, L’ENVIE ET LA QUÊTE 
Par l’expérience du voyage, Jean-Séb recherche l’ouverture au monde, à l’humanité à l’universel. En effet, tel le philosophe, il est apprenti universaliste : « Ma quête était une quête d’universalité par l’apprentissage expérientiel… une quête d’être universel, de pouvoir exister dans l’inconnu, dans plusieurs contextes, dans différentes cultures, dans différentes sociétés ». Également, et cela reviendra à plusieurs reprises au cours de nos entrevues, il recherche l’émerveillement à travers l’imprévu, l’exceptionnel, l’inédit, …, dans la Nature surtout mais aussi dans les relations humaines. Au cours de l’une de nos rencontres, il témoigne de ce qui le porte dans le voyage :

J’étais constamment émerveillé par le nouveau, par les autres cultures que je rencontrais. J’étais émerveillé de me sentir seul, loin de chez moi, de découvrir l’ailleurs, d’autres paysages et d’autres cultures. Je recherche une beauté intérieure, celle de l’émerveillement, un émerveillement que l’on ressent en dedans de soi.

Il se positionne sur un chemin hasardeux à explorer et s’y présente seul, parce que seul devant l’épreuve, on se découvre et on apprend davantage : « Je voulais me retrouver dans des situations inattendues, dans des situations que je ne pouvais imaginer. Je recherchais la solitude avec moi-même, je voulais mettre à l’épreuve ma capacité à être seul et vivre le bonheur en solitude ». Au début de notre première entrevue, je comprends que la curiosité, la quête et l’intention de voyager ne sont pas premières (lors de la seconde entrevue, Jean-Séb me le confirmera) ; elles ont suivi un appel, un appel du voyage qui, comme nous le disions précédemment, a macéré en lui puis qui l’a envahi. Dès lors, ne pouvant y résister, il a accepté cet appel, il l’a écouté, il l’a intégré. Ensuite, sa curiosité pour l’ailleurs a augmenté, son intention, sa quête et son projet de voyage se sont dessinés. Ainsi, il a rompu avec son quotidien de vie et s’est lancé dans ce voyage.

LES AUTRES ÉLÉMENTS DÉCLENCHEURS AU VOYAGE 
À un moment donné, le contexte de vie s’est prêté à remplir cette curiosité pour l’ailleurs ; ainsi, sa quête et sa volonté d’apprendre par l’expérience purent se mettre en application dans la réalisation d’un long voyage. Ci-après, il décrit concisément les circonstances propices à son départ en voyage : « Toutes les conditions favorables étaient réunies pour partir : j’avais terminé mes études, je n’avais pas d’attaches […], également ma situation financière ouvrait la porte au voyage ».

LES ATTENTES ET ESPOIRS FACE AU VOYAGE, FACE À L’AUTRE
Après s’être quelque peu documenté, Jean-Séb se sentait prêt à partir à l’aventure ; il avait un espoir mêlé d’envies, celui de faire des découvertes, de nouvelles rencontres, de se confronter aux autres et aux difficultés pour apprendre d’eux et d’elles. Face à tout cela, il affichait une grande confiance : « C’est comme être en haut d’un tremplin de dix mètres et savoir que la chute allait être agréable même si on ne l’a jamais connue ».

4.2.2  Les motivations de Val initiant le départ

L’APPEL DE L’AILLEURS ET L’ENVIE
À la lecture du livre On a roulé sur la terre d’Alexandre Poussin et de Sylvain Tesson (1999), il fut captivé par le périple de deux jeunes partis faire un tour du monde à vélo. Cette idée originale résonnant en lui, il eut la forte envie de se lancer le même genre de défi. N’étant pas d’une nature expansive, Val eu le besoin de se prouver à lui-même qu’il était capable de s’imposer la réalisation de choses hors du commun, pour ensuite les montrer aux autres. C’est à partir de là qu’il décida de monter ce projet de tour du monde à vélo. Étant déjà attiré par l’ailleurs depuis son enfance, pour ce qui est de ce tour du monde à vélo, il fut davantage appelé par l’originalité de ce projet et le défi qui l’accompagnait.

L’INTENTION, L’ENVIE ET LA QUÊTE 
Dans ce voyage, il y a un côté évasion. Val avait besoin de partir pour provoquer des changements en lui. Ce voyage est en quelque sorte une évasion de la société de consommation, même s’il estime que, de son œil éclairé, c’est la société de consommation qui a permis ce voyage, c’est cette dernière qui a créé cette forme de voyage : le voyage hédoniste (voyager pour le plaisir de voyager), le voyage en quête de soi, des autres, de découvertes. Au-delà des paysages traversés, aussi magnifiques soient-ils, Val recherche, également et surtout, l’échange avec des porteurs de cultures différentes, les rencontres nouvelles et originales, intenses et éprouvantes :

J’avais envie de me retrouver dans l’aventure, dans des galères, de sentir la peur, l’épuisement…, d’expérimenter ces sensations de vie, de manière plus extrême que dans la vie de tous les jours où finalement tout est un peu trop facile à un moment donné…, l’envie de prendre des risques, […] des risques qui font avancer dans la vie.

Une dimension initiatique complète la quête de Val. Imaginant l’exploit réalisé de ce tour du monde, il se dit : « Si je fais ça peut être que je vais en revenir transformé, plus adulte… comme dans un rite initiatique ».

LE PROJET DE VOYAGE
Ce projet s’exprime simplement : faire le tour du monde à vélo. Dans ce périple, il se lance en compagnie d’un autre aventurier dénommé Sébastien, ce dernier le rejoignant sur une même double volonté, celle de se mettre à l’épreuve et d’explorer le monde. Le mode de voyagement qu’est le vélo est idéal selon Val. En vélo, au contact de la Nature, on se dépasse soi-même physiquement, « on se jette à nu dans le monde, sans protection, sans barrière, sur le terrain, les mains dans le cambouis… ». De plus, ce voyage à vélo n’est pas simplement une question de dépassement physique ; au-delà de cette dimension sportive, il y a surtout une notion d’aventure humaine car, pour Val, ce voyage rime fondamentalement avec la rencontre de l’autre culture, de l’autre mode de vie, de pensée et d’agir.

LES ATTENTES ET ESPOIRS FACE AU VOYAGE, FACE À L’AUTRE
Ce voyageur à vélo traversant les continents, espérait apprendre, se découvrir, se dépasser, s’accomplir courageusement dans ce voyage : « J’espérais apprendre des choses, parfois des choses bien pratiques ; je voulais me prouver à moi-même que j’étais capable de m’en sortir ; j’avais envie d’avoir des raisons de me dépasser, de me sentir fier de moi ». Il ajoute également : « J’avais envie de vivre des choses originales, des aventures incroyables, de me retrouver dans des situations inimaginables, de vivre des expériences qu’un jour je pourrais peut-être raconter à mes petits enfants ». En cela, nous comprenons qu’il recherche et espère une existence dans le voyage qui soit pimentée et pittoresque, dont les péripéties, aussi extraordinaires puissent-elles être, deviendraient un jour l’objet d’un partage au contenu tant merveilleux que fascinant pour de jeunes enfants.

4.2.3  Les motivations de Bruno initiant le départ

L’APPEL ET L’ATTRAIT DE L’AILLEURS
Déjà enfant, Bruno a ressenti l’appel de la forêt : « J’aimais monter aux arbres, sentir le vent… je m’intéressais aux insectes, à la Nature… ». Captivé, intrigué, émerveillé, il dit avoir toujours ressenti le mystère contenu dans la Nature et « l’existence de choses qui nous dépassent ». Il est fasciné par le Pérou et par la forêt amazonienne. Il décrit sa destination de voyage comme un monde imaginé : « Le Pérou c’est les Incas, l’or du Pérou, toute la magie qui a marqué dans ma jeunesse avec le dessin animé Les mystérieuses cités d’or, c’est un peu ma destination de rêve ». De plus, des lectures, comme celle du livre intitulé L’alchimiste de Paulo Coelho, l’ont inspiré et ont nourrit sa quête initiatique.

L’INTENTION, L’ENVIE ET LA QUÊTE 
En quête de soi, de son potentiel, à la découverte du monde, de la nature sauvage et de ses secrets, il part en voyage – dans un espace sacré – tel un valeureux explorateur mythique : « Je suis beaucoup marqué par les quêtes initiatiques et par les légendes celtiques, par chevalier qui part en quête du Graal, à la recherche de quelque chose d’un peu divin, de la clé des mystères du monde ». En ce sens, au-delà des dimensions esthétique et philosophique, sa quête s’étend dans d’autres sphères : celles de la mystique et de la spiritualité.

LES AUTRES ÉLÉMENTS DÉCLENCHEURS AU VOYAGE 
Suite au décès de sa mère l’année précédente, avec un peu d’argent en héritage, la possibilité de partir s’est alors présentée. Par ailleurs, cette idée de voyage mûrissait, macérait en lui ; l’appel se faisait plus fort. Comme il le dit : « Ça faisait longtemps que j’en parlais alors je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir ce Pérou… j’ai décidé de partir ».

LES ATTENTES ET ESPOIRS FACE AU VOYAGE, FACE À L’AUTRE
Le but du premier voyage était d’aller au Pérou pour découvrir la mère des forêts : l’Amazonie. Aussi, il ressentait un besoin de faire la paix avec lui-même et un besoin d’évasion, de séparation. Après le décès de sa mère, après une rupture avec une personne avec qui il était resté pendant cinq ans, il ressentait un mal-être profond et souhaitait trouver un nouvel équilibre : « J’avais besoin d’aller voir ailleurs, d’aller plus loin, de creuser, de comprendre ».

Aussi nuancés soient-ils, les appels ressentis par ces trois voyageurs, leurs intentions et leurs espoirs se rejoignent sur plusieurs plans. Pour chacun d’eux, l’appel ressenti a nourri des désirs et une quête. En quête de soi, d’émerveillement et de connaissances, tous partent à la rencontre de l’Autre, de l’autre territoire (la relation avec Nature), de l’autre culture (la relation avec les individus), de l’idée nouvelle (la relation avec les idées ou essences spirituelles). Ayant répondu à un appel et confirmé leurs intentions de départ, tous se préparent à vivre une grande aventure, à cheminer longuement, à traverser de vastes espaces parsemées d’épreuves. Chacun d’eux a l’espoir de sortir grandi de cette expérience ; chacun d’eux aspire à une évolution personnelle, à une émancipation.
Au sein de la figure présentée ci-dessous, nous retranscrivons synthétiquement les traits communs aux trois voyageurs interviewés, et cela quant au processus initiant le départ :


Figure 4.1  De l’idée de voyager au départ en voyage.

Dès lors, de l’idée de voyager au départ en voyage, de l’intention à l’action, l’individu – le futur voyageur – se prépare et se prédispose (consciemment et inconsciemment) à explorer un ailleurs. Partant de sa vie ordinaire et quotidienne, son état d’esprit évolue progressivement à travers un processus de construction de sens qui le projette dans l’extraordinaire du voyage. Déjà à ce stade, le concept de soi (l’identité) est mis(e) à l’épreuve de l’altérité : son regard se porte vers un ailleurs qu’il s’imagine et désire ; il se décentre et se confronte à l’idée de ce que représente pour lui cet ailleurs.
Dans la prochaine partie de ce terrain d’enquête, nous analyserons l’expérience du voyage suivi de son dénouement. La figure présentée ci-après rappelle concisément le cheminement du voyageur, des étapes marquant le départ en voyage – que nous venons d’étudier – à la mise en marge (d’un quotidien, du connu) puis à l’aboutissement du voyage.


Figure 4.2  Le cheminement du voyageur : avant, pendant, après le voyage.

4.3  L’expérience du voyage : à la rencontre de l’Autre

Dans cette partie, comme dans celle qui la précède, nous structurons l’analyse des trois récits de voyage indépendamment les uns des autres ; nous commencerons par celui de Jean-Séb, nous poursuivrons avec celui de Val et nous terminerons par celui de Bruno. Pour chacun d’entre eux, nous présenterons un résumé du parcours puis nous déroulerons notre analyse des rencontres et épreuves, des sensations et émotions, des apprentissages et révélations qui se produisent pendant le voyage, voire au-delà du voyage. Ces thèmes (en italique) ou catégories a priori, sont issus de l’exploration théorique et structurent notre analyse des récits. En ce sens, au sein des trois prochains sous-points (4.3.1 ; 4.3.2 ; 4.3.3), nous relaterons les expériences vécues par chacun des trois voyageurs interviewés. Généralement, nous laisserons l’auteur-voyageur exprimer amplement et en ses termes[7] ses contenus de voyage et ensuite nous les commenterons concisément. Dans de rares cas, nos commentaires précèderont les citations du voyageur.
Dès lors, nous dévoilerons progressivement chaque expérience de voyage et l’inscrirons au sein de la structure thématique suivante :
1) Résumé du voyage (périple ou séjour à l’étranger),
2) La rencontre avec l’Autre et l’épreuve de l’altérité,
3) Les sensations, émois et émotions dans la rencontre,
4) Les apprentissages et les révélations, autrement dit les effets signifiants du voyage, ceux qui occurrent pendant ou au-delà du voyage,
5) Le dénouement du voyage.
Cette structure ne peut présenter de manière radicalement dissociée les rencontres, les émois du voyageurs et les effets signifiants du voyage dans la mesure où ces contenus se lient intimement les uns aux autres et s’incorporent au sein d’une expérience globale. Bien que nous les relaterons et les commenterons indépendamment, précisons dès à présent que les éléments catégorisés se rejoignent et s’intègrent résolument dans cette présente structure d’ensemble, une structure au demeurant perméable et flexible, comme l’est toute expérience humaine. En effet, puisqu’il ne peut y avoir de sensation ou d’émotion sans épreuve de l’altérité, puisque l’apprentissage expérientiel se fonde sur le vécu de la rencontre, alors ces trois dimensions (la rencontre, l’émotion, l’apprentissage) impliquent, au-delà d’un contenu qui leur est propre et qui les définit, d’être étudiées et analysées en relation les unes aux autres. En ce sens, nous retrouverons inévitablement des éléments liés à l’apprentissage et à la révélation au sein de la partie intitulée « La rencontre avec l’Autre et l’épreuve de l’altérité », de même qu’au sein de celle dénommée « Les sensations, émois et émotions dans la rencontre » et réciproquement. Autrement dit, chaque élément de récit de voyage, exposé formellement au sein de l’une des trois grandes catégories définies a priori, s’attache à chacune des deux autres. Ainsi, les effets signifiants du voyage (les apprentissages et les révélations) s’associent fondamentalement aux rencontres éprouvées (l’épreuve de l’altérité et la relation à l’Autre) et à un vécu sensible (les sensations et les émotions). De la sorte, se forme un ensemble thématisé et fusionnel, c’est-à-dire une expérience du voyage, décomposable localement et globalement cohérente, sur laquelle nous porterons un regard englobant et que nous nous efforcerons d’interpréter de manière intégrale.
De plus, nous ne pouvons étudier ce tout, cette expérience de vie, de façon exhaustive. Le contenu du voyage ne peut être décrit dans son entièreté par le sujet ni analysé sous toutes ses facettes par un seul regard englobant, celui d’un chercheur. Aussi, nous préférons adopter une approche plus sélective des récits de voyage collectés. De toutes les rencontres et de toutes les situations de voyages, il y a de celles qui, dans l’instant vécu, laissent le voyageur en quelque sorte indifférent et insensible. En lui, elles ne procurent peu ou pas de stimuli, peu ou pas d’émois, pas de troubles, pas d’excitations, pas de déséquilibre, pas de bouleversements, etc. Elles sont sans saveur, monotones, banales et ordinaires, ou du moins elles sont vécues comme tel par le sujet. Ces scènes ne font que se dérouler. Elles se réalisent, semble-t-il, sans effets immédiats sur la conscience du voyageur. Pour autant, certaines d’entre-elles peuvent, après coup, susciter en lui des réflexions et des prises de conscience ; pour autant, toutes les rencontres contribuent fondamentalement à l’évolution du sujet. Cela dit, dans cette partie du mémoire, nous nous concentrerons sur la description et l’analyse des rencontres et des situations qui, dans l’instant présent, ont été éprouvées par le voyageur avec intensité et qui furent signifiantes à ses yeux : les relations qui non seulement ont captivé son attention, qui ont marqué sa mémoire et sa conscience, celles qu’il a énoncées spontanément lors des entrevues, mais aussi et surtout, celles qui demeurent les plus étonnantes parce qu’imprévisibles, les plus pittoresques et les plus originales, autrement dit celles qui furent les plus extraordinaires, celles qui furent perçues et éprouvées comme tel (car, partir en voyage, c’est vivre dans l’extraordinaire, c’est vivre en dehors du cours ordinaire des choses). En somme, les rencontres extraordinaires, éprouvantes et signifiantes sont celles sur lesquelles nous porterons notre attention, celles que nous analyserons et commenterons.
C’est ultérieurement, au point 4.5, que nous ficèlerons des étapes du parcours accompli, non géographiques, mais celles de sa conscience, de manière à tendre vers une compréhension à la fois plus précise et plus globale de l’évolution personnelle du voyageur esthète et philosophe à travers l’expérience vécue.

4.3.1  Le voyage de Jean-Séb

4.3.1.1  RÉSUMÉ D’UN LONG PÉRIPLE EN SOLITAIRE 

Initiant son voyage le 8 janvier 2007, Jean-Séb atterrit à Casablanca au Maroc ; ici il vivra son premier choc culturel. Chemin faisant, du Maroc à l’Inde, il traversera douze pays au fil d’un voyage de quinze mois. Il visitera trois continents : l’Afrique, l’Europe (de l’Est) et l’Asie. En somme, rappelons l’ensemble de ses destinations, dans l’ordre où elles ont été explorées : le Maroc, l’Égypte, la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, l’Ukraine, la Russie, la Mongolie, la Chine, le Népal et enfin l’Inde, sa dernière destination avant le retour au Québec. En ces lieux, il voyagera afin de satisfaire la curiosité pour l’ailleurs qui est la sienne, afin de découvrir d’autres visions du monde, d’autres modes de pensée et d’existence, afin de mieux se connaître lui-même et de s’ouvrir à de nouvelles perspectives de sens. En ces lieux, il rencontrera la Nature qui les compose et les habitants qui les peuplent ; il apprendra à les connaître et parviendra à mieux les comprendre. En d’autres mots, il découvrira et éprouvera une diversité naturelle et humaine qui sera pour lui source de multiples émerveillements et apprentissages. Il éprouvera également de longs moments de solitude et de liberté desquels se dégageront des enrichissements personnels.

4.3.1.2  LA RENCONTRE AVEC L’AUTRE ET L’ÉPREUVE DE L’ALTÉRITÉ

Les rencontres dues au hasard et l’accueil

Des rencontres qu’il fait et qui ont été facilitées par son organisation peu rigoureuse (c’est lui qui en témoigne), Jean-Séb découvre de nouvelles cultures et des modes de vie différents des siens. Nous exposerons ci-après un échantillon des rencontres dues au hasard.

Je me souviens très bien de la première fois où j’ai été accueilli chez des gens. J’ai rencontré Boushra dans un train, une gentille marocaine. On a discuté pendant le trajet et elle m’a invité chez elle. J’ai rencontré sa famille, son père Ali, son frère Malek. C’était un super accueil, c’était génial. Malek m’a fait découvrir la campagne marocaine et un marché qui rassemblait tous les gens du village. J’avais l’impression d’être dans l’authenticité de l’endroit, j’ai aimé ça.

De fil en aiguille, Jean-Séb, voyage et jouit de l’accueil de ses hôtes. Radija, jeune marocaine rencontré à Merzouga, lui a laissé les coordonnées d’une famille berbère chez qui elle a été accueillie à Tinerhir :

[Au Maroc, à Tinerhir.] J’appelle donc Saïd, un des enfants de la famille pour lui demander hospitalité. Dès le premier instant, il semble ravi de m’accueillir chez lui. Je suis encore une fois accueilli en roi dans le salon marocain. Durant mon séjour dans sa famille, Saïd s’occupe de moi comme d’un frère. Il me présente ses amis, me partage l’intimité de sa prière, m’emmène sur son lieu de travail, puis au hammam, une première expérience pour moi. Je crois que je n’ai jamais été aussi propre! (Carnet de voyage, 4 février 2007).

Du Maroc à l’Égypte, il apprécie l’accueil sincère que lui réservent les locaux, c’est-à-dire un accueil qui n’est pas pollué par des intentions de profit vis-à-vis du voyageur :

[En Égypte.] Ma plus belle découverte a été la gentillesse et la générosité des gens dont l’esprit n’est pas sous l’influence de la soif d’argent. […]. Leur empressement à aider, leur curiosité envers les étrangers […] et ce sincère "Welcome to Egypt!" m’auront touché à maintes reprises. Je ne compte plus les "Welcome to Egypt!". (Carnet de voyage, 17 février et 28 mars 2007).

En Ukraine, il partage également de bons moments avec Taras, un de ses hôtes qu’il croise fortuitement dans les rues de la ville de Lviv :

Taras m’emmène un peu plus loin pour me présenter à ses amis. […]. Après avoir fait connaissance avec le groupe, Taras m’invite à le suivre chez lui pour déposer mon sac. Il me sert un bon repas et me parle un peu de lui. Il vient de terminer sa maîtrise en histoire et est un nationaliste pur et dur. C’est un amant de la musique et des Carpates, un passionné de nature […]. Taras sera mon hôte pour une nuit de plus à chaque jour. Sa famille et ses amis seront les miens le temps d’un autre rêve. Avec sa copine Ulyana et sa sœur Natalya, nous ferons revivre Joe Dassin de nos voix au dessus des lacs, des champs et des forêts de Stanislaviv, sous les pluies et les arcs-en-ciel. Je découvrirai avec eux musiques et délices du pays. (Carnet de voyage, 4 juillet 2007).

Il reste durant une semaine chez Taras qui l’initie à la culture ukrainienne. Aussi, Jean-Séb décrit l’intensité de ses relations en voyage et ajoute que parfois elles lui procurent un sentiment d’intégration et d’universalité. Notamment avec Taras, ce sentiment naît et se concrétise en une amitié, une amitié partagée qui trouve son fondement au-delà des différences, au-delà d’un inconnu qui pourrait susciter la méfiance :

Le fait de savoir que ces moments passés ensemble ne vont pas durer longtemps, ça nous pousse de part et d’autre à augmenter l’intensité et la confiance. Ainsi, une relation d’une semaine se transforme en une amitié à vie. De part cette amitié, je me suis senti intégré dans cet ailleurs qui au départ était si mystérieux ; ça contribue un peu à atteindre cet objectif d’être universel. L’amitié est une belle preuve d’intégration. C’est génial de voir que des liens d’amitié peuvent se créer facilement entre personnes de cultures différentes.

Jouissant de l’accueil ukrainien, il couronne son passage en Ukraine par cette formulation : « Rencontre après rencontre, bières, repas, vodka, amitiés, nous n’aurons pas vu les limites de l’hospitalité et de la fraternité des ukrainiens » (Carnet de voyage, 11 juillet 2007).
[En Inde, à Kishnasar.] Jean-Séb a entendu parler d’un village tranquille de l’état du Rajasthan nommé Kishnasar et décide de s’y rendre. Il se renseigne pour y parvenir. Ceux qu’il questionne lui disent qu’ « il n’y a rien à voir là-bas, pas de temple, pas de monument ni d’architecture, rien ». Pourtant, il maintient sa trajectoire. Après avoir traversé le désert en autobus, il dit que « S’il n’y a rien à voir à Kishnasar, j’aurai au moins vu un petit bout de Rajasthan à l’état pur » (Carnet de voyage, 22 février 2008). Sur place, du haut d’une dune, il voit au loin marcher un enfant et tous deux se joignent. L’enfant l’invite au tournoi de cricket qui a lieu non loin de là et Jean-Séb se laisse entraîner. Il capte l’attention de tous les spectateurs comme des joueurs, et les enfants, curieux et intrigués par sa présence, forment un essaim autour de lui. Puis, un marchand l’en extirpe en l’invitant à le suivre pour lui présenter officiellement le Roi du village. Dans ce contexte, Jean-Séb se sent « étranger au cœur d’un Royaume ». Alors qu’il prévoyait de repartir dans l’après midi, il se voit convié à un repas et sera hébergé chez le marchant. Voici, dans les mots du voyageur comment se termine cette journée totalement inattendue :

On prend le chai en famille autour d’un petit feu de brindilles pendant que le froid du soir s’installe. Puis, on passe à la salle à manger où femmes et filles nous servent un succulent thali et un bol de lait chaud. À peine avons-nous terminé le souper, dehors, qu’un paysan crie quelque chose qui a l’air important. Le marchand se lève et me presse de le suivre dans son véhicule tout terrain : "c’est la chasse au tigre indien", dit-il en riant et en appuyant fermement sur l’accélérateur. […] Après quelques minutes de course dans les dunes, on aperçoit la bête : un ruminant géant qui doit se régaler des récoltes du Royaume. Des paysans […] nous suivent à la course pour mieux contraindre l’animal. La poursuite se termine lorsque la bête trace une courbe trop serrée pour nous. Elle nous a semés et on ne parvient pas à la retrouver dans l’obscurité. On se console de notre défaite en fumant un tabac sucré au chillum autour d’un feu de brindilles. (Carnet de voyage, 22 février 2008).

Quelques semaines plus tard, Jean-Séb est, une fois de plus, chaleureusement invité par d’autres inconnus. Cet accueil lui procurera la motivation nécessaire pour la suite de son voyage.

[En Inde, à proximité de Mumbai.] Au loin, un homme m’envoie la main ; je vais le voir. Il s’appelle Rahul. Il travaille dans un petit restaurant près de la plage. Ça tombe bien, j’avais oublié le souper. Ses amis et lui me préparent un bon biryani de fruits de mer et me proposent de dormir sous un abri sur la plage. Me baignant dans la mer sous les étoiles avant d’aller m’endormir sous les caresses du vent du large, je sais pourquoi je continuerai d’avancer demain. (Carnet de voyage, 19 mars 2008).

L’accueil du professeur Sunil

« Sunil nous fait le plus grand honneur en nous offrant généreusement l’hospitalité de sa famille dans leur coin de paradis » (Carnet de voyage, 19 décembre 2007).

[Au Népal, dans la ville de Dhulikhel.] On a été accueilli Jérémie [un voyageur, français, avec qui Jean-Séb fait un bout de chemin] et moi, chez Sunil. La condition qu’il nous a imposée pour nous héberger était que l’on devienne des népalais le temps de notre séjour chez lui, c’est-à-dire que l’on mange comme des Népalais, que l’on dorme comme des Népalais, que l’on vive comme des Népalais. C’est exactement ce que l’on recherchait Jérémie et moi, on était dans la même quête. […]. Sunil habitait dans un endroit paradisiaque, dans une maison de terre, dans des rizières, loin du confort. On a vraiment vécu sa vie à lui. On se levait le matin pour aller à l’école où il travaillait. La randonnée qu’il faisait tous les matins pour aller travailler était tout simplement magnifique. J’étais autant émerveillé par la nature que par la beauté de la relation avec Sunil. Ajouté à cet émerveillement tant recherché, le fait de se sentir intégré dans un autre milieu naturel, culturel, personnel, familial (avec les grands-parents, les cousins…) m’a donné ce sentiment d’être pleinement vivant et comblé… Ça m’a permis, jusqu’à un certain point, d’approcher un plus haut degré d’universalité. Ce moment et ces gens étaient authentiques, on se sentait en confiance. On ne ressentait absolument pas chez Sunil une volonté de retirer des avantages matériels de la relation qu’il avait avec nous ; il voulait vraiment nous faire vivre le Népal, il voulait nous faire partager son mode de vie et nous y intégrer.

Cette rencontre, l’une des plus significatives selon Jean-Séb, rejoint la notion de rencontre véritable décrite par Buber. En effet, ce moment vécu chez Sunil, en sa compagnie et en la présence de sa famille, nous apparaît authentique, de partage ; il est intensément et pleinement vécu par Jean-Séb en l’instant présent. Cette rencontre avec Sunil, également inscrite dans un lieu que Jean-Séb qualifie de toute beauté, est, pour lui source d’émerveillement. Nous comprenons que cet émerveillement ne se produit pas tant au regard d’une chose ou d’une personne ; il concerne davantage la relation éprouvée, c’est-à-dire ici la relation de bien-être que Jean-Séb vit avec un individu et avec la Nature.

La rencontre d’autres voyageurs

[En Inde.] J’ai aussi rencontré d’autres voyageurs plus âgés, notamment une femme de soixante ans qui voyageait seule et qui venait de traverser l’Iran et le Pakistan. Ce fut très inspirant pour moi de rencontrer ces gens qui, semble-il, sont restés jeunes dans leurs âmes. Au-delà de leur âge avancé, leurs regards étaient restés définitivement jeunes. Et moi qui pensais que je devais faire ce voyage maintenant parce que j’étais jeune! Ces rencontres m’ont ouvert vers d’autres possibilités, vers d’autres perspectives de voyage et de vie. La vieillesse fut donc inspirante. Il y a certaines portes qui restent ouvertes toute la vie ; avant j’avais tendance à penser que lorsque l’on arrivait à un certain âge ces portes se fermaient, comme la possibilité de voyager.

Jean-Séb s’ouvre, de par ses rencontres, à de nouvelles possibilités, à des projets ou modes de vie qu’auparavant il aurait jugé difficilement réalisables, voire impensables. Voyager ne serait pas tant un projet de jeunesse, mais bien plutôt un état d’esprit, un mode de perception – le regard voyageur – et un mode de pensée – la pensée nomade – qui peuvent être incarnés en toute personne et à tout âge.  

L’épreuve de l’administration

Ma principale difficulté en Égypte a été de faire face au système. Cette fois l’humour et la joie de vivre ne me sont d’aucune utilité. Le système me dit que je dois aller à Ottawa pour obtenir mon visa syrien, que je dois avoir une adresse au Caire pour envoyer un colis par la poste, que je dois payer le triple du prix normal pour le visa turc en raison de ma citoyenneté canadienne. […]. Un gardien d’ambassade me dit de revenir le lendemain à 7h du matin et celui du lendemain me dit que l’ambassade ouvre à 9h. […]. On ne voit pas que du beau et du gentil en voyageant. […]. Mais bon, je dois l’accepter, ça fait partie du voyage. (Carnet de voyage, 28 mars 2007).

Dans ses déplacements, Jean-Séb fait face à des complications, à la rigidité de systèmes sociaux et à des lourdeurs administratives. Sa liberté de voyager se trouve ici contrainte par des privilèges qu’il n’a pas, par des autorisations qu’il lui faut obtenir, par des formalités auxquelles il doit se plier. Ainsi, le voyage n’est pas fait que de moments heureux ; il comporte également des difficultés ou des obstacles auxquels il convient, par choix ou non, de se confronter, qu’il convient d’accepter et de dépasser (ou de contourner, en cas d’épreuves infranchissables) pour continuer de se sentir libre et d’en jouir. Jean-Séb semble bien accepter ces mauvais côtés du voyage ; il ne semble pas trop en être frustré.

La diversité éprouvée, de la campagne à la ville 

[En Chine, à l’approche de Pékin.] Après le calme de la campagne mongole où gambadent joyeusement chevaux et moutons dans un panorama dont chaque degré inspirerait le peintre le moins créatif, me voilà, quelques heures après, dans une toute autre réalité. Je suis compacté dans un lit superposé, compressé dans un autobus, bloqué sur une autoroute saturée. Plus rien n’avance. […]. Où suis-je? Qu’est-ce qui se passe? Nous sommes pris dans un embouteillage en pleine nuit, à 70 km de Pékin. Des vendeurs itinérants se promènent entre les voitures pour vendre leurs marchandises. […]. Qu’est-ce que ce nouveau monde? Qu’est-ce que ce sera une fois à Pékin? (Carnet de voyage, 9 septembre 2007).

De la campagne à la ville, entre eaux calmes et mouvementées, il éprouve une diversité de situations ; il se questionne sur les paysages qui s’offrent à ses yeux et les modes de vie différents qu’il perçoit. Il découvre le contraste entre la tranquillité et le bonheur d’être seul dans la Nature, et l’effervescence de lieux surpeuplés, débordant d’animations de tout genre.

La diversité dans l’assiette

La diversité culturelle se trouve également dans l’assiette. À Pékin, comme tout au long de son voyage, Jean-Séb goûte aux mets locaux, aussi étranges ou inconnus soient-ils. La cuisine étant objet de découverte et de partage, il va à sa rencontre et parfois elle lui est généreusement offerte.

[En Chine, à Pékin ; à vélo, en compagnie de deux amis.] On s’arrête d’abord dans un restaurant qu’ils connaissent déjà. Je découvre les dumplings, servis avec sauce soja accompagnée d’un assaisonnement piquant, un classique habituellement matinal. On poursuit l’aventure hors du hutong, dissous dans la masse de cyclistes pékinois. […]. On fait une pause sur une terrasse, le temps de boire une bière très froide et de déguster de curieuses arachides bouillies servies dans avec leurs écailles dans un liquide clair non identifié. […]. On remonte à vélos. On roule dans la nuit, dans les rues désertées. C’est à ce moment que l’on trouve ce que l’on cherchait : l’oasis culinaire. Devant un marché se sont amassées des dizaines de petites cuisines mobiles. On y cuisine de tout : brochettes, nouilles, dumplings, pâte frite, légumes bouillis, etc. Je ne peux pas nommer tout ce qu’il y a. Il y a des formes et des couleurs dont je ne soupçonnais pas l’existence dans le domaine alimentaire. On se régale comme des affamés! […]. Les gens nous regardent avec curiosité. […]. On nous offre des brochettes, du poisson frit, des fruits et de la bière. Plus que comblés, on se hisse sur nos vélos et on repart en saluant nos amis chinois. (Carnet de voyage, 9 septembre 2007).

Enfin, des multiples locaux – ou porteurs de cultures différentes – qu’il rencontra, Jean-Séb dira : « Puissent leurs modes de vie m’être une grande inspiration ». (Carnet de voyage, 4 juillet 2007). Cette formulation confirme sa volonté d’apprentissage, son envie et son espoir d’évoluer personnellement à travers ce long périple.

4.3.1.3  LES SENSATIONS, ÉMOIS ET ÉMOTIONS DANS LA RENCONTRE

L’épreuve de la solitude et la rencontre avec la Nature

Jean-Séb se retrouve très souvent et longuement seul au contact de la Nature. Bien que seul, il entre en relation avec la Nature et l’éprouve intensément. Parfois aussi, en ces lieux naturels, il fait de brèves rencontres totalement inattendues avec des locaux. Plusieurs passages de son carnet de voyage évoquent ce sentiment de solitude dans de vastes espaces naturels et ce sentiment s’accompagne souvent pour Jean-Séb d’un émerveillement. Nous dévoilons ci-après diverses rencontres avec la Nature et laisserons Jean-Séb s’exprimer sur ses ressentis, sensations et émotions : 

[Dans le désert du Sahara.] Je marche seul avec le Soleil, le sable et le silence assourdissant du désert. Soudain j’aperçois quelque chose bouger au loin. Je regarde attentivement, curieux. Je vois apparaître un […] homme, un vieil homme berbère. Autour de lui, un troupeau de chèvres. Il doit le ramener au village. Je le salue. Il s’approche. Il ne parle visiblement pas français, ni anglais. Il y va de quelques dessins dans le sable dont je ne comprends pas le sens. Après ce bref échange, il poursuit son chemin. Je le regarde s’éloigner, surpris par cette rencontre inattendue. Puis je continue à marcher. (Carnet de voyage, 1er février 2007).

[Suite à l’ascension d’une grande dune saharienne.] J’arrive au sommet essoufflé. Ébahi, je me laisse tomber à genoux. Je suis ici à des milliers de kilomètres de chez moi, perdu dans le désert, seul avec le sable et l’obscurité. Je vois presque tout le tour de l’erg. À L’Est, je peux encore deviner le lit d’une rivière et les montagnes algériennes. Demain, j’irai à la rivière. (Carnet de voyage, 1er février 2007).

[En Turquie, dans la région de Cappadoce.] La journée que j’attendais pour me perdre en nature est enfin venue. Ce pourquoi j’ai enduré ce froid est arrivé : explorer le parc de Göreme seul, sans le moindre touriste, guide ou carte. Le relief est assez généreux pour s’orienter. Je grimpe sur le plateau qui entoure la vallée pour y tracer mon parcours. Ce que je vois est magnifique et presque inimaginable. Le relief est si accidenté et si lisse à la fois. S’il y a un créateur de ce monde, il ne manquait pas d’inspiration le jour où il a créé cette vallée. […] comment la nature a-t-elle pu créer cet autre paradis? Le sol s’est laissé éroder pour former cette vaste vallée où poussent d’immenses colonnes de roches, telles des champignons géants. (Carnet de voyage, 1er avril 2007).

[En Turquie.] Je m’aventure sur un sentier dont la destination n’est pas indiquée. Tranquillement, la piste tapée disparait sous les herbes hautes. Les derniers arbres s’écartent pour laisser apparaître un champ d’orangers et de citronniers. J’en profite pour me régaler. Je mange avec gourmandise un citron comme une orange. Ça goûte la nature, ça goûte la vie. C’est bon. (Carnet de voyage, 29 avril 2007).

« La solitude à des côtés merveilleux » et, dans la Nature, elle rend propice l’émerveillement. En ces contextes, éloigné des siens, curieux de l’ailleurs, Jean-Séb éprouve de la béatitude. Néanmoins, la solitude procure également au voyageur son lot de manques, d’ennuis et d’incommodités qu’il convient d’accepter et de dépasser :

[Seul,] Je manquais peut être davantage d’une base d’entourage social permanent […] je ne pouvais pas revenir à des repères sociaux que je connaisse. Dans ce genre de voyage, on est pris dans une mouvance où tous les jours sont faits de nouvelles rencontres […], on ne prend pas le temps de se construire des repères sociaux et de vivre avec ces repères ; on ne peut pas revenir à nos repères sociaux parce que l’on s’en est trop distancé, on continue simplement le voyage. […]. Ce n’est pas un désavantage du voyage, c’est plus une difficulté à surmonter. Néanmoins, lorsque l’on trouve quelqu’un avec qui on s’entend bien et qui suit à peu près le même trajet alors ça peut être appréciable. Seul, j’étais plus libre de mes choix, libre de faire un bout de chemin avec quelqu’un, puis, si je le souhaitais, d’aller ailleurs tout simplement.

Ces passages de vie témoignent de la manière dont Jean-Séb éprouve la solitude et sa relation avec la Nature, ainsi que ses rencontres fortuites avec des locaux. Surpris, étonné, intrigué, admiratif, émerveillé voire ébahit par ses découvertes, il jouit intensément de son immersion dans la Nature. De ses contemplations, seul avec lui-même et avec la Nature, il éprouve parfois d’intenses sensations de vie, parfois des déséquilibres qu’il apprend à surmonter.

La magie et l’émerveillement sur le Mont Sainte-Catherine

[En Égypte, sur le Mont Sinaï, là où Moïse aurait reçu les dix commandements.] Les montagnes du Sinaï se dressent à pic. Elles défilent, toujours plus grandes, provoquant en moi des impulsions d’émerveillement. (Carnet de voyage, 19 mars 2007).

[En Égypte, dans la péninsule du Sinaï. Lors de l’ascension du Mont Sainte-Catherine.] Après avoir monté le Mont Sinaï, […] j’étais parti un peu au hasard, sans guide, seul. […]. J’ai commencé l’ascension du Mont Sainte-Catherine. J’ai traversé une plantation d’oliviers, un petit village, puis j’ai continué. À un moment donné, je me suis rendu compte que je n’avais pas amené assez d’eau et j’avais très soif… mais j’ai quand même continué […] parce que la soif d’atteindre le sommet était plus grande que mon souci de manquer d’eau. […]. Ce qui est arrivé, c’est que j’ai vu une grotte. Je suis allé voir dans cette grotte ce qu’il y avait… et il y avait une source d’eau… alors j’ai bu de l’eau et j’ai rempli ma gourde… dans ce contexte là, c’était magique. Le hasard a fait que cette source est apparue au moment où j’en avais besoin. Puis j’ai continué mon ascension. […]. Sur le point d’arriver au sommet, je savais que, d’un côté de la péninsule du Sinaï, il y avait le golf de Suez et, de l’autre côté, le golf d’Aqaba… .

Suite à ce moment magique, marqué par la découverte subite de cette source, en surviendra un second, tout autant magique, sinon plus. Le prochain passage, extrait du carnet de route de Jean Séb, relate un des moments les plus marquants de son voyage. En effet, ce jour la, au sommet du Mont Sainte-Catherine, l’émerveillement de Jean-Séb était à son comble :

[Au sommet du Mont Sainte-Catherine.] Suis-je un témoin admiratif des dégâts d’un accident entre l’Afrique et l’Asie? En tous cas, je suis certes témoin de leur séparation qui s’est amorcée 40 millions d’années avant mon passage. Au loin, je vois de l’eau, celle du golf de Suez. […]. Un long escalier de pierres me permet enfin d’atteindre la pointe […]. Lorsque j’y pose le pied, le temps s’arrête. Il fait un grand soleil, il n’y a pas de nuages. Il n’y a personne, je n’ai croisé personne. Rien ne bouge. Même le vent s’est arrêté en même temps que le son de mes pas, chose qui me semble un peu irréel au pic d’une montagne. Je me trouve au sommet, seul dans le ciel. Mon regard se fixe à nouveau au loin, sur le golfe de Suez, du coté ouest de la péninsule. J’y aperçois quelques bateaux, à peine dimensionnels, immobiles. Je me tourne vers le nord, lentement, tant il y a d’images à ne pas oublier, puis vers l’est. D’ici, même le majestueux Mont Sinaï semble petit. Plus loin derrière, je vois du bleu. Il n’y a aucun doute, c’est de l’eau. Ce ne peut être que le golf d’Aqaba devant les montagnes de l’Arabie saoudite, sur le coté est de la péninsule. Au sud, […] je devine le vide, l’infini. Est-ce la mer Rouge ? Je ne fais plus confiance à mes sens. (Carnet de voyage, 19 mars 2007).

En entrevue, après avoir longuement raconté cette expérience mémorable, il ajouta, « J’avais le sentiment d’être le seul à faire cette découverte, j’avais l’impression d’avoir l’exclusivité de cette découverte. C’est cet émerveillement la que je me suis mis à rechercher par la suite ». Il y a, dans le voyage, des confrontations avec la Nature qui sont des plus saisissantes et fascinantes pour celui qui les vit. Celle que nous venons de présenter procura à Jean-Séb un émerveillement, à la fois sensible et signifiant. En effet, elle fut inspirante et instructive (voire révélatrice) ; elle est venue confirmer et préciser sa quête d’émerveillement.
En ce genre de situations par lesquelles il s’émerveille, Jean-Séb dit en oublier les difficultés physiques, la soif, la fatigue, la souffrance voire l’épuisement. Ces moments sont pour lui propices à la réflexion sur ses perceptions sensibles et plus largement sur son existence. En ce sens, l’émerveillement masquerait ou effacerait la dureté de l’épreuve pour y parvenir, il serait source réflexion sur soi, de conscience existentielle et d’éveil. 

Le choc culturel

[Au Maroc, à Casablanca. Le 9 janvier 2007 : premier jour de voyage.] J’ai débarqué à l’aéroport. Ça s’est bien passé mais il y a eu quelques petites affaires déstabilisantes. Je ne savais pas où récupérer mes bagages alors j’ai demandé à un agent de la sécurité de l’aéroport mais il ne m’a pas compris. Et moi j’allais au Maroc en me disant que j’allais commencer mon voyage dans un pays où les gens parlent français. Mais déjà avec mon accent, j’ai senti la frontière à la première approche que j’ai eue, au premier contact humain. J’ai compris que ça allait être possible de communiquer mais déjà c’était déstabilisant par rapport aux attentes que j’avais. Je ne pensais pas que la langue serait une complication déjà au Maroc. Après ça, je me suis rendu compte que l’aéroport de Casablanca n’était pas du tout dans la ville, qu’il fallait que je me rende dans le centre en train. J’ai failli manquer un transfert de train pour s’y rendre, parce que les noms étaient prononcés en arabe et en français… mais avec l’accent local. J’étais un peu stressé, j’ai eu une montée d’adrénaline. J’ai sauté du train à temps pour prendre mon transfert et puis là je riais avec moi-même… je me disais : "Je suis vraiment nul comme voyageur! Je commence à peine et déjà je suis perdu…". […]. J’ai senti la déstabilisation mais j’ai aimé ça, c’était l’aventure.

En ce premier jour de voyage, Jean-Séb est confronté à l’autre culture, à l’autre accent. Il comprend qu’il devra s’ajuster à l’Autre pour parvenir à se faire comprendre de lui ; autrement dit, il devra remettre en question sa manière d’être et de s’exprimer afin de pouvoir communiquer et d’entrer en relation avec les locaux. Cette situation reflète un choc culturel, c’est-à-dire un déséquilibre duquel s’en suit une réaction de stress, puis une adaptation. Finalement, Jean-Séb rit de lui-même face à ces premières épreuves au travers desquelles, contre toute attente, il fut déstabilisé et désorienté.
De plus, je demande à Jean-Séb s’il a, au cours de son voyage, été choqué par différents aspects de la condition humaine, par d’autres modes de vie opposés aux siens. Avec hésitation, il me dit que non. J’essaye de mieux comprendre et précise en un sens ma question : « Dans les pays que tu as traversés, notamment musulmans, comment as-tu trouvé les manières dont les femmes sont considérées et traitées ? ». Il me répond :

Je n’ai pas été choqué par la condition de la femme en pays musulman. J’ai vu des femmes qui vivent bien avec le voile par exemple. J’ai vu sourire des femmes qui nous apportaient le thé et de la nourriture. Peut-être qu’elles souriaient parce qu’elles n’ont pas connu autre chose ; peut-être sont-elles bien dans cette situation à défaut d’imaginer qu’une condition meilleure serait possible. Mais je n’ai pas pu mesurer la souffrance des femmes dans une société musulmane […] parce que dans les communautés vraiment musulmanes, on ne voit pas tant que ça les femmes.

Cette réponse prudente reflète l’humilité de son jugement et sa tolérance envers l’autre culture et l’autre tradition.

L’altérité source d’angoisse et de peur : une épreuve psychologique

[En Chine.] Je me cherchais un hôtel […], j’ai rencontré un gars qui parlait anglais et qui m’a dit qu’un de ses amis avait un hôtel. Il m’a pris dans son 4x4 et m’a amené en dehors de la ville. J’étais tout seul dans la nuit avec ce gars. On est arrivé dans un village […], il faisait noir, j’avais l’impression que l’on était en campagne. On a débarqué et là son ami l’attendait. Je me suis retrouvé seul avec ces inconnus, dans un endroit que je ne connaissais pas. Et puis là je me disais : "qu’est-ce que j’ai fait, j’ai embarqué seul dans le véhicule d’un étranger qui m’a amené dans un endroit inconnu et isolé… je ne me sens pas en sécurité ici". De rester calme à ce moment là ça a été difficile. […]. Je me disais : "si ça vire bien tant mieux, mais si ça vire mal alors ça va virer très mal ; s’ils m’amènent là, avec de mauvaises intentions, c’est fini pour moi… ils peuvent faire ce qu’ils veulent… il n’y a pas de témoins, personne ne peut me venir en aide". Je n’ai jamais eu aussi peur comme ça dans tout le voyage. […]. Je me suis dit de ne plus jamais refaire ça. Je me suis demandé pourquoi j’avais fait ça. Il ne fallait tellement pas que je dorme dans un hôtel de luxe, j’étais allé trop loin pour atteindre cet objectif là. J’ai eu confiance trop vite en ce gars et ensuite j’ai réfléchi, je me suis demandé : "pourquoi est-ce qu’il m’aide? Pourquoi est-ce qu’il m’amène si loin dans son véhicule? Qu’est-ce qu’il y gagne la dedans? Qu’est-ce qu’il va me demander en retour?". Le cerveau s’est mis à émettre beaucoup d’hypothèses. Finalement, ensuite, en voyant des femmes et des enfants, je me suis senti rassuré. Je me suis dit : "s’il y a des familles et qu’ils veulent me torturer, ce sont des méchants malades [rires], donc ce n’est probablement pas crédible" ; la présence de familles a alors écarté la possibilité de me faire torturer! Puis, j’ai réalisé qu’il y avait vraiment un hôtel, que du monde de l’extérieur habitait là. En fait, c’était une sorte de motel en bois, un genre d’hébergement que je ne connaissais pas. J’ai vu qu’il y avait de jeunes chinois qui étaient dans ce village pour des motifs touristiques, j’ai appris que j’allais partager ma chambre avec l’un d’entre eux. Ils m’ont servi du thé, ils m’ont montré où était la douche… bref, ça s’est bien déroulé. […]. Aujourd’hui, je ne referai pas ça ; je ne veux pas mettre ma sécurité dans le doute, je n’ai pas besoin de ça.

Cette épreuve psychologique peut également être assimilée à un choc culturel dans la mesure où, sans repères, dans un endroit inconnu et isolé, Jean-Séb a perdu confiance, il s’est senti insécure et déstabilisé. Seul face à ces inconnus, il a imaginé plusieurs scénarii possibles qui ont augmenté son angoisse et sa peur. Dès lors, il estimait ne pas pouvoir maîtriser le dénouement de cette mise en situation. Bien que la fin en soit heureuse, cette expérience lui a appris à évaluer les risques que peut comporter une situation et à juger de sa position en de telles conditions, de sa liberté, de son autonomie et de sa sécurité.

L’altérité source de frustration et d’agressivité

[En Inde, à Vârânaçî, en compagnie de Jérémie, un autre voyageur.] Je suis fatigué. Jérémie et moi marchons sur une rue après un bon chai qui n’a pas encore fait son effet. Je me sens l’esprit à contre courant dans cette ambiance qui me semble plus mouvementée qu’à l’habitude. On nage dans un flot de "Hello!" provenant des boutiques qui bordent la rue ; des salutations qui se veulent sans doute sympathiques, mais qui en ce moment m’agressent. Essayant de me remettre l’esprit en phase avec cette énergie vibrante, je lance des Hello aussi, en souriant du mieux que je peux. Mais c’est artificiel. J’ai l’impression que ma voix se perd dans ce fouillis de bruits de moteurs, de klaxons et de sonnettes. C’est alors que quelqu’un derrière moi m’attrape par le sac. Il est la goutte qui fait déborder la contenance de mon agressivité. Je me retourne vers lui et lui balance, en le regardant droit dans les yeux, que c’est inacceptable d’agripper les gens comme ça, qu’il peut maintenant me foutre la paix et retourner là d’où il vient et que j’espère ne jamais le revoir. Je m’en vais en accélérant le pas pour m’éloigner de ce con et rattraper Jérémie qui est déjà loin. C’est peut-être moi qui devrais retourner là d’où je viens. Je le réalise quand Jérémie accourt vers l’homme pour s’excuser et lui donner de l’argent. Nous avions oublié de payer le chai. (Carnet de voyage, 26 janvier 2008).

Ce contexte dévoile une incompréhension qui, semble-t-il, ici, trouve son fondement dans une non-acceptation de l’Autre tel qu’il se présente à soi, c’est-à-dire dans une perception négative de la relation à l’Autre et donc des intentions de l’Autre face à soi. En effet, l’effervescence de la foule et l’attention que certains individus lui portent sont perçues par Jean-Séb comme une agression. Peut-être est-ce parce que la communication ne peut être clairement établie dans « ce fouillis de bruit » ? Également, peut-être est-ce la fatigue, liée aux conditions de voyage, qui contribue à ce malaise ? Incompris, peut-être devient-il frustré et ainsi développe-t-il un sentiment d’agressivité ? Ici, nous comprenons que l’émotion dépasse la raison, que la perception et l’interprétation sont faussées par une surcharge émotive… qui finalement éclatera sans pour autant être justifiée.
Au-delà de cette courte histoire de voyage, nous reviendrons, au cours des entrevues, sur ces sentiments d’oppression et de frustration. En ce sens, Jean-Séb précise que :

Le voyage peut amener à une compréhension qui peut aider à être moins frustré. Pour autant, même si j’ai ce bagage là qui me permet d’être moins frustré, il reste que l’instinct est immuable. […]. Jusqu’à la fin de ce voyage, je reste frustré par le harcèlement, même si je comprends mieux que cette frustration ne devrait pas être. J’ai encore du travail à faire, je suis encore parfois frustré. Au cours de ce voyage, je n’ai pas acquis la sagesse absolue mais sans doute une meilleure compréhension des autres cultures, une meilleure compréhension de ce qui est bien et de ce qui est mal.

Les incompréhensions et malentendus

[En Chine, à Rongjiang.] Devant ces affiches au dessus des commerces, je vis pleinement le sens de l’expression c’est du chinois. Analphabète, j’entre dans un commerce qui pourrait être un hôtel, mais qui n’en est pas un, m’apprendra le regard étonné de la réceptionniste. Je me démène quand même pour lui faire comprendre que je cherche un endroit pour dormir, en vain. Un jeune qui passe par là et qui comprend la situation m’invite à le suivre et me pointe du doigt un édifice où se trouverait un hôtel pas cher. (Carnet de voyage, 15 octobre 2007).

Ce même soir, son hébergement enfin trouvé, il se fait demander par un chinois « Comment fais-tu pour te débrouiller sans la langue? » ; il y répond par la formule suivante : « on y arrive avec quelques mots et des signes la plupart du temps. C’est plus facile que ça en a l’air… » (Carnet de voyage, 15 octobre 2007). Dès lors, si incompréhension il y a, au cours de son voyage, Jean-Séb témoigne ne pas avoir rencontré d’obstacles insurmontables ; les blocages, semble-t-il, finissent pas se résorber avec de la volonté et de la persévérance, voire par l’effet du hasard ou plutôt grâce à une large confiance en soi et, plus largement, en la vie.
Quelques mois plus tard, en Inde, voyageant à vélo, Jean-Séb éprouvera un nouveau malentendu. De celui-ci, il en retirera un apprentissage :

[En Inde, à vélo]. Je m’étais acheté un casque pour ma sécurité. Mais en Inde personne ne porte de casque alors j’attirais les regards de par ce casque. Les gens me pointaient du doigt, riaient, se moquaient. À un moment donné, après dix fois, vingt fois, j’étais tanné de ces réactions. J’étais un peu dans cet état d’esprit d’impatience, de fatigue et d’exaspération, quand un gars de l’autre côté de la rue m’a pointé en riant. Là, je me suis dis que plutôt que d’être frustré, je vais le prendre en riant et je vais me moquer de lui aussi. Il était légèrement obèse, alors je me suis spontanément mis à rire en pointant du doigt sa bedaine. Mais […] il n’a pas trouvé ça drôle. Je me suis rendu compte après coup que ce n’était peut-être pas le même degré d’humour : lui riait de mon accoutrement alors que moi je riais de quelque chose faisant partie de lui. Et puis, moi, en Inde, je suis à la base plus bizarre que lui. […]. À travers cette situation, j’ai compris que l’humour varie selon les cultures. […]. Je me suis rendu compte que les gens ne riaient pas forcément par moquerie, qu’ils ne cherchaient pas à me ridiculiser ; ils trouvaient tout simplement peu commun de voir un cycliste avec un casque. Alors que moi, l’étranger, je me suis ouvertement moqué de l’Indien en gros ventre. J’ai perçu leurs rires comme une offense personnelle et j’ai réagi de manière maladroite en me moquant. Ma mauvaise réaction vient d’une mauvaise interprétation de ma part. Et puis, finalement, il ne faut pas essayer d’avoir une espèce de justice et d’être égal… parce que l’on dirait que l’égalité n’existe pas à l’étranger. Moi je suis étranger donc je ne peux pas être absolument comme un local. Même si je prends le temps de bien m’intégrer à une culture, il y aura toujours des différences.

De cette brève rencontre-épreuve, Jean-Séb retient que « l’humour varie selon les cultures » et que la plaisanterie se comprend selon la perception que l’on en a et l’interprétation que l’on en fait. En effet, d’un point de vue intentionnel, il y a, semble-t-il, d’une part rire de l’étrangeté de l’autre et, d’autre part, se moquer d’autre, le ridiculiser, le soumettre à un jugement blessant. Le premier serait spontané, léger et se jouerait sur la surface des choses ; le second serait réfléchi, agressant et viserait à faire mal. Également, Jean-Séb tire un autre apprentissage de cette situation : au-delà des ressemblances humaines, des différences subsistent entre les cultures ; aussi, à l’étranger il convient de s’adapter aux règles locales sans exiger l’égalité, car l’égalité et la morale semblent varier selon les cultures ; il comprend que l’acceptation de l’Autre – ici de l’humour d’autrui – résulte de l’interprétation qu’il en fait. Ainsi, l’agressivité de l’Autre, du moins comprise contextuellement comme telle, serait avant tout un transfert de son ressenti sur l’Autre ; autrement dit, se sentant agressé, il agresse. Ici, nous dénotons une ambivalence – l’insécurité de ne pas correspondre aux codes locaux, mis en balance avec son souci de sécurité – qui rend Jean-Séb plus susceptible et l’amène à prendre position contre autrui.

Les déceptions

[Au Maroc, dans le désert de Merzouga.] Malgré la beauté des dunes, j’ai été déçu par la façade touristique de l’endroit. J’avais une soif d’émerveillement mais j’ai été déçu par le fait que cette beauté naturelle était un attrait touristique avant tout. […]. Ici, l’industrie touristique à fait son travail, je le découvrais progressivement. C’était un peu décevant de voir que ces paysages magnifiques n’étaient pour beaucoup que d’un simple attrait touristique. J’ai rencontré Hassan qui s’est mis à me vendre l’endroit. […] j’ai eu le sentiment qu’il voulait faire de l’argent avec moi, qu’il voulait que j’aille dormir à son hôtel ; cette démarche est correcte, légitime, mais, en même temps, elle pouvait décevoir mes attentes de rapports d’humain à humain.

L’argent rend méfiant et pollue les relations. Un rapport entre individus qui implique l’utilisation – mutuelle ou non – de l’un par l’autre, n’est, pour Buber, pas de l’ordre de la relation véritable entre un Je et un Tu. En ce même sens, Jean-Séb est déçu d’être perçu comme un client potentiel, ou encore comme un touriste qui intéresse certains locaux avant tout pour l’argent qu’il serait censé posséder ou pour les besoins qu’il serait sensé avoir (hébergement et restauration pour touristes, visites et excursion de groupe, etc.). Aussi, le passage que nous venons de citer aide à saisir la distance qui sépare le voyageur esthète et philosophe du touriste. Le premier, personnifié par Jean-Séb, contemple la Nature et entre en relation (Je-Tu) avec les autres cultures pour mieux les comprendre ; le second, spectateur détaché, ne fait que constater et entretenir un rapport utilitaire (Je-Cela) avec le local. En cela, cette distinction opérée entre ces deux modes d’existence dans le voyage rejoint la conception du voyageur actif et du touriste passif de Boorstin (1961)

Le mal du pays 

Nous voici en Chine et dix mois de voyage se sont écoulés. Jean-Séb ressent en lui un vide, une impuissance. Il ne se sent plus rempli comme au début du voyage par cette envahissante curiosité pour l’ailleurs, par cette soif de découvertes et de rencontres. Le passage ci-après relate un moment de doute profond, voire de crise existentielle, un moment où il perd confiance en lui et remet en question sa quête dans le voyage. Néanmoins, au fond de lui scintille une lueur d’espoir à l’intensité variable mais toujours persistante et porteuse.

[En Chine.] Étrangement, j’ai l’impression d’être motivé par la fuite plus que par la découverte. Qu’est-ce qui m’arrive? Je me perds dans les hypothèses en regardant défiler les bananiers. Ce paradis promis par tous les écrits me laisse indifférent. Est-ce que j’en ai assez vu? […]. Que chercher de plus maintenant? […]. Pour la première fois, j’ai l’impression d’avancer pour atteindre la fin plus rapidement. Mais quelle fin? Est-ce que c’est ça le mal du pays duquel je me croyais inatteignable? Route, chemin, sentier... J’ai traversé les montagnes. Je devine un soleil bas derrière les nuages qui ne peuvent plus se contenir. Encore la pluie. J’aimerais avoir la force du ciel, mais je me sens vide. Je fuis ma fuite. Je suis allé trop loin, il est tard et le sentier est de boue. Les montagnes qu’il me faut retraverser me semblent infranchissables. J’ai le même sentiment par rapport à ce voyage. Dans les deux cas, il me faudra remonter la pente. (Carnet de voyage, 5 novembre 2007).

4.3.1.4  LES APPRENTISSAGES ET LES RÉVÉLATIONS

L’éducation à l’altérité ou l’apprentissage par le voyage

Dans ses récits, Jean-Séb dit que « ce voyage est un retour à l’école, […] les gens que je rencontre sont mes professeurs et le monde ma cour de récréation » (Carnet de voyage, 16 septembre 2007) et ajoute que « La meilleure école, c’est le milieu de vie des gens de la place » (Carnet de voyage, 19 décembre 2007).
Il apprend de l’altérité, de ses rencontres avec autrui mais également de celles avec la Nature, des moments de solitude et de recueillement. Les gens qu’il rencontre sur son passage et qui l’accueillent lui font partager leurs quotidiens, leurs modes de vie, leurs cultures. Nous présenterons dans cette partie les apprentissages qui résultent de rencontres signifiantes. Nous commencerons en évoquant une première rencontre survenue en Asie avec une petite chinoise de trois ans avec laquelle il ne peut communiquer verbalement. De cette étonnante confrontation, nous comprenons que l’apprentissage semble pouvoir se produire en toutes circonstances, en toute expérience. En effet, cette petite fille, de culture différente, de langue différente, de bas-âge (presque dix fois plus jeune que notre voyageur) représente pour Jean-Séb une inconnue avec laquelle la communication ne pourrait être, semble-t-il, que  limitée. Pour ces raisons, il apparaît a priori improbable que cette dernière puisse lui procurer un apprentissage… Et pourtant c’est ce qui va se produire. C’est cette histoire, ou plutôt cette belle petite leçon de vie, mettant en scène Jean-Séb et cette fillette que nous retranscrivons ci-après. Nous l’intitulons : l’art d’offrir des fleurs.

[En Chine, dans la campagne de Guangxi.] Il fait 37 degrés à l’ombre et l’humidité voile les sommets éloignés. […]. Parcourant rizières et villages isolés, j’ai l’illusion d’être le premier voyageur à y mettre les pieds. Ça vaut bien quelques goûtes de sueur! Au 34ème kilomètre, je m’arrête pour boire un peu d’eau en regardant le paysage. Un homme travaille, non loin dans les champs. À côté de lui, une petite fille me regarde. Je la fixe à mon tour. Elle est trop mignonne! Timidement, elle commence à faire de petits pas dans ma direction. Je mets mon vélo de côté et je m’accroupis pour mieux l’observer. Elle monte juste à côté de moi sur le sentier et me regarde, curieuse et gênée à la fois. Me tenant ainsi devant cette demoiselle, aussi jeune soit-elle, j’essaye d’avoir un peu de classe et je lui cueille une petite fleur que je lui tends d’un second mouvement. Elle approche avec hésitation et la prend de ma main de géant. Elle la regarde, étonnamment l’air déçu. Elle arrache les feuilles de la tige, puis les pétales du cœur et détruit violemment tout le reste pour le jeter par terre comme un chiffon. J’ai le cœur brisé, moi qui n’avais que de bonnes intentions… . "Qu’une seule petite fleur… Tu aurais pu faire mieux, quand même! J’en ai vu des tas comme celle là", pense-t-elle peut-être. Comme pour exprimer sa frustration, elle ramasse quelques cailloux sur le sentier et les jette par terre un à un, en regardant ma réaction entre chacun. Je souris devant le spectacle de cette personnalité naissante. Je ne peux m’empêcher de l’imaginer dans vingt ans, répétant la scène devant son pauvre époux avec gaiwans et bols de riz. Reprenant son calme, voyant bien que la violence ne mène à rien, elle opte pour une méthode éducative. […]. Elle sélectionne minutieusement la plus belle fleur à sa portée et me l’amène fièrement. Surpris, je la remercie. Elle s’éloigne un peu, me ramène une fleur d’une autre espèce et repart de plus belle. Je reste là, immobile et bouche bée pendant qu’elle me concocte un magnifique bouquet dans une boucle infinie d’aller-retour. Je dois me lever après quelques minutes pour interrompre sa lancée et lui faire comprendre que ça va, j’ai bien compris la leçon. Je lui fais mon au revoir en la remerciant encore du mieux que je peux. Elle me salue de la main en disant "Bye bye". Je lui réponds "Bye bye" en remontant sur ma bicyclette. Je reprends ma randonnée, un bouquet de fleurs accroché à ma sacoche, émerveillé par cette fillette de 3 ans qui m’a montré comment offrir des fleurs! (Carnet de voyage, 2 octobre 2007).

De cette brève histoire, il apparaît que l’éducation à l’altérité (cette petite fille personnifiant ici l’altérité) s’opère au-delà des institutions scolaires. C’est parfois une simple rencontre fortuite qui offre au voyageur une des plus belles leçons de vie. Cette fillette fut déstabilisante pour Jean-Séb ; lui qui pensait, d’un geste simple, d’une seule fleur, faire le bonheur de cette première, il comprit que ce n’est pas tant la chose que l’on offre qui importe mais l’attention que l’on porte à l’Autre et l’énergie que l’on déploie pour l’Autre. Aussi, la taille du bouquet semble importer, de même que la beauté des fleurs, leur diversité et leur mariage. De cette scène, nous comprenons que l’apprentissage peut être initié et qu’il peut s’opérer en tout temps, que la conscience d’un individu peut s’élever en tout temps, notamment lorsque celui-ci s’y attend le moins ou lorsque les conditions favorables ne sont pas réunies. Dès lors, l’apprentissage expérientiel – ou l’enseignement universel – est affaire de tous et de toutes, les un(e)s envers les autres, d’une culture envers une autre. Considérant cette brève histoire, il est une mise en pratique simple et volontaire : il est tout d’abord déclenché par de simples regards échangés au loin (une perception sensible), par de petits pas l’un vers l’autre (l’autre lointain se rapproche), puis se construit à travers une communication qui peut se passer de mots, évolue en un jeu partagé et se termine en un remerciement.

Les prises de conscience en termes de différences et de ressemblances humaines

Lorsqu’il y a du monde autour de soi, on peut prendre pour acquis que la plupart d’entre eux sont bien intentionnés… ça c’est quelque chose que j’ai vu partout. Il y a un aspect bon de la nature humaine, qui est universel, je l’ai senti partout […] (l’accueil, l’hospitalité, l’entre-aide, etc.). Et puis, paradoxalement, il y a un aspect plus négatif que j’ai aussi vu partout. Le meilleur exemple fut pour moi en Turquie : j’y ai rencontré un gérant d’hôtel qui souhaitait la mort de quarante milles soldats américains pour rendre justice à tout le tort que les américains ont fait au monde musulman. Cette absence de dissociation entre les relations politiques et les relations interhumaines se retrouve partout. […] j’ai senti cette haine envers tout un peuple un peu partout. En Ukraine, c’était face aux Russes, au Moyen-Orient face aux Américains, etc. Ce sont des conflits politiques qui sont transposés au niveau personnel, entre deux peuples, entre un individu et tout un autre peuple. […]. Tout le monde a le potentiel de souhaiter la mort, tout le monde a le potentiel d’accueillir un voyageur. Ce paradoxe là était fort chez le Turc : en souhaitant la mort de quarante mille américains, il aurait pu me condamner en m’accueillant car j’aurais très bien pu être américain. […]. Cet amour-haine fait partie de la nature humaine.

À travers ses rencontres Jean-Séb découvre et comprend le fond commun de la nature humaine : l’amour versus la haine, le bien versus le mal, le conflit versus l’entente. Ces dimensions bipolaires composent l’essence de la condition humaine, elles s’étendent de l’intention à l’action et conditionnent l’application de ces dernières dans les sphères tant individuelles que collectives. En ses mots, Jean-Séb évoque comment l’une de ces dimensions, la haine envers l’Autre, peut contextuellement dépasser son contraire, l’amour pour l’Autre. Néanmoins, il apparaît que ce dépassement ne puisse s’opérer que localement ; autrement dit, la haine ne pourrait se produire vis-à-vis d’un être perçu intégralement. En effet, Buber distingue le fait qui se produit du sentiment qui habite l’individu : d’une part, « l’amour est un agir-dans-le-monde » (Buber, 1959, p.16), il se produit et n’est véritable que s’il est soumis au mot-principe de la relation Je-Tu ; d’autre part, la haine est un sentiment car « on ne peut haïr qu’une partie d’un être » (Buber, 1959, p.17). Dès lors, entendu que l’amour et la haine fassent partie de la nature humaine, le premier semble, d’une vision intégrale et au-delà des apparences, dépasser la seconde. Le turc à l’allure fanatique, dont parle Jean-Séb, aurait-il pu haïr au point de souhaiter la mort d’un américain dont il ne sait rien mis à part sa nationalité ? Si tel était le cas, souhaiter la mort d’une personne et lui enlever intentionnellement la vie signifieraient refuser radicalement la relation à autrui, ce serait renoncer à l’Autre et à un humanisme moral[8] envers l’Autre ; là est la limite du pouvoir relatif de la relation (limite au-delà de laquelle nous ne nous aventurerons pas).

Apprentissage de la solitude

Je suis extrêmement confortable dans la solitude ; j’ai donc pu retrouver ce confort dans ce voyage en solitaire. […]. La solitude m’a apporté une confiance. Parfois même, j’ai comme eu l’illusion d’avoir du pouvoir, de la surpuissance. Je me suis senti investi de forces, par exemple de la faculté démesurée de pouvoir surmonter tout type de situations. J’étais envahi par une espèce de sur-confiance en moi, j’avais l’impression que rien ne pouvait m’arriver, que j’étais en mesure de m’extirper de n’importe quel problème. Cette sur-confiance m’a aussi permis de me dépasser, de partir à l’aventure sur des routes périlleuses. Sans elle, je ne serais pas parti seul, en vélo, en Inde… en y repensant c’est l’une des parties les plus marquantes du voyage. […]. Finalement, la solitude amène, aussi et surtout, l’autonomie et la liberté. Mes plus grands moments de liberté furent ceux où j’étais seul.

Jean-Séb voyage en solitaire et rencontre des épreuves. Le fait d’être seul le pousse à se dépasser, à surmonter les difficultés par lui-même. En somme, il en retire comme enseignements une plus grande autonomie, une plus grande confiance en lui et donc un plus fort sentiment de liberté.

Une portion de voyage à vélo : un nouveau regard sur le monde

[En Inde, à proximité de Mumbai. Équipé d’un vélo,] Casque sur la tête et sac sur le porte-bagage, je donne mes premiers coups de pédales, suivant une petite route calme traversant quelques villages. Les jours passent ainsi et défilent ; caps rocheux, plages désertes, chemins cahoteux, temples, églises et traversées en bateau, le tout sous l’attention généreuse et constante des gens qui me voient passer. Je trouve toujours dans une petite ville ou un village, un endroit où on peut me servir un chai, un thali, un seau d’eau pour me laver ou un lit. J’aime ce nouveau rythme, cette proximité de tout. Mon corps s’adapte plutôt bien à l’effort physique requis pour gravir les montées périodiques qui se succèdent. Les plus grandes difficultés sont d’un autre ordre. Par exemple, comment ne pas être agressé par ce klaxon qui pourtant exprime l’intention du chauffeur de me signaler sa présence par souci de sécurité. Aussi, peut-être ne veut-il que me saluer, me souhaiter la bienvenue, m’encourager… C’est un combat entre ce que je sais et ce que je sens. Ici, je suis différent. J’ai appris à dire "je ne sais pas" […]. Sur les routes du Maharastra, la plus grosse charge n’est pas mon immense sac à dos, c’est le poids de mon éducation. (Carnet de voyage, 19 mars 2008).

Ce passage peut être décomposé en deux portions. La première relate un mode de voyagement, le vélo, qui se révèle pour Jean-Séb bien adapté à son rythme, à son désir de se rapprocher des autres porteurs de culture et de la Nature. La seconde évoque la confrontation entre sa raison et sa sensibilité, entre, d’une part, ses connaissances et vérités, sa compréhension de l’Autre et, d’autre part, ses sensations et émotions envers l’Autre, autrement dit sa perception sensible en l’instant présent. En effet, bien qu’il estime que, sur la route, les coups de klaxon ne sont pas l’expression de mauvaises  intentions de la part des chauffeurs, il les ressent comme une agression. Ce conflit interne entre sensibilité et raison est pour lui un poids qu’il lui faut apprendre à supporter, une épreuve qu’il lui faut endurer. Mais aussi, peut-être peut-il parvenir à concilier sa sensibilité et sa raison dans sa relation à l’Autre, que ce soit par l’effet de la contrainte venant de l’Autre ou par lui-même ?

La réflexion et l’apprentissage du philosophe 

[À Rabat, au Maroc.] Je remarque certains contrastes dans la culture marocaine. Un homme vêtu d’une djellaba, son micro-casque de téléphone cellulaire à l’oreille. Une maison de thé avec des tables et des chaises aux couleurs de Coca-Cola. Des femmes portent le voile alors que d’autres portent des vêtements sexy. Aussi, je remarque l’écart entre les riches et les pauvres et je me questionne sur la pertinence de la monarchie. Pourquoi le peuple accepte-t-il cela, les rois, les palais, les mausolées? La réponse résiderait dans l’ignorance de la population en général, selon un étudiant marocain avec qui j’en discutais aujourd’hui. (Carnet de voyage, 16 janvier 2007).

Jean-Séb observe les différences humaines en société, les marques de tradition et de modernité qui composent les modes de vie marocains, celles qui se mélangent pour en créer de nouveaux. Les discussions d’ordre social, politique et religieux qu’il entretient avec des locaux engendrent en lui des réflexions sur l’autre culture. S’il ne parvient pas à des réponses précises, il en retire néanmoins une ouverture à l’Autre et une meilleure compréhension de l’Autre. Évoquant l’ignorance de la population vis-à-vis d’autres possibles (systèmes de pouvoir, modes de vie, etc.) pour justifier de la gouvernance monarchique à laquelle semble se soumettre le peuple marocain, nous souhaitons néanmoins énoncer une autre manière de percevoir cette acceptation. Selon l’écrivain Mark Twain, « Ce qui pose problème n’est pas ce que nous ne savons pas, c’est ce que nous tenons pour certain et qui ne l’est pas ». Ainsi, peut-être que globalement le peuple du Maroc accepte le système monarchique parce qu’il le considère légitimement fondé, voire certainement meilleur que d’autres systèmes de gouvernance, alors qu’il ne l’est pas nécessairement ? Peut-être qu’une critique (une vérité sur, pour ou contre) de la monarchie qui reposerait sur une vision soutenant un autre système politique – vision qui serait exposée comme certaine, autrement dit vraie pour l’individu ou le mouvement qui la défend – ne serait pas des plus pertinentes ? Il nous semble que toute vision ne peut être légitimée que localement, que toute vérité demeure relative à un contexte, incertaine et provisoire, c’est-à-dire toujours critiquable à partir d’un autre angle de vue. En d’autres mots, bien que nous estimions que puissent exister des valeurs universelles (nous reviendrons sur ce point à la toute fin de cette recherche), nous pensons que toute vérité demeure partielle et incertaine, ancrée dans un contexte toujours spécifique et fondée sur des perceptions subjectives, et donc qu’elle n’est pertinente que pour une vision du monde, que pour un regard singulier, culturellement partagé ou non. Dès lors, au-delà de la critique, selon nous, l’acceptation de l’Autre reposerait davantage sur l’humilité quant à se propres idées, sur la tolérance et sur l’ouverture sincère à la différence, aux autres vérités et visions du monde, aux autres modes de pensée et d’agir.

[À Gizeh, en Égypte.] Je change mon approche face à la sollicitation, j’y réponds par l’humour. Je préserve ainsi mon bonheur d’être ici plutôt que de vivre l’expérience comme un combat. Les guides semblent apprécier également. Pour la première fois dans ce voyage, j’ai l’impression d’avoir trouvé une solution universelle à ce qui a été ma plus grande difficulté. Confiant en ma nouvelle stratégie, je prends le train vers Louxor, la capitale égyptienne de la sollicitation touristique. Je la mets à l’épreuve en marchant sur la rive est du Nil. […]. L’humour fonctionne à merveille ici aussi. (Carnet de voyage, 11 mars 2007).

Au cours du voyage, Jean-Séb s’efforce de développer une tolérance à la sollicitation. À l’approche de locaux qui lui proposent diverses formes de guidance touristique, il envisage d’y réagir différemment, il décide d’user de l’humour. Il met à l’épreuve cette solution et la qualifie d’universelle. En cela, tel le philosophe, il est apprenti universaliste.

La connaissance de soi

De voyager, cela m’a permis de voir comment mon esprit réagissait dans des situations hors du commun, hors de la vie quotidienne. J’ai acquis une connaissance de moi plus large, dans des situations plus extrêmes. J’ai vécu dans des contextes et j’ai vécu des expériences qui ne s’étaient jamais présentées à moi jusque là. Aujourd’hui, je sais comment agir et interagir dans ces mêmes types de situations. Je sais comment entrer spontanément en contact avec un inconnu pour obtenir une information, une direction, un logement, etc. Par exemple, il me sera facile, ou du moins possible, de monter dans un bus chinois bondé de monde et de demander ma route, d’autant plus si c’est pour moi une nécessité. Je me suis découvert très à l’aise et spontané d’agir dans certaines circonstances […], alors que je me pensais gêné ; comme par exemple s’adresser à une foule. […]. En bref, mon référentiel de réflexion et d’interaction – bien qu’il ait pour base l’éducation que j’ai reçue au Québec – est devenu plus large de par ce voyage. Je peux porter plus loin mes réflexions, je peux envisager d’autres angles de vue, je peux entrevoir des possibilités plus grandes, d’autres manières de communiquer pour mieux me faire comprendre et atteindre mes buts.

Dans l’extraordinaire, Jean-Séb s’est découvert sous un autre angle, il s’est vu penser et réagir différemment ; en cela il retire un apprentissage expérientiel de lui-même. Parvenu à une plus vaste connaissance de lui, il devient alors mieux prédisposé à se confronter à l’inconnu et à interagir avec autrui.

L’apprentissage de l’inconnu et l’évolution de Jean-Séb selon lui

Ce qui est nouveau c’est cette nouvelle envie de se soumettre au hasard, de s’aventurer en quelque part sans savoir où ça va mener, de prendre un chemin sans connaître la destination. À travers le voyage, j’ai découvert que le fait d’explorer le hasard et de se laisser porter par le hasard est source d’émerveillement, de rencontres qui peuvent être magiques. Étant quelqu’un de rigoureux et d’assez rigide, ce voyage m’a apporté de la souplesse. Par le voyage, je suis devenu moins rationnel (et je considère ça comme une force), plus spirituel, plus souple et plus confiant. Un niveau de souplesse s’est définitivement intégré dans ma vie en général ; c’est-à-dire que je fais moins d’excès de rigueur, j’accorde moins d’importance à la ponctualité, à des détails, etc. Aussi, le voyage m’a définitivement ouvert aux autres. À force d’avoir multiplié les nouvelles rencontres pendant ce voyage, on dirait qu’aujourd’hui je suis devenu plus sensible aux autres. Je suis plus facilement capable de connaître quelqu’un, de sentir le vrai et le faux, le bien et le mal ; autrement dit, je peux intuitivement cerner assez rapidement une personne dans son essence. […]. Quand il y a une règle, il y a probablement une façon de la contourner. Avant, je suivais la règle davantage par automatisme. Aujourd’hui, je poursuis ma réflexion au-delà de la règle, au-delà de ce qui est possible, au-delà des difficultés ou obstacles qui se présentent. J’envisage plus facilement d’autres options, d’autres perspectives. J’essaye de rendre possibles des choses a priori impossibles, de surmonter ce qui à l’allure d’un obstacle. On dirait aussi que certaines barrières et certaines peurs se sont évaporées. On dirait que, par le voyage et le lot d’épreuves qu’il a mis sur mon chemin, j’ai gagné en confiance en moi et confiance en la vie. Par exemple, si j’ai envie de faire quelque chose, je vais plus facilement la considérer comme possible et réalisable.

Plus souple dans ses modes de perceptions et d’interprétation, plus confiant en lui et en la vie, plus ouvert et plus sensible à l’Autre, Jean-Séb retire de son voyage un mieux-être global et une nouvelle approche de la vie, plus optimiste et persévérante. Comme il l’exprime, sa compréhension du monde – des gens, de la Nature, des idées – s’est affinée, ses champs de vision et d’orientation se sont étendus à d’autres possibles.

L’émerveillement intérieur, la méditation et le retour sur soi

[En Inde, dans le centre de méditation de Vipassana.] À la toute fin de mon voyage, j’ai passé dix jours dans un temple bouddhiste sans communiquer avec personne ; j’étais face à face avec moi-même, à méditer. À ce moment là, l’émerveillement ne provenait pas de l’extérieur mais bien de l’intérieur, il provenait de l’expérience d’avoir été avec soi-même et rien d’autre, d’avoir travaillé sur sa conscience, sur son esprit. Cette expérience m’a apporté une meilleure et une plus vaste compréhension sur cette chose que l’on appelle l’esprit.

Cette première expérience de la méditation, en ce lieu de sérénité, est pour Jean-Séb, après quinze mois de décentration, l’occasion de se recentrer sur lui-même et d’explorer sa dimension spirituelle. Sans trop s’étendre sur le sujet, il ajoute que cette courte retraite l’inspire : « Je suis enivré par les effets d’un autre voyage, un voyage intérieur ».

L’apprentissage spirituel

Lors de rencontres et de discussions avec des musulmans, face à eux, je leur expliquais mon point de vue de non croyant, un point de vue qui vient plus de mon éducation que de ma personnalité. Une fois, l’un d’entre eux m’a dit qu’il fallait que je croie en Dieu avant de mourir. Aujourd’hui, sincèrement, je ne peux plus dire que je ne croie pas en Dieu. Pour moi, la définition de Dieu est venue au cours de ce voyage, au travers de toutes les cultures que j’ai explorées. C’est sûr que ce n’est pas une vision qui colle à une religion. Dieu est pour moi un élément qui fait que tout va bien. Les synonymes de Dieu seraient, pour moi, la Nature et le hasard.

De non croyant, il perçoit aujourd’hui à sa manière l’idée d’un Dieu. Il le définit par ce qu’il a exploré et éprouvé, c’est-à-dire par le hasard et la Nature.

Finalement, au fil de son voyage, Jean-Séb a rédigé un carnet de route ; nous venons d’en citer plusieurs passages. Il a couché sur celui-ci ses impressions, sensations, ressentis, il a retranscrit en ses mots les moments marquants de son voyage. Cet exercice éveilla en lui un goût pour l’écriture. Ainsi, il développa cette faculté à exprimer le vécu de ces expériences, les plus étonnantes et les plus signifiantes, les instants d’émerveillement, de contentement, d’incompréhension, etc. Autrement dit, de ses observations et de ses rencontres aussi diverses soient-elles, il a élargi ses champs de perception et de connaissance, il a libéré sa créativité et son imagination, pour enfin trouver en l’écriture un mode d’expression lui permettant de décrire le contenu essentiel de son voyage (ses péripéties, son évolution) et de le partager.

Apprentissage aux autres : un effort de décentration

Jusqu’à présent nous venons d’aborder l’apprentissage réalisé par Jean-Séb à la rencontre de l’Autre et en cela réside le cœur de notre analyse. Néanmoins, quand est-il de l’apprentissage aux autres ? Le voyageur philosophe – tel que décrit par Todorov (1989) – d’une part apprend des autres et, d’autre part, porte aussi sur eu des jugements, il leurs transmet des connaissances, une vision du monde qui est la sienne. Nous nous proposons ici, pour le cas de Jean-Séb, d’étudier cet apprentissage donné aux autres. Comme nous le verrons dans les prochains paragraphes, cet apprentissage témoigne d’un effort de décentration qu’il n’est pas toujours facile à réaliser (Jean-Séb le confirmera) et d’une réflexion sur l’Autre qu’il convient d’engager en soi.

[En Inde, à Vârânaçi.] Deux jeunes m’abordent simplement pour faire connaissance. Ils ont des questions à me poser disent-ils. Je les invite à s’asseoir un moment pour discuter. Les sujets restent plutôt superficiels, mais j’ai le sentiment de faire voyager un peu ces deux garçons qui n’en auront peut-être jamais la chance. (Carnet de voyage, 10 janvier 2008).

Jean-Séb, voyageur accueillant et ouvert à la discussion (le voyage a développé en lui ces qualités), apporte à ces deux jeunes de la nouveauté, de l’originalité et de l’évasion. En ce sens, il ajoute, au cours de l’une de nos entrevues, qu’il pense avoir globalement apporté aux autres du divertissement, qu’il pense leurs avoir communiqué et partagé une sorte de pétillement, d’intensité ou une énergie qui semble se gagner au travers du voyage itinérant, par la découverte de la diversité humaine, culturelle et naturelle.

J’espère avoir apporté aux autres un peu de l’équivalent qu’ils m’ont apporté. Eux-autres m’ont apporté un peu de leur culture, de leur vie ; j’espère leur avoir apporté une perception positive de ce qu’est un Occidental, de ce qu’est un Canadien ou même un Canadien français, un Québécois. […]. Plus spécifiquement, j’ai surement apporté à un musulman le cadeau de recevoir un étranger, à un indien le plaisir d’avoir un blanc à la maison ; même si je peux difficilement le comprendre, je l’ai ressenti comme tel. […]. Ça peut devenir lourd de tellement recevoir que l’on a l’impression de ne pas apporter. Je me souviens qu’en Inde, une fois, je suis parti d’un village parce qu’à un moment donné je n’étais plus capable de recevoir autant d’attention, de générosité et de gentillesse. J’étais traité comme une star, je ne méritais pas un tel accueil. Je ne pense pas avoir apporté autant que j’ai pu recevoir ; mais peut-être que cette impression d’avoir moins donné résulte d’une mauvaise compréhension de ce que l’autre recherchait. En cela, il m’est difficile de me mettre à la place des autres, de savoir ce que les autres recherchent, de savoir ce que j’ai appris aux autres.

Au fil de son périple, Jean-Séb s’efforce de laisser une image positive de lui, de sa culture et plus largement de le la culture occidentale ; il s’efforce de partager, auprès des individus qu’il rencontre, auprès de ceux qui l’accueillent, son mode de vie, ses différences, son originalité. La difficulté qu’il éprouve de se décentrer laisse percevoir sa réserve quand à ce qu’il a apporté à autrui.

4.3.1.5  LE DÉNOUEMENT DU VOYAGE 

[De retour au Québec.] Quand j’ai débarqué à l’aéroport, mes parents m’ont trouvé très relaxe. Je ne sais pas si c’était dû à l’expérience du voyage et au rythme de vie que j’avais adopté en voyage ou à la fatigue du trajet de retour. Par contre, ma mère à préparé un gros souper de retour, et là, j’ai été confronté à trop d’abondance […]. Ce trop de confort et de luxe a duré deux ou trois jours, après quoi ce malaise passa. […]. Le plus dur fut de se retrouver face à un espèce de vide. […]. Maintenant que j’étais revenu, qu’est ce que j’allais faire? : travailler… et puis quoi d’autre? Qu’est-ce qui allais me motiver? Quel allait être mon nouveau rêve? […] Ce sentiment de vide s’est installé subtilement et m’a accompagné pendant de longs mois. Je me suis retrouvé dans une espèce d’humeur négative sans comprendre pourquoi. […]. Ce sentiment m’a en quelque sorte révélé qu’il manquait quelque chose dans ma vie, une motivation. J’y ai réfléchi, j’ai pensé à des idées de projets pouvant combler ce vide…. Le fait d’avoir des projets – de repartir en voyage, de construire une maison, un bateau, … en bref quelque chose de plus que seulement la routine – sans pour autant les réaliser mais simplement en y rêvant, ça a déjà commencé à remplir ce vide.

De ce voyage, de cette période en marge de la vie quotidienne et ordinaire, surviennent au retour une crise existentielle, un sentiment de vide et de manque. Cette crise semble être, pour Jean-Séb, le support et le temps de maturation nécessaires à l’émergence et à la construction de sens nouveaux, d’idées nouvelles, puis de nouvelles motivations initiant la réalisation de projets de vie à venir.
En 2009, Jean-Séb entreprend la traversée, seul et à vélo, de l’Alaska et du Canada.

4.3.2  Le voyage de Val

4.3.2.1  RÉSUMÉ D’UN TOUR DU MONDE À VÉLO

Le 26 octobre 2002, Val et son acolyte Sébastien débutent leur tour du monde en vélo. En quinze mois de voyage, traversant les cinq continents (soit 24 pays), ce ne sera pas moins de 21000 kilomètres qu’ils essuieront à la sueur de leur front. En vélo, ils éprouveront ce « dur plaisir » du voyage par tous les temps, par toutes les routes, chemins et autres voies, déjà tracées ou non. L’originalité de ce voyage – au-delà d’un tour du monde à vélo qui déjà est une aventure hors du commun – tient également au fait qu’ils l’entreprennent en tant que clowns-magiciens. En effet, ils s’allient l’un l’autre dans ce projet et se munissent pour cette occasion de leurs premiers costumes et équipements de clowns. De la sorte, ils testeront leurs facultés à faire rire, à créer le contact, à se mêler aux autres, lors de spectacles présentés tout au long de leur voyage, que ce soit dans des écoles, dans des orphelinats, dans la rue, au sommet d’une montagne ou au fond d’une vallée. D’ailleurs, ils intituleront leur projet de voyage « Spectacles d’autres mondes ». Le mode de voyagement qu’est le vélo – lent et progressif – ainsi que l’idée de présenter des spectacles favorisent la rencontre avec l’Autre. En cela, l’aventure à vélo et la confrontation qu’elle implique avec la Nature, de même que le langage et l’attitude du clown-magicien, sont autant de manières de communiquer. En d’autres termes, l’usage du vélo et la démarche clownesque qu’ils choisissent d’adopter leur permettent, d’une part, de se transporter, de découvrir progressivement et de comprendre la Nature, et, d’autre part, de se rapprocher, au-delà des différences, des autres cultures. Dès lors, l’effort et le rire semblent être la force dialogique de ces voyageurs. Au terme de ce long périple, jalonné de très nombreuses rencontres et épreuves, Val dira que ce voyage l’a humainement transformé.

4.3.2.2  LA RENCONTRE AVEC L’AUTRE ET L’ÉPREUVE DE L’ALTÉRITÉ

La rencontre avec la Nature : descriptions au fil des espaces traversés

[En Espagne, 1950 km.] Le paysage change, les oliviers font place aux prairies, aux moutons, et la montagne à la plaine. Un pays de contrastes. (Carnet de voyage, 27 novembre 2002).

[En Mauritanie, 4350 km]. La route nous mène vers Laayoune, capitale du Sahara occidental. À notre gauche, le désert de roches et de sable, avec les silhouettes des dunes au loin sur l’horizon. À notre droite, le désert bleu de la mer, dont les puissants rouleaux se fracassent sur les falaises rongées. (Carnet de voyage, 11 janvier 2003).

[En Argentine, 5550 km]. Nous nous sommes plongés au cœur de la Pampa, cette étrange "Terre Plate" des indiens Querandies, Ranqueles ou Araucanos […]. Les prairies d’herbe s’étendent à perte de vue, une sorte de Beauce mais plus sauvage, avec ses vaches noires, ses innombrables espèces de volatiles et d’insectes et des habitants souriants et bavards. (Carnet de voyage, 10 février 2003).

[En Argentine, 6100 km]. Les nuits dans la pampa sont un véritable concerto de croassements, hululements, bourdonnements et quantité de bruits aux auteurs indéfinis, du claquement de petites cuillères, au battement cardiaque, en passant par le tambourin. Luttant avec les hordes de moustiques nous observons les éclairs dansant dans le lointain. Trois orages immenses, encore inaudibles, couvrent la prairie, illuminant les nuages de leurs éclats soudains, une véritable blitzkrieg [guerre éclair en allemand] climatique. (Carnet de voyage, 18 février 2003).

[En Nouvelle-Zélande, 7750 km]. Tout au long de notre route, les quelques 60 millions de moutons du pays (pour 3.8 millions d’habitants) nous observent avec curiosité, ainsi que les vaches noires […] et plus rarement les cerfs et les lamas d’élevage. Les opossums pullulent, mais on les rencontre le plus souvent aplatis sur les routes. Toutefois, l’animal roi du pays, c’est sans conteste l’aoûtat : chaque centimètre carré d’herbe en abrite des milliers, prêts à sauter sur tout morceau de chair fraîche, comme sur d’appétissants mollets de cyclistes. (Carnet de voyage, 6 avril 2003).

[Au Laos, 13000 km]. Nous prenons de la hauteur au milieu d’un océan de verdure, quittant progressivement les sages rizières de la plaine. Aussi loin que le regard porte, tout n’est que ballons, collines, cônes, étouffés de jungle. Dressés au dessus de la houle verdoyante, des pics rocheux aux formes tourmentées, semblent prêts à déchirer le ciel, paysage d’aiguilles, de cirques de pierre, mâchoires minérales ou murailles auxquelles s’accrochent des nuages vaporeux. (Carnet de voyage, 14 juillet 2003).

Val peint, dans ses carnets de voyage, les paysages explorés et longuement traversés à vélo. Il développe une prose, parfois chargée de métaphores, qui éveille pour le lecteur un imaginaire du voyage et de la découverte. Ses sens et ses perceptions mis à l’épreuve de la Nature, s’expriment à travers ses témoignages. Ces derniers évoquent et expriment une réalité telle qu’il la perçoit et la ressent ; ils donnent à comprendre le caractère inspirant de la Nature. Ainsi, Val décrit la diversité de la Nature, sa grandeur, ses contrastes et ses formes les plus pittoresques, sa faune et sa flore, le visible et palpable (le « sable », les « pierres », les « roches », etc.), l’invisible et l’évanescent (« les bruits » de la pampa, les « nuages vaporeux », etc.). Son regard porte au loin, il balaye et couvre l’horizon, il s’élargit et s’étend aux dimensions des lieux traversés et découverts : « à droite », « à gauche », « au cœur », « au dessus », « à perte de vue », « au loin », etc. Par ailleurs, il laisse entendre que l’aoûtat de Nouvelle-Zélande, cet acarien de la famille des Trombiculidés, vient perturber sa tranquillité et lui chatouiller les nerfs.

La Nature, enveloppe de l’humain

[En Thaïlande, 11540 km]. De passage à Siem Reap, nous visitons Angkor et ses quelques 380 temples disséminés dans la jungle. […]. Nous pénétrons dans l’ancienne capitale de Jayavouman VII, le premier roi bouddhiste. […]. Dans le temple de Ta Phrom rien ne semble avoir bougé depuis, hormis la forêt. Les bois de fromager se sont élancés haut vers le ciel, au dessus des temples des hommes. Leurs racines, longs boas végétaux, ont soulevé les dalles des chemins, renversé les autels, traversé les murs, enlacé les bas reliefs des douces Apsaras (danseuses célestes). Les géants de pierre sont recouverts de lichens, comme les vieux bateaux de balanes. Se soutenant l’un l’autre comme deux vieux compagnons venus du fond des âges, […] on ne sait plus qui du bois ou de la pierre fut le premier. (Carnet de voyage, 20 juin 2003).

De cette découverte, Val décrit l’emmêlement entre la Nature et les constructions des êtres humains qui la peuplent. Au fil des siècles, la première semble dépasser inexorablement les secondes. En effet, sans ralentir son évolution, la jungle enveloppe ces temples devenus ruines. De ses longues et solides racines, elle précède et succède les réalisations humaines. Autrement dit, de sa force tranquille, la Nature transcende l’être humain. Pour autant, comme le dit Val, tous deux se soutiennent en ces lieux. Dès lors, de ces observations et de nos discussions en entrevue, se dégage un apprentissage pour Val : celui-ci retire de cette expérience dans la jungle une plus grande acceptation de la Nature – qui, semble-t-il, ne peut indéfiniment être utilisée et maîtrisée – et, conséquemment, une humilité de lui envers elle.

L’espoir récompensé par le hasard, la difficulté résolue par la coïncidence 

[En Grèce. À la rencontre d’un lieu où se réfugier et dormir]. Nous explorons tous les recoins sans rencontrer d’autres œuvres de la création qu’un et un seul chat. Tout étant ouvert, nous finissons par entrer dans une maison inoccupée où s’entassent tapis,  matelas, oreillers. Il y a de la lumière, une vraie gazinière et un chauffage. Là, c’est sûr c’est Dieu qui nous a guidé. Ne voyant venir personne, nous nous installons en nous disant que personne n’osera jeter dehors deux pauvres voyageurs de la maison du Bon Dieu. Je crois que jamais je n’ai été aussi content de trouver du chauffage et un chat. (Carnet de voyage, 8 janvier 2004).

En ce rude temps hivernal, à cheval sur leurs montures, tels deux chevaliers éreintés par un long voyage, Val et Sébastien recherchent une auberge ou un refuge pour la nuit. Par un hasard, appuyé d’une démarche quelque peu audacieuse, un dénouement heureux s’offre à eux. Pour Val, la rencontre soudaine de ce lieu fournissant confort et repos implique une intervention divine. Autrement dit, telle qu’elle est vécue dans l’instant présent, cette apparition ne résulte pas d’une démarche fondée sur des références logiques et sur des explications rationnelles ; pour Val, elle serait magique. En cela, le concours du hasard et de la coïncidence vient satisfaire les besoins vitaux de ces voyageurs, c’est-à-dire s’abriter, manger et dormir.

Il y a aussi ces coïncidences. Une fois au milieu de l’Himalaya, on n’avait plus de frein et on a rencontré un gars avec un vieux vélo et on lui a acheté ses patins de frein … on était au milieu de nulle part! Une autre fois, j’avais un pneu complètement déchiré et j’ai rencontré un gars qui se promenait au milieu de la route avec un pneu de la même taille que le mien, je lui ai acheté. Il y a une espèce de providence : dès que l’on est vraiment dans une grosse galère, on rencontre un gars qui va nous en sortir ; c’est toujours plein d’aventures et à chaque fois ça finit bien.

Une bonne étoile semble éclairer le parcours de ces deux cyclo-voyageurs. Si grandes paraissent être leur volonté et leur persévérance, que la taille des obstacles s’amenuisent jusqu’à s’évaporer.

L’hospitalité marocaine

[Au Maroc, 3200 km]. Notre voyage à travers le pays est un véritable enchantement et nous profitons pleinement du légendaire accueil marocain. [À Asilah, un village surplombant l’océan, à 50 km au sud de Tanger,] Dans la médina ensoleillée nous sommes reçus par Ahmed et Anne Judith […]. Ce couple de peintres belgo-marocains nous réserve un accueil princier, allant jusqu’à nous loger dans une des chambres d’hôte, habituellement réservées aux consuls et aux ambassadeurs. […]. Un de nos souvenirs les plus marquants, restera l’accueil incroyable de la famille El Ak Hal. À la recherche de pain, nous rencontrons Mohamed, qui nous dit : "baguette non, mais la mange maison, oui". Nous acceptons son étonnante invitation et nous nous retrouvons dans la ferme familiale où les hommes, assis sur d’épais tapis, boivent le thé […]. On nous offre le thé, des œufs durs et des galettes de pain non levé. Déjà confortablement installés sur de gros tapis, des peaux de moutons et des coussins, on s’inquiète encore de notre santé et l’on va jusqu’à nous offrir une petite couverture pour nous protéger du froid. […]. Pour le repas, on apporte de grands plats remplis de semoule brûlante et de légumes, où l’on a ajouté des morceaux de viande en notre honneur. […]. Le soir, nous nous effondrons sur d’énormes matelas de mousse, enfouis sous d’épaisses couvertures. Le matin venu, après deux théières et une galette nous faisons de déchirants adieux à nos amis. L’hospitalité marocaine n’est pas un vain mot. (Carnet de voyage, 17 décembre 2002).

Les marques de générosité se succèdent apportant confort et protection, breuvage et nourriture aux voyageurs, Val en témoigne largement au fil de ses écrits. En entrevue, il résume en une phrase comment ils ont vécu cet accueil marocain : « N’importe où, là où l’on arrivait, les gens nous invitaient à manger, à dormir ; c’était toujours le gros accueil comme si on était des gens exceptionnels ; […] ce que l’on vivait était encore mieux que ce que l’on s’imaginait ». Bien que brèves, ces rencontres spontanées et chaleureuses, ces actes de charité portés à leur égard, rendent les séparations émotives, voire émouvantes. En ce sens, Val ajoutera que, bien que les rencontres soient éphémères, « à l’autre bout du monde, on se sent proche au bout de quelques heures ». Dès lors, semble-t-il, les plus belles relations ne sont pas nécessairement de celles qui s’étendent sur le long terme ; elles sont également de celles qui se construisent mutuellement dans la présence, en laquelle se déploie une intensité qui, elle-même, s’accentue en raison du caractère éphémère de ces rencontres. Sans trop nous avancer sur ce point, Martin Buber soutiendrait probablement ce raisonnement.
En somme, que ce soit au Maroc, en Mauritanie ou au Sénégal, Val conclut ainsi leur passage sur le continent africain : « Partout où nos pneus ont roulé, nous avons largement profité de l’hospitalité africaine. Nous quittons l’Afrique heureux, la tête pleine de souvenirs inoubliables, prêts pour un nouveau choc culturel » (Carnet de voyage, 2 février 2003).

La solidarité argentine

« [En Argentine, à San Rafael, 6100 km]. Chaque jour nous découvrons un peu plus la solidaria argentine, sur fond de crise économique » (Carnet de voyage, 18 février 2003).

Après une longue et dure journée de pédalage dans la cordillère des Andes, sur des chemins de cailloux, dans le froid et le vent, on cherchait un endroit où dormir, mais, entre falaise et ravin, on ne put en trouver. Puis, surgissant de sa montagne, un homme à cheval nous a salués d’un large coup de sombrero, tel un Don Quichotte des Andes. Ce gaucho [cow-boy argentin] nous a sifflés et est venu à notre rencontre. On a discuté un peu puis il nous a invités chez lui. Il nous a fait traverser le rio sur son cheval et on est arrivé à sa cabane, installée au milieu d’une prairie entourée de montagnes. Là, avec un autre gaucho, il gardait pendant l’été austral un gigantesque troupeau de vaches. Pour l’occasion, il est allé tuer un mouton, dont nous avons partagé la viande tendre et grillée au feu de bois. Avec nos quelques mots d’espagnol, on a parlé de leur quotidien, de choses simples et essentielles pour eux […], on s’intéressait à la montagne, aux chevaux et aux vaches, à leurs familles, à leur nourriture, à leur nécessaire pour vivre. En quelque sorte, ces conversations ont participé à notre retour aux sources. […]. La nuit venue, nous nous sommes endormis sur les selles des chevaux, sous de multiples couches de couvertures.

Précédemment, nous relations le fait que les hôtes marocains ajoutaient de la viande aux légumes et à la semoule en l’honneur de leurs invités. Dans le même esprit, en Argentine, en la présence de Val et Sébastien, ces gauchos, bien que pauvres, sacrifient un mouton pour mieux les accueillir, pour mieux partager leur quotidien. Des discussions avec leurs hôtes, Val apprend de leurs modes de vie dans ces montagnes puis, engage en lui-même une réflexion sur la condition humaine et prend conscience des besoins primaires et vitaux de l’être humain, autrement dit des conditions nécessaires et essentielles pour vivre. 

L’accueil en Nouvelle Zélande (ou « l’accueil kiwi » selon Val)

[En Nouvelle-Zélande, à Auckland, 7020 km]. Bienvenue en Nouvelle Zélande! De ses petits doigts boudinés, hygiéniquement gantés de latex, l’officier de contrôle sanitaire nous tend notre amende de 100 euros. Drogue, armes? Non, rassurez-vous, rien de tout cela, nous avions simplement omis de déclarer des produits susceptibles de contaminer le pays : notre tente, des balles de jonglage contenant des graines, notre jumbe sénégalais en bois et peau de chèvre, une calebasse de la taille d’une prune et 20 grammes de lait en poudre. Tout cela sera détruit, sauf la tente et le tamtam consciencieusement gazés. (Carnet de voyage, 25 mars 2003).

L’administration Néo-Zélandaise imposant de strictes règles d’entrée sur le territoire, à leur arrivée, Val et Sébastien ont à digérer une facture inattendue, tel est le prix de ce passage de frontière. Après cet accueil douanier froid et règlementé, audacieux et persévérants, ils vont découvrir pas à pas l’hospitalité des habitants de ce pays :

[En Nouvelle-Zélande, 7750 km]. Il nous a fallu du temps pour découvrir l’accueil Kiwi. De prime abord tout nous paraissait trop propre, organisé, ordonné, comme ces immenses prairies savamment barricadées et inaccessibles. C’est justement cela qui nous a poussé à frapper à la porte des maisons et des fermes perdues dans la verdure. Un soir nous sommes accueillis par Paula, dresseuse de chevaux, qui vit seule avec ses deux boys de 7 et 9 ans, Sutton et Kenrick, dont la grande passion consiste à sauter dans les buissons et à ouvrir les nids d’araignées. Le lendemain, c’est Kim un paysagiste au physique de bûcheron canadien qui nous ouvre sa porte. Par une soirée pluvieuse, la famille Duomrey nous installe dans son salon. Jamais on ne nous laisse partir, sans un solide breakfast dans le ventre. (Carnet de voyage, 6 avril 2003).

Les deux visages du Pakistan : son ouverture aux étrangers et sa face cachée

[Au Pakistan, à Islamabad, 17600 km]. L’Islam règne ici plus qu’ailleurs sans partage. Nous marchons sans arrêt sur des œufs et devons faire appel à toute notre diplomatie. On nous questionne sans cesse quant à notre opinion sur le terrorisme ou à propos de la légendaire liberté de mœurs censée régner dans nos contrées. Dire que la femme pakistanaise est discrète est un doux euphémisme. Dans les campagnes du moins, elle est une évanescence, un mirage, un nuage passager, […] une ombre caparaçonnée de noir. D’un autre côté, nous retrouvons avec plaisir la tradition musulmane de l’accueil. Il ne se passe pas un soir sans que l’on ne nous invite à dormir ou à manger, souvent les deux. Même si nous campons, il se trouvera toujours un habitant du coin pour venir nous réveiller avec une théière fumante. (Carnet de voyage, 29 octobre 2003).

D’une part, la découverte de la tradition islamique est pour ces voyageurs une épreuve quotidienne, un choc culturel, une confrontation des modes de vie ; d’autre part, ils jouissent au jour le jour de l’accueil et de la générosité des musulmans. Entre ces deux dimensions, l’une qui leur est accessible, l’autre qui leur est censurée, ils voyagent, découvrent les limites de la rencontre et les conditions d’entrée en relation avec l’autre culture. 

L’accueil européen : une hospitalité freinée par la méfiance

[En Grèce, à Aijeipos, 20063 km]. Le retour en Europe et glacial, et je ne parle pas simplement des températures polaires, mais de chaleur humaine. Je me rends compte combien nos pays industrialisés ont du retard. Les gens sont comme des animaux qui ne vivent ni libres ni égaux, prétentieux et compliqués, ils ont toujours quelque chose à cacher. Ils ne se retournent pas, se méfient de toi, chacun dans sa peur, s’évitent des yeux dans les ascenseurs. Certains font même semblant de regarder l’heure. […]. C’est notre monde, ça fait peur à dire. C’est une chose d’en parler, s’en est une autre de le découvrir. Ce n’est pas le coût de la vie qui me choque, mais bel et bien la froideur des relations humaines. Si peu de sourires, des regards méfiants, on nous marmonne des bonjours, on nous considère avec suspicion quand nous entrons dans un magasin ou un café. Triste époque. (Carnet de voyage, 8 janvier 2004).

L’arrivée en Europe déçoit Val. La méfiance qu’il ressent à son encontre lui laisse un goût d’amertume. L’avance industrielle de l’Europe, ses richesses et ses possessions, la rendrait moins accueillante, ou plutôt ce sont ses habitants, au profil individualiste plus répandu (comparativement aux Orientaux), qui se garderaient de s’exposer à l’inconnu, de partager leurs cultures à l’étranger et, dès lors, qui seraient moins accueillants.

Parmi les rencontres les plus marquantes

Une fois, en Argentine, en février 2003, on a été invité à l’intérieur d’un commissariat pour s’y faire à manger et pour y passer la nuit. Là, il y avait des policiers et deux détenus. On a sympathisé avec Jesus et Dario, qui étaient emprisonnés là depuis quatre mois. On a échangé des cigarettes et du maté à travers les barreaux et on a même réussi à leur faire passer de la bière en douce. Puis on a commencé à jongler, à faire des tours de magie, ce qui a animé la soirée. Les policiers se sont essayés aux massues et au tamtam sous le regard hilare des détenus. Plus tard, Jesus a pris sa guitare et, de derrière les barreaux, s’est mis à chanter des complaintes des gauchos déchus. José, sergent de police, l’a rejoint. Le prisonnier et son geôlier étaient accoudés aux barreaux pour unir leur voix. Ce moment là était phénoménal! […]. C’est une image qui restera gravée dans ma mémoire.

Dans ce commissariat, en la présence de Val et Sébastien, policiers et prisonniers s’unissent le temps de quelques chants. En effet, au-delà des statuts différenciés, de l’autorité qui doit se faire respecter, de la peine qui doit être purgée ou réparée en raison d’une faute commise, que cette dernière soit pardonnée ou non, geôlier et prisonnier chantent ensemble. Ainsi, après que Val et Sébastien aient fait leurs pitreries, détenus et policiers se sont rejoints dans une ambiance plus légère et festive. En ce contexte, l’art (ici l’humour, la musique, le jeu) apparaît être une manière de se rassembler et de partager un fond commun, une sensibilité humaine.

[En Australie, à Uluru, 9380 km]. Une torche éclaire la nuit, noire comme le jais, étoilée à en donner le vertige. […]. Alie, une jeune et belle hippie […] entame un ballet aérien de Poi, de longues chaînes terminées par des embouts enflammés, traçant dans l’air d’éphémères cercles de feu. La puissante vibration des didgeridoos de Josh et Eshua, qui l’accompagnent, fait trembler la terre, évoquant le cri sauvage des animaux du bush. Là, danse un papillon dans les flammes d’une nuit d’orage. Souvenir inoubliable qu’est cette soirée partagée avec ces prophètes de paix et d’amour. (Carnet de voyage, 4 mai 2003).

La découverte de la formation rocheuse de l’Uluru – également connue sous le nom d’Ayers Rock (symbole de l’Australie) – et, en ce lieu, la rencontre artistique entre la danse du feu et le rythme retentissant du didgeridoo, entre mouvements et couleurs, procurent intensité de vie et bien-être à Val. Ici, au sein de cet espace sacré, lieu de rituels pour les peuples aborigènes, Val partage un moment magique, avec d’une part ces artistes qui lui offrent un spectacle improvisé, et d’autre part, avec l’association des éléments : le feu valsant dans les airs, le souffle musical et résonnant, la terre vibrante, l’eau de l’orage.

[En Iran, à Ahmad Abbad, 18226 km]. Elles [des étudiantes pakistanaises] sont tellement plus belles sans leur vilains voiles et elles nous réservent un accueil royal, avec le thé bien sûr, des dates, fraîches ou séchées, des petits gâteaux, ainsi qu’une farine sucrée, le Khavoot, que l’on avale comme de la Tsampa et de drôles de nouilles gonflées et craquantes, vertes ou rouges, le Pophaq. Pour nous, le plus important ce sont ces doux regards, ces sourires, la sensibilité des gestes et des paroles que nous aurions presque oubliés dans ces gigantesques casernes que sont les républiques islamiques. […]. Le temps file hélas trop vite et nous voilà déjà obligés de redescendre les escaliers à pas de velours. Toutes les cinq nous suivent dans la rue en riant et en agitant les bras ; au moindre bruit, elles courent se réfugier dans l’escalier. Sortir sans voile, ça peut mener à la prison… . (Carnet de voyage, 14 novembre 2003).

De cette rencontre avec des étudiantes iraniennes, Val et Sébastien vivent une nouvelle fois un accueil de grande qualité. Ils goûtent à la diversité de leur cuisine, apprécient leur table et leur compagnie. Aussi, l’absence de voiles facilite la perception sensible, la communication et l’échange. Puis, ramenés à la dure réalité, face au danger qui peut guetter de jeunes femmes sans voiles, ils doivent quitter leurs hôtes d’un soir sans attirer l’attention. Dès lors, cette rencontre gagne-t-elle peut-être en intensité en raison de l’attrait et de l’exotisme de l’Autre (l’autre culture, l’autre sexe), en raison du risque de se faire prendre et des limites de l’interdit, un interdit qu’il est parfois tentant de vouloir repousser, tout au moins provisoirement et avec mesure.

La diversité des rencontres et l’usage de la communication

Les rencontres, des plus simples aux plus extraordinaires, furent multiples. De celles que Val évoque ci-après, nous mesurons comment il en éprouva, dans l’instant présent, toute l’originalité et la diversité, comment celles-ci s’assemblent et s’intègrent en une expérience globale du voyage.

Dans le Sahara, […] on a rencontré des gens complètement incroyables : des éleveurs de dromadaires dans des espèces de vieilles tentes berbères […], des contrebandiers de farine qui faisaient du trafic avec la Mauritanie […], des Allemands qui avaient au moins cent litres de bière dans leur van. […]. Rencontrer cette population nomade du désert c’était génial!

Sur un voyage de plus de quatre cents jours, des rencontres exceptionnelles on en a fait tous les jours. Sur notre route, chaque nouvelle rencontre, parce qu’elle était éphémère, devenait exceptionnelle. La force du voyage, c’est toutes ces rencontres mises bout à bout.

[Au Maroc, 3200 km]. La communication progresse pas à pas, chacun enrichissant son vocabulaire au fur et à mesure. Nous utilisons tous les moyens dont nous disposons : carte du monde, photos de famille, cartes postales de Paris, caméscope, mime des animaux de la ferme, ballons pour les enfants, etc. Nos tours de magie connaissent un incroyable succès, particulièrement celui de la disparition du foulard. (Carnet de voyage, 17 décembre 2002).

Accueillis au sein d’une famille marocaine, Val et Sébastien s’efforcent de communiquer et d’échanger avec leurs hôtes. Ils étoffent leur vocabulaire dans l’autre langue et usent de divers moyens et supports de communication pour mieux comprendre et être compris. La pratique de la magie, c’est-à-dire l’usage de procédés qui semblent surnaturels ou irrationnels, intrigue, attise la curiosité, fascine, suscite l’émerveillement. Ainsi, à la fois art et jeu, elle créé des rapprochements et tisse des liens, notamment entre l’artiste et le spectateur. En d’autres termes, par la magie, Val joue en quelque sorte subtilement de ses charmes et facultés techniques pour se rapprocher des autres.

Nous sommes étonnés d’avoir pu faire autant de rencontres et d’avoir pu échanger avec des gens si différents, si opposés, dans toutes les langues, parfois même sans langue du tout. Notre spectacle, nos tours [de magie] et les mimes clownesques nous ont beaucoup aidés dans ce domaine. (Carnet de voyage, 29 octobre 2003).

La communication avec l’autre culture n’est pas aisée, Val en témoigne. Bien que nombre d’incompréhensions soient survenues au fil du voyage (nous en décrirons quelques-unes ultérieurement), il s’étonne de parvenir à communiquer et à échanger de manière universelle. Au-delà du langage verbal, les gestes et les mimes, la magie (le mystère, l’ambigüité) et le rire facilitent les échanges. François Rabelais écrira dans la préface de Gargantua (1534) que le « rire est le propre de l’homme » (Rabelais, 1995). En ce sens, puisque le rire compose l’essence de l’être humain, alors le voyageur qui en use, au fil de ses rencontres et avec des porteurs de cultures différentes, tend vers un humanisme et un universalisme ; plus il en use et plus cette tendance s’affirme en lui.

Les rencontres avec les enfants et les spectacles de clowns

[Au Vietnam, 10000 km]. Notre passage à l’orphelinat bouddhiste de la Pagoda Thieu Giac de Saigon […] restera à jamais un souvenir magnifique. Nous y sommes accueillis par des nonnes souriantes en tunique grise et nous présentons notre spectacle à la soixantaine d’enfants qui vivent là. Mais pour eux, c’est surtout nous le spectacle. Ils ne se lassent pas de nous tirer les poils dans tous les sens, de nous scruter intensément, de nous sauter sur les épaules, sur les bras, de s’accrocher à nos jambes et à nos mains. […]. Présenter notre spectacle ici ne pose jamais de problème. Il suffit de trouver une école ouverte et pleine d’enfants, si possible de 6 à 12 ans et de s’expliquer avec un professeur bilingue. (Carnet de voyage, 28 décembre 2003).

Sous le regard intrigué des enfants, les deux acolytes usent de jonglerie, de pitreries et de chorégraphies gesticulantes, de ruses et de tours de magie pour les amuser et les faire rire. Val dira qu’en fin de la journée : « Nous sommes épuisés mais heureux de leurs sourires ». (Carnet de voyage, 28 décembre 2003).
L’humour est un langage. Pour Val et Sébastien, il fait figure de carte maîtresse en termes d’entrée en relation et de partage avec l’autre culture. Autrement dit, le rire initie et soutient une communication légère et de qualité. De par le contenu de leur spectacle, l’originalité qu’ils portent en eux et sur eux (leurs différences physiques et leurs attitudes, leurs accoutrements et leurs équipements), de par leurs mises en scène qui impliquent des jeux de participation avec leurs publics, ils suscitent l’intérêt et la curiosité, le rassemblement autour d’eux, le rire et parfois même l’euphorie.

[Au Laos, 13000 km]. Faire le clown reste notre meilleure façon de communiquer, et ça marche! Un soir, nous rentrons dans un village reculé, très vite les curieux nous entourent, mais quand même de loin. Pourtant, jamais nous n’aurons rencontré un public autant tordu de rire par notre spectacle. Le soir, à la lueur d’une lampe nous dessinons le portrait de nos hôtes qu’ils gardent précieusement. C’est au Laos que nous rencontrons les meilleurs spectateurs du monde, aux zygomatiques inépuisables. Parmi nos souvenirs les plus marquants, nous n’oublierons pas ce spectacle dans un village Hmong, extrêmement pauvre, au sommet d’un col, sous la pluie, […] la vallée faisant écho aux cris et aux rires. (Carnet de voyage, 14 juillet 2003).

La rencontre culinaire et la diversité dans l’assiette

Val décrit ici la diversité de la gastronomie sénégalaise ; il la découvre, elle le surprend parfois, notamment de par la variété de ses plats, arômes et épices :

[Au Sénégal, 5100 km]. Mouton bouilli, poulet grillé, Mafé (sauce d’arachides), Yassé (oignons et épices), Théboudienne, Fuju, Couscous, semoule au lait, omelette aux oignons, poisson grillé, … la cuisine sénégalaise, recèle des surprises aussi innombrables que ses grains de riz. Le tout est arrosé d’un thé très fort et très sucré […]. Nous en avons bu des litres, dans les restaurants, les maisons, les marchés […]. Enfin, n’oublions pas le Café Touba, à la saveur épicée incomparable. (Carnet de voyage, 2 février 2003).

L’épreuve de la Nature et le dépassement de soi

En ce point, nous relatons quelques épreuves physiques vécues par ces voyageurs à vélo et le dépassement de soi qui souvent les accompagne. Val décrit ici de longs et de pénibles moments passés à pédaler sur des routes ou chemins pittoresques voire cahoteux.

[Au Chili, à Santiago, 7000 km]. Nous entamons une longue descente de 2000 mètres de dénivelé qui nous mène au Pacifique. La route est si mauvaise, qu’à chaque secousse, nous redoutons que nos vélos ne volent en éclat et nous avec. Mais nous nous en sortons plutôt bien, avec seulement deux crevaisons et un pneu déchiré. (Carnet de voyage, 7 mars 2003).

[En Nouvelle-Zélande, à Napier, 7750 km]. Sous un soleil radieux que nous atteignons la côte pacifique à Wairoa […]. Pentes à pic, descentes vertigineuses, le ton est donné ; la terre fait autant de vagues que l’océan. Nous suons à grosses gouttes, mais le paysage le mérite, les collines d’un vert émeraude se perdent dans la pâleur de l’horizon et plongent au loin dans la mer. (Carnet de voyage, 6 avril 2003).

[En Inde, à Anupgahr, 16061 km]. La route n’est pas facile : trous, vents contraires, chaleur. Je suis sur les genoux. Chaque soir, une fois le camp posé, nous nous effondrons pour une courte sieste. Je me détends, mon corps n’est qu’un légume, je m’enfonce doucement dans le sable. (Carnet de voyage, 8 octobre 2003).

[Au Pakistan, 17495 km]. Blasés de la montagne que nous sommes, rien ne nous avait préparé à ça. Il nous faut affronter la plus raide et la plus terrible des pentes de notre voyage. […] ici, c’est douze kilomètres que j’arrache à la montagne en trois heures, à ce pitoyable rythme. Parfois, l’attaque frontale se révèle impossible et il faut effectuer de longs zigzags. La vallée inondée de lumière et tapissée de pins s’offre bientôt à nous dans toute sa grandeur, alors qu’au loin, les cimes d’autres montagnes se perdent dans un éblouissant brouillard lumineux. (Carnet de voyage, 26 octobre 2003).

La Nature est éprouvante de par son relief diversifié et souvent périlleux. Néanmoins, au-delà des problèmes techniques, de la rudesse du temps, de la dureté de l’épreuve physique, des risques encourus et de la fatigue, Val trouve en ses efforts des récompenses sensibles et visuelles dans les contrées qu’il traverse et se conforte de sentiments d’émerveillement.

[Au Pakistan, 17592 km]. [Lors de l’ascension vers Muree,] Il semble que l’on n’aura jamais le droit à cette récompense tant attendue : la descente. Patience, patience, voici que Muree point le bout de son nez et, après deux crevaisons, la route plonge à pic vers Islamabad. Les soixante kilomètres qui nous séparent de la capitale défilent sous nos yeux en 2h30. (Carnet de voyage, 28 octobre 2003).

Pour Valérian, le droit d’apprécier la descente et, plus largement, de jouir d’un confort se mérite. Il est une récompense qui se gagne à la hauteur du courage, de la persévérance et de la patience, mais encore de l’effort continu, tant physique que mental, ou, autrement dit, dans la dureté de l’épreuve. Cette récompense est une perception, elle est ressentie et visuelle, elle est une contemplation des paysages explorés, mais aussi elle est une satisfaction qui accompagne la réussite, le parcours accompli et l’atteinte de l’objectif.

L’épreuve du climat

La route est une difficulté à surmonter, le climat en est une autre. Val et Sébastien se confrontent à la route par tous les temps, de l’ensoleillement à la pluie, en passant par le vent, la neige et le froid. Les quelques extraits présentés ci-après évoquent l’épreuve du climat. Que ce soient les pluies du Vietnam au Cambodge qui inondent les territoires, le froid de l’hiver qui gèle tant l’équipement que les os du corps, ou encore le vent contre lequel se joue une lutte d’équilibre et d’orientation, tous ces facteurs climatiques ralentissent leur cheminement et intensifient la dureté de l’épreuve. De ces confrontations, ils apprennent à s’adapter à une Nature instable, à endurer un climat changeant, à puiser dans leurs ressources, à se dépasser, à repousser leurs limites et à découvrir leur potentiel.

[Au Vietnam, 10000 km]. Entre terre et eau, […] le Mékong, le fleuve des neufs dragons, a creusé la terre pour se frayer un passage vers la mer de Chine. […] chaque jour notre route plonge dans les eaux boueuses du fleuve, ou l’un de ses innombrables canaux. Parfois, la route n’est plus qu’une digue, comme un immense quai survolant une étrange plaine mouvante. (Carnet de voyage, 28 décembre 2003).

[Au Cambodge, 10500 km]. La mousson s’avance et chaque jour une averse torrentielle, une véritable cataracte, nettoie la campagne. […] la route de terre se transforme en boue et chaque trou en piscine. Nous prenons peu à peu un autre rythme, celui des charrettes à bœufs, pendant qu’à perte de vue défilent les plaines rizicoles parsemées de palmiers à sucres hirsutes qui secouent leurs feuilles, comme des herbes folles qui auraient trop grandi. (Carnet de voyage, 4 juin 2003).

[En Turquie, à Tatva, 19200 km]. En nous réveillant un matin […], nous sommes éblouis par la blancheur du paysage. De petits flocons tombent du ciel comme du parmesan sur un plat de pâtes. C’est beau et, malgré le froid, ça fait chaud au cœur. Aussi, le froid attaque les vélos faisant se gripper les freins et les dérailleurs. L’eau des gourdes cristallise. Alors que pendant des mois nous avons cherché l’ombre pour nous rafraîchir, maintenant c’est la chaleur d’un poêle et d’un bon çay [thé] brûlant qui fait notre bonheur. (Carnet de voyage, 10 décembre 2003).

[En Grèce, à Thessaloniki, 20350 km]. Nous passons nos soirées emmitouflés dans nos sacs de couchage avec toutes les couches d’habits possibles rêvant d’un chauffage et d’un peu d’espace pour bouger. Pas facile de passer ses jours et ses nuits dans le froid, et nous nous surprenons à regarder avec envie l’intérieur confortable des maisons. […]. Ces conditions un peu difficiles nous font donc relativiser nos idées sur le confort nécessaire pour vivre. (Carnet de voyage, 13 janvier 2004).

Bien que la lassitude voire le désespoir ne semble pas rattraper leur courage et leur persévérance, ils aspirent à plus de confort, à un confort ne serait-ce que minimal. Puis, évoluent leurs perceptions quant au « confort nécessaire pour vivre ». En effet, l’épreuve du voyage à vélo, aussi souffrante soit-elle parfois, leur procure un apprentissage essentiel, celui de l’existence, ou même de la survie, au contact de la Nature. En ce sens, au-delà des tentations que suscite l’abondance matérielle des sociétés de consommation, émerge en eux une nouvelle conception des conditions matérielles et utiles pour vivre.

[En Croatie, à Split, 20800 km]. La route est raide, les nuages éclatent et nous devons lutter contre un vent de face sans pitié pour les pauvres cyclo-trotteurs que nous sommes. Plusieurs jours d’affilé des familles compatissantes, nous offrent un toit, un bon schnaps, un feu dans une grange pour faire sécher nos habits et toujours un café noir à l’arôme très fort mais bien sucré, encore meilleur que celui de chez nous! (Carnet de voyage, 27 janvier 2004).

En Croatie par exemple, des locaux encouragent Val et Sébastien et les supportent dans l’épreuve. L’hospitalité, la générosité voire la charité apparaissent, dans ces conditions éprouvantes, d’autant plus appréciées et sources de réconfort et de motivation. 

Finalement, lors d’une entrevue, Val décrit son approche de l’épreuve en voyage ; il exprime comment les difficultés ou obstacles rencontrés ont été surmontés avec confiance et parfois, semble-t-il, grâce à l’intervention d’un heureux hasard :

On a eu plein d’épreuves physiques, comme traverser l’Himalaya à vélo, traverser des déserts à vélo, des crevaisons…, mais on savait à quoi s’attendre, que ce serait pénible, on y était préparé. On a aussi eu quelques problèmes de santé, des crises de Paludisme, des infections des pieds… mais rien ne nous a arrêté […]. Il y a cette espèce de bonne étoile du voyageur. Partir en confiance, avec un bon esprit, c’est vraiment essentiel. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais ça fait qu’il n’arrive finalement rien de grave. On a l’impression que dès que l’on est confronté à un problème, une solution se présente.

4.3.2.3  LES SENSATIONS, ÉMOIS ET ÉMOTIONS DANS LA RENCONTRE

Les moments de solitude et de découragement

La solitude. Malgré nos nombreuses rencontres et nos contacts permanents avec les habitants, il arrive un moment où nos proches nous manquent et où personne ne peut combler ce vide. […]. Les moments de découragements viennent comme ça de temps en temps, sans prévenir, peut-être à trop penser au nombre de kilomètres qu’il reste à parcourir lorsque le vent de face est un peu trop violent. Ça ne dure jamais longtemps. Un simple paysage, une soirée chez une famille sympa, ou la découverte d’une boulangerie française expatriée, ravivent la flamme de l’aventure. (Carnet de voyage, 29 octobre 2003).

Manques de repères et d’attaches, passages à vide et découragements ponctuent le voyage de Val sans pour autant l’indisposer dans la poursuite de son périple. Son optimisme, son goût pour l’aventure et le nomadisme reprennent aisément le dessus.

[En Turquie, 19176 km]. L’accueil est toujours génial, mais on n’éprouve pas vraiment de sentiment de partage. […] En fait, j’éprouve une sorte de lassitude pour ces dialogues quotidiens où l’on lutte dix minutes pour connaître le nombre de frères et de sœurs ou pour commenter des photos de voyage. […] j’éprouve une fatigue à créer sans cesse des liens éphémères, qui ne durent que quelques heures. (Carnet de voyage, 10 décembre 2003).

Une routine vient, au fil du parcours, à s’installer dans le voyage. Val ressent une lassitude à répéter sans cesse les mêmes prises de contact. Le voyage nomade et sans attaches revêt des avantages et des inconvénients : d’une part, dans un mouvement continu d’exploration de la diversité humaine et naturelle, Val jouit de ses multiples découvertes ; d’autres part, en raison du caractère éphémère de ses rencontres, il se lasse de reproduire les mêmes discours introductifs. Dès lors, puisque, en ce périple, les temps de rencontre et de partage demeurent brefs, ce mode d’existence dans le voyage ne facilite pas la connaissance et la compréhension approfondies de contextes et de modes de vie spécifiques.

La contemplation de la Nature et l’émerveillement

Val se laisse absorber par la beauté et la diversité des paysages découverts. Qu’il l’exprime explicitement ou qu’il le laisse suggérer au lecteur, en ces descriptions de la Nature, l’émerveillement de Val enveloppe ses pensées et guide, d’un élan poétique, l’écriture de ses aventures. Voici, dans un premier temps, quatre passages choisis qui relatent de son émerveillement vis-à-vis des contrées traversées.

[Au Maroc, 3850 km]. La route serpente au fond de la vallée de l’oued Nfiss, se lovant au pied des montagnes. Tapie au fond de son large lit, la rivière bouillonne en attendant sa prochaine crue. Elle déroule au loin son ruban blanc dans les montagnes roses et arides aux sommets enneigés. De l’autre coté de la vallée, des villages de pierre et de terre séchée, comme directement sortis du sol, semblent dangereusement plantés au bord du vide. […]. La montée du col se fait lentement le long d’une route en lacets […]. À chaque virage, un nouveau paysage s’offre à nos yeux émerveillés. Une fois au sommet, on ne se demande pas pourquoi on a sué sang et eau pour gravir tout cela, la vue récompensant largement cet effort. (Carnet de voyage, 31 décembre 2002).

[Au Chili, 7000 km]. En fin d’après midi, le vent se lève et ne faiblira plus pendant les trois jours suivants qui resteront les plus durs, mais les plus beaux depuis notre départ. Le soir venu, nous contemplons l’extraordinaire beauté de la vallée verdoyante où nous nous installons. Jamais le ciel ne nous a paru aussi étoilé. À l’aube, le soleil éclaire les flancs des vallées une à une, long préambule à une chaude journée. Nous suivons le cours du Rio Chico qui bouillonne au fond de vallées escarpées. D’immenses troupeaux paissent dans les prairies verticales, dans un silence que seul vient troubler le vent charriant des nuages de poussière. (Carnet de voyage, 7 mars 2003).

De ces deux premiers extraits, nous comprenons que l’émerveillement semble se gagner et se mériter suite à l’accomplissement d’un effort, suite à une longue immersion au sein de la Nature et par la contemplation de cette dernière (et non par la simple constatation).

[Au Pakistan, 17682 km]. Nous découvrons notre nouveau terrain de jeu, les berges de l’Indus. Ça fait quelque chose de se retrouver au bord de ce fleuve mythique dont la seule évocation fait rêver. […]. Le paysage ressemble à une peinture de la création. Tout semble y être resté figé depuis des millénaires. Un fleuve bleu, large comme un bras de mer se fond dans les abymes du ciel. Dans la vapeur des brumes, on distingue de longs bancs de sables et de fines bandes de prairies marécageuses. […]. Depuis des siècles, les générations se succèdent dans de simples demeures de terre et cultivent la terre que le fleuve rend si fertile. Au-delà de son lit, point de salut, le désert et les collines arides reprennent leur droit. (Carnet de voyage, 31 octobre 2003).

[En Iran, 18420 km]. À perte de vue, le monde s’est figé dans une infinie pampa de sable compact. Devant nous se dresse le Mont Zarguett. Je reste sidéré par l’étrange beauté de ces montagnes qui semblent sorties des sables comme un bateau dans une gerbe d’écume. Le vent a sculpté de mystérieux hiéroglyphes dans ces montagnes, il a dessiné vagues, creux, grottes et vallées et a laissé perchés, tout là haut, des guetteurs de pierre, suspendus au dessus du vide. (Carnet de voyage, 19 novembre 2003).

Au regard de ces deux nouvelles citations – comme des deux qui les précèdent – la fascination et l’émerveillement apparaissent être nourri par la découverte (de l’Autre), par la beauté (de l’Autre), par l’inattendu (provenant de l’Autre), par le dévoilement du mystère de l’Autre, de son essence et de sa pureté. Val se sent pénétré, voire envahi, par ce sentiment d’admiration et de communion avec la Nature. Il accueille cette émotion enveloppante, une émotion qui, bien qu’elle se produise en soi, porte fondamentalement sur un Autre, ici sur la Nature. Par ailleurs, l’Autre, objet de l’émerveillement, pourrait tout autant être une personne, une relation, une expérience, une idée, une action, etc. En somme, l’émerveillement semble émaner de l’authenticité de l’Autre et de la beauté de la relation qui se déploie entre soi et l’Autre.

Après plus d’une année de pérégrination sur les routes du monde, Val formule un premier bilan de ses découvertes, celles qui se rapportent à la Nature. Il décrit ci-après le Beau rencontré, contemplé et éprouvé. Au fil de ce témoignage, nous pouvons apprécier la diversité des lieux explorés et l’intensité du vécu de ses aventures.

[En Turquie, 19438 km]. En un an, j’en ai vu des paysages, parmi les plus beaux du monde. J’ai joué avec les vagues sous la blanche Cadaque inondée de soleil, j’ai vogué vers l’infini entre l’Atlantique et le Sahara, je me suis endormi au creux des dunes sous une lune d’argent, j’ai vu un soleil pamplemousse effleurer les acacias de la savane, encore, j’ai vu le vent souffler les herbes de la pampa, j’ai vu un ciel de feu brûler dans les Andes ; plus tard, j’ai vu la brume envahir les Sounds de Queen Charlotte, je me suis éveillé dans un désert rouge face au rocher sacré du plus vieux peuple du monde, j’ai même vogué sur le Mékong, exploré des temples envahis de jungle […], nagé dans les eaux  turquoises de Koh Chong, j’ai écumé les rizières laotiennes avant d’ouvrir les yeux face au Concholama immaculé, encore, j’ai vogué à travers les sables du Rajasthan et sur les berges de l’Indus, j’ai même vu le soleil se lever sur les ruines millénaires de la citadelle d’Arg é Bam, etc. (Carnet de voyage, 10 décembre 2003).

Suite à l’énumération de ses découvertes, il poursuit son récit par le dévoilement d’un sentiment d’émerveillement monté à son apogée, tout au moins jusque là :

Rien ne m’avait préparé à cette vision, celle qui ne me quittera plus jamais. Ces images qui vous donnent envie de jeter votre vélo pour vous asseoir là et regarder, admirer, se fondre dans le sublime de ces aliénations rocheuses : on les appelle Cheminées de Fées […]. On raconte que c’est la terre elle-même qui a créé ces paysages impossibles, avec l’aide du vent et de l’eau. Elles sont autant de statues que l’homme ne pourra jamais édifier ou imiter, fut-il un Gaudi ou un Picasso, autant de folies, d’hyperboles et de mégalithes qu’il ne pourra jamais en élever. C’est l’œuvre du septième jour. […]. Ce soir, les Cheminées de Fées sont autant de bras tendus à la recherche des étoiles. Comme le répétait sans cesse un de nos amis pakistanais : "essayez d’attraper la Lune, vous resterez au moins parmi les étoiles". Ce sont des érections volcaniques, géométries de l’impossible, tours, minarets, donjons, menhirs qui s’élancent vers les hauteurs. Là où le silence n’est troublé que par le flottement des étoiles qui glissent furtivement derrière les flèches polies. […]. Des cônes de Tuf, débris de noyaux terrestres, stoppés en pleine course dans leurs ascensions vers le ciel. Depuis des millénaires, l’homme […] se demande toujours ce que la terre a voulu faire ce jour là lorsqu’elle a créé Cappadoce. (Carnet de voyage, 10 décembre 2003).

Val use de multiples images et métaphores afin de décrire la vallée de Cappadoce et les Cheminées de Fées qui l’habitent. Bien que son imagination et son écriture soient prolifiques, il semble toutefois, que les mots ne soient pas assez forts et subtils pour décrire de manière précise et limpide les formes et la beauté de ces créations de la Nature, ni pour exprimer l’émotion qu’elles procurent en lui. Au-delà de ces comparaisons – et d’autres comparaisons toujours possibles – ces Cheminées de Fées demeurent uniques, inimitables, authentiques et l’appréciation de leur beauté, subjective et intime. Il apparaît alors que la juste description de perceptions sensibles est un exercice que la raison ne peut se rendre pleinement maîtresse ; autrement dit, cette dernière ne peut traduire, fidèlement et sans écart, le subjectif en objectif.

L’émerveillement et l’apprentissage de la Nature 

Les lieux qui m’ont le plus émerveillé sont, pour l’essentiel, les paysages de plaine et de désert (le Sahara, mais aussi en Inde, au Pakistan, en Iran), la pampa argentine, la majestueuse montagne Himalaya, les étendues immenses que l’on a traversés ; ces espaces dont on ne voit jamais la fin, au sein desquels on se sent minuscule, ceux qui ont un effet d’infini, de sérénité. […]. Pour moi, le désert est le plus difficile à apprécier ; il demande de faire un effort pour l’appréhender […]. Dans le désert qui est censé être uniforme, on s’attache à déceler les différences qui peuvent s’y dessiner, les détails, les évolutions. […]. En vélo, on vit au contact de la Nature, on vit pleinement le moment et le lieu, la montagne que l’on grimpe, le désert que l’on traverse ; on expérimente lentement la longueur des paysages, le relief, le vent, tout ; on développe des sensations plus fines. En contemplant ces paysages, j’ai pris le temps de les éprouver et de les imprimer plus finement, je les ai ressentis dans leurs nuances et dans leurs subtilités. Ainsi, en répétant ce même mouvement de pédalage pendant des jours et des jours, ces paysages ont pris pour moi une signification particulière. J’ai réalisé ma petitesse versus l’immensité de ces espaces et ça m’a fait gagner en humilité.

Au fil de ses explorations, Val découvre, s’émerveille et apprend de la Nature. Des sensations d’émerveillement que lui procure cette dernière, son champ de perception s’élargit et s’affine, sa compréhension vis-à-vis d’elle également. De plus, son rapport à la Nature étant rendu de proximité en raison de son mode de voyagement qu’est le vélo, il se rapproche d’elle, la ressent intimement, découvre son étendue et sa force. Ainsi, de ces confrontations, il gagne en sensibilité et en humilité. Également émergent des significations : par exemple, il semble que l’apprentissage significatif découlerait d’une rencontre véritable – une rencontre immédiate, unique, authentique, intense (telle que définie par Buber) – entre soi et l’Autre qui soit éprouvée et méritée, autrement dit d’un effort accompli en soi, en relation et en harmonie avec un Autre (ici avec la Nature). En somme, ces rencontres avec la Nature, telles que vécues par Val et aux allures véritables, apparaissent source d’évolution de la conscience.
Par ailleurs, le voyage n’est pas fait que de sentiments d’émerveillement envers la Nature. Val observe et éprouve également des choses qu’il juge esthétiquement laides, des dégradations de la Nature générées par une consommation à outrance en milieu urbain, par la pollution et le gaspillage, par l’accroissement démographique et l’entassement d’édifices construits d’une initiative humaine :

Mes visions les plus laides du voyage : les décharges publiques en pleine ville, où traînent pêle-mêle, vaches, cochons, chèvres, gamins et chiffonniers. Les villes chinoises construites au Tibet, longs alignements sans âme de bâtiments carrelés qui défigurent de magnifiques vallées. (Carnet de voyage, 29 octobre 2003).

Le choc culturel et de la différence

Le Maroc, c’était une grosse claque d’un coup. On a débarqué du bateau à Tanger […] on a traversé la Medina, le marché […] avec des centaines de personnes dans les rues, des gens qui crient, des gens qui conduisent n’importe comment, des petits gamins qui nous courent après pour essayer de nous piquer des trucs à l’arrière de nos vélos […] c’était un gros concentré de sensations … ça nous a fait un bon choc […]. On a commencé à voyager dans le Maroc, […] à chaque seconde on vivait de l’aventure. Partout où l’on allait, on découvrait des choses que l’on n’avait jamais vues, […] une langue que l’on ne comprenait pas, des gens qui ont une culture et un mode de vie radicalement différents des nôtres.

La culture marocaine et l’effervescence de la Medina de Tanger procurent chez Val tout un lot de nouvelles sensations, un déséquilibre émotionnel, autrement dit une sorte de montée d’adrénaline bien connue des aventuriers. De la surprise face à l’inconnu, à la découverte de la différence, en passant par l’incompréhension d’autres langages, les deux compères se confrontent à cette nouvelle culture et l’éprouvent intensément.
Plus défile le temps du voyage, plus ils avancent et plus le choc culturel semble s’atténuer, notamment en raison de maintes confrontations à l’Autre (les individus, la Nature, les idées) et d’une accoutumance à la vie de nomade, à la vie dans l’ailleurs, dans l’inconnu. Néanmoins, l’arrivée en Asie sera vécue comme un nouveau choc :

Une fois que l’on est passé en Afrique et que l’on a traversé l’Amérique du sud, on commençait à être plus expérimentés, on savait quand même à quoi s’attendre […], donc on a eu moins de chocs. Mais, en arrivant en Asie, ça a été un deuxième choc [après le Maroc]. On a débarqué en mai 2003 au Vietnam à Saigon, on venait de l’Australie […]. On avait réussi jusque là à s’établir une petite routine de vie sur la route et puis, en arrivant en Asie, tout a été chamboulé. Le contact avec les gens étaient très différent. Les gens, en Asie, étaient d’une curiosité insatiable […] : on s’installait en quelque part et il y avait dix, vingt, trente personnes autour de nous qui nous observaient dans nos moindres activités, quand on s’arrêtait manger, quand on était en train de prendre une douche, de réparer un pneu, quand on faisait un break […]. Parfois, comme en Inde, il y en avait qui venaient fouiller dans nos sacs, qui nous posaient toujours les mêmes questions… ça nous énervait. Pour le coup, ce n’était pas nous, les voyageurs, qui observions les autres, c’était les autres qui nous observaient.

Parfois, face à cette curiosité jugée oppressante, Val et Sébastien s’exaspèrent et s’agacent. Déstabilisés par ce nouveau contact avec les locaux, leur tranquillité et leur liberté en voyage s’en trouvent affectées. Dès lors, en eux, naissent de nouvelles émotions à l’encontre d’autrui.

[En Thaïlande, à Bangkok, 11540 km]. Chaque frontière est une nouvelle surprise. À chaque fois nous sommes frappés par les différences que peut engendrer une simple limite imaginaire. Pourtant, ici, pas besoin de traverser un océan, un bras de mer, un fleuve, ou un désert, cent mètres de bitume suffisent à nous faire faire un bond en avant de 50 ans. Derrière nous, nous laissons un Cambodge tranquille et rural, avec ses quelques cabanes khmères où l’on vend des fruits et du poisson séché alignées le long d’une route poussiéreuse. Devant nous, des immeubles de plusieurs étages, des supermarchés climatisés, pleins à craquer, d’énormes 4x4 vrombissant, des distributeurs à cartes, etc. C’est le choc de notre entrée en Thaïlande. (Carnet de voyage, 20 juin 2003).

Le choc culturel se complète ici par un choc de la différence marqué entre la campagne et la ville. Du monde rural au monde urbain, du calme à l’agitation, de l’état de Nature à celui de la civilisation, de la simplicité des modes de vie à leur complexification, s’étendent des différences que le voyageur éprouve en les découvrant. Aussi, le mode de voyagement qu’est le vélo, puisqu’il facilite l’immersion et la proximité, accentue le ressenti de cette différence.

Une chose importante nous a choqués, c’est la condition des femmes dans le monde. Dans les pays musulmans, on était accueilli par les hommes, on restait avec les hommes, de temps en temps avec les enfants aussi. […]. Au Pakistan, par exemple, on ne voyait jamais les femmes, elles étaient cachées, elles n’existaient pas…, elles sont des esclaves au fond de la cuisine, on ne devait pas les voir. Ces choses la nous choquaient, on n’était pas d’accord mais on n’a jamais rien dit. Même si on était intimement persuadé que notre morale était meilleure, on se disait qu’elle n’était pas plus légitime que celle des autres. […]. On n’était absolument pas là pour démontrer aux gens que l’on avait raison ni pour expliquer que notre mode de vie était meilleur. Alors, nous nous efforcions d’être ouverts sur tous les plans, […] aux gens qui vont prôner de belles idées idéalistes, d’écologie et de paix, mais aussi aux gens intolérants, aux machos, aux sectaires, etc.

De ce témoignage, nous comprenons que le choc culturel implique une réaction interne mais pas nécessairement l’expression de celle-ci face à autrui. Bien que choqués et opposés aux mœurs qui guident les conditions de vie des femmes dans les pays musulmans, Val et Sébastien contiennent leurs idées contestataires. Cette attitude pacifique atteste un respect et une ouverture quand aux idées d’autrui, autrement dit une acceptation des différences.

L’altérité source d’agressivité : la montée de la colère en Inde

[En Inde, à Amritsar, 17101 km]. L’Inde commence à me peser […]. Jamais aucun peuple ne m’a tant mis hors de moi […]. Je ne sais plus si c’est moi ou eux, la chaleur, la fatigue. […]. La colère monte si vite, je n’ai même pas le temps de la contrôler. […]. Cette colère s’illustre concrètement lors d’une scène d’embarquement dans un bus : le bus est prêt à partir, je démonte les sacoches, commence à grimper sur le toit, attrape le vélo, le bus démarre, je saute, il recule, commence à écraser mes sacs. Évidemment, de la cinquantaine de personnes qui m’entoure, personne ne fait un mouvement pour m’aider ou avertir le chauffeur. Ils préfèrent rigoler. J’ai beau secouer le chauffeur, insulter la foule, je ne suis rien de plus qu’une petite puce trépignante. Nouveau bus, cette fois des étudiants sympas m’aident pour les bagages. Un malfrat en profite pour titiller mon portefeuille dans ma poche. Je l’attrape par la peau du cou, il nie. Je ne sais plus si je deviens fou ou si le monde est fou. (Carnet de voyage, 12 octobre 2003).

Dans l’effervescence de la foule et l’encombrement des moyens de transport, Val, étranger parmi les locaux, se sent incompris voire ignoré. Alors que personne ne lui vient en aide, devant ce manque de solidarité, la colère monte jusqu’au débordement d’une agressivité contenue jusque là. Dès lors, la surpopulation et l’agitation urbaine rendent-elles individualiste et indifférent à autrui ? Cette expérience en Inde, de Val face à des locaux passifs, nous le laisse à penser, bien que nous ne puissions juger objectivement de l’agir de Val en cet instant présent, un agir qui, à son insu, eut pu indisposer les témoins autour du bus.

De l’incompréhension à l’élaboration de nouveaux langages

[En Chine, à Zhongdai, 13350 km]. On passe vingt minutes à expliquer qu’on veut manger du riz, on s’y reprend à dix fois pour lancer son premier Ni hao [Bonjour en chinois] compréhensible, on réinvente un langage des signes, de plus en plus élaboré. (Carnet de voyage, 21 juillet 2003).

En Chine, le choc culturel vient avec son lot d’incompréhensions verbales. Pour autant, la communication s’étend au-delà du langage parlé, Val et Sébastien en font l’apprentissage.

De l’incompréhension à la prise de conscience

[En Iran, à Esfahan, 18420 km]. L’Iran est un pays de consommation à outrance. Nous en prenons conscience, nous qui suçons la moindre pile, la plus petite bougie, le fond des gourdes ou de la bouteille d’alcool. Le pétrole ne coûte rien, 600 rial le litre, 6 cents d’euro! Même l’eau est gaspillée à outrance dans ce climat désertique! (Carnet de voyage, 20 novembre 2003).

Il y a de ces paradoxes qui surprennent voire qui choquent, en témoigne la ponctuation exclamative de cet extrait. La société de consommation et l’industrie pétrolière bouleversent les logiques naturelles : l’eau se trouve ainsi gaspillée au sein même d’un pays semi-désertique. 

L’incompréhension entre Val et Sébastien : de l’incommunicabilité à la prise de conscience des différences ; de la peur de voyager seul à la réunion des deux compères

Au cours de leur parcours, une altercation, ou plutôt une incompréhension quand au projet entrepris, eut lieu entre Val et Sébastien.

Au bout d’un an de voyage, on a commencé à être tanné l’un de l’autre. Sébastien avait plein de choses qu’il voulait me dire mais en même temps il se sentait mal à l’aise parce qu’il savait que j’avais beaucoup plus travaillé que lui sur ce projet de voyage. Ça l’a travaillé pendant longtemps et, à un moment donné, c’était trop fort, ça n’allait plus du tout. […]. On n’arrivait plus à communiquer parce que l’on était toujours l’un sur l’autre.

Bien que Val et Sébastien se distinguent l’un de l’autre de par leurs traits de caractères singuliers et parfois opposés, ils voyagent ensemble et partagent une promiscuité, tous deux, seuls face au monde. Au cours de l’une de nos entrevues, Val évoque leurs différences de  personnalité : « Moi, le pragmatique, assez scientifique, bien terre à terre, organisé… et lui, l’artiste, spontané, un peu naïf, […], ouvert à des tas de trucs, qui peut partir en plein délire ». Puis un jour, en Inde, au 16535éme kilomètre, la communication devenue dégradée, le sens porteur du voyage perd de sa force. Sébastien désirant arrêter ce voyage et rentrer en France, Val se sent trahi et appréhende de continuer seul :

Je commence à m’imaginer seul : prendre des photos et filmer au pied, embarquer encore plus de matos, comment surveiller le vélo, la peur même, de l’inconnu, du noir, de l’autre, de la maladie, la solitude, la mécanique, le spectacle de clown à réinventer. (Carnet de voyage, 29 septembre 2003).

En ce sens, il remet en question la suite de ce voyage : il perçoit les difficultés d’évoluer en solitaire et prend conscience du lien de complémentarité entretenu jusque là avec Sébastien. Il ajoute quelques jours plus tard : « Je voulais un Sébastien à mon image, alors qu’il y en avait déjà un tout prêt » (Carnet de voyage, 4 octobre 2003). Val comprend, au bout de onze mois de voyage partagé, qu’il ne peut exiger de Sébastien, son compagnon de route, d’être comme lui ; il comprend qu’il doit l’accepter comme il est, avec ses différences, quelles soient perçues comme des qualités ou comme des défauts. Tous deux se concertent sur leurs manières de voyager et de communiquer l’un envers l’autre. Finalement, revenant sur leurs motivations initiales, ils parviendront à retrouver un terrain d’entente.

On en a parlé, on a essayé de voir si l’on pouvait continuer à voyager ensemble. On s’est dit qu’on faisait quand même une bonne équipe de voyage et que, si on continuait à voyager ensemble, ça allait permettre à chacun de vivre des moments sympathiques ; on s’est dit que ce serait bien de continuer le voyage comme on l’avait commencé, de finir ce projet que l’on avait entrepris ensemble. 

L’agression, la réaction et le relativisme

En Albanie, on s’est fait méchamment agresser. On s’est fait kidnapper nos vélos par deux gars qui les ont cadenassés dans un garage. […] ils étaient saouls, ils nous ont menacés avec des couteaux. On a laissé nos vélos et on est parti chercher la police. On avait gardé avec nous nos sacoches avec nos passeports, nos appareils photos, notre argent, l’indispensable pour s’en sortir. Et puis on s’est dit : "on s’en fout, on a presque fini notre voyage, ils peuvent garder les vélos, on continuera à pied". La seule chose qui nous importait était de récupérer nos carnets de route restés avec les vélos ; ça nous aurait fait vraiment mal de les perdre. Ce sont des choses qui nous tenaient à cœur, des choses d’importance sentimentale bien plus que d’importance matérielle. […]. Finalement, avec l’aide de la police, on a pu récupérer l’ensemble de nos affaires.

Val et Sébastien dédramatisent la perte matérielle que peut entrainer une telle situation. Ici, nous comprenons que devant la menace et le danger, la sécurité physique l’emporte sur la possession matérielle. Face à cette agression, qui survient après quatorze mois de voyage (soit un mois avant la date de retour), et face à la perte matérielle que cette agression aurait pu occasionner, tous deux réagissent avec prudence et pondération. En effet, évaluant le risque encouru versus la perte matérielle et sentimentale, ils décident de faire profil bas face à leurs assaillants et sollicitent l’aide de la police. Aussi, cette attitude face aux agresseurs résulte-elle peut-être d’un apprentissage dans la mesure où Val dira au cours d’une entrevue : « [au travers du voyage,] on a développé une capacité d’évaluation des autres : on en vient à cerner plus rapidement les gens, à ressentir le bien et le mal, à distinguer le bon du mauvais ».

Le ressenti universel

Apprenti universaliste, Val se sent citoyen du monde. Après avoir parcouru vingt pays, alors qu’il explore la Turquie, il a ce sentiment d’appartenance au monde et d’aisance dans le monde : « [à proximité de Dogusbelen, 19815 km,] je viens de trouver un petit coin pour la tente, j’y ai installé mes sacoches, je suis là chez moi » (Carnet de voyage, 26 décembre 2003).

4.3.2.4  LES APPRENTISSAGES ET LES RÉVÉLATIONS

L’éducation à l’altérité et l’apprentissage par le voyage

[Au Pakistan, à Muree, 17450 km]. Les élèves les plus méritants sont envoyés en échange dans d’autres villages à l’étranger. Ici, ils sont plusieurs à avoir voyagé, au Sri Lanka, au Japon, … . Tout le monde le sait, les voyages forment la jeunesse! (Carnet de voyage, 25 octobre 2003).

Val a amorcé son voyage avec cette envie de découvrir et de mieux connaître le monde. Au-delà de ses propres intentions et démarches de pérégrination, il remarque que l’éducation à l’altérité et plus précisément l’apprentissage expérientiel par le voyage, sont des visions et des conceptions répandues, en témoigne le fonctionnement de cette école pakistanaise. Aussi, il apparaît, encore une fois, que l’apprentissage et la récompense émanent de l’effort accompli. En ce sens, l’opportunité de voyager se présenterait aux « plus méritants », aux individus qui démontrent leur volonté d’apprendre des autres et du monde, autrement dit à ceux qui ont prouvé leur force et leur potentiel, qui ont affirmé et confirmé leur envie d’apprentissage et leur ouverture à l’altérité.
Le lendemain, quarante cinq kilomètres plus loin, Val poursuit son écriture portant sur l’apprentissage par le voyage. Pour lui, son exploration des diversités humaines et naturelles lui procure une reconnaissance, une acceptation et une affinité vis-à-vis de celles-ci :

[Au Pakistan, 17495 km]. "Qu’avez-vous appris en voyageant?", nous demande-t-on parfois. […]. J’ai découvert l’homme et le monde. Deux composantes essentielles de notre vie, non! […]. Les voisins m’ont ouvert leurs portes, invité à manger, fait visiter leurs jardins ; maintenant, je les salue en passant, avant je les ignorais. (Carnet de voyage, 26 octobre 2003).

Les prises de conscience en termes de différences et de ressemblances humaines

Avant ce voyage, je savais qu’il y avait environ sept milliards d’habitants sur Terre ; aujourd’hui, j’ai croisé la route de plusieurs centaines d’entre eux. Ces personnes font partie de moi, elles sont dans mes souvenirs, dans mon esprit. À un moment donné, je me suis senti faire partie d’une espèce de globalité. […]. Par le fait de voyager, j’ai pris conscience de l’universalité, de l’unité entre les choses, entre les êtres humains. Une des choses qui rapprochait les gens à travers le monde, c’est l’accueil que l’on nous a réservé. Sans méfiance, sans nous connaître, les gens nous ouvraient leurs portes. Partout dans le monde, on a vécu cette hospitalité. Le seul bémol sur notre parcours, c’est finalement l’Europe mais peut-être que cette appréciation dépend de notre attitude changeante que l’on soit en Europe ou en dehors, peut-être que nous étions moins avenants envers les Européens. On a eu une très bonne surprise en Nouvelle-Zélande ; c’est un pays complètement occidental et pourtant les gens étaient très accueillants.

Val perçoit, à travers ses rencontres, l’idée d’un monde global reliant les êtres vivants à la Nature et plus spécifiquement l’unité de la condition humaine. Il jauge les ressemblances et les différences en termes d’accueil à travers le monde. Il constate que l’hospitalité se retrouve en chaque culture mais qu’elle varie et se nuance, d’une part, en fonction des individus rencontrés par le voyageur (par exemple, ses hôtes), et, d’autre part, possiblement, en fonction de la perception que ce dernier en a, autrement dit selon autrui et selon soi.
Aussi, à l’écoute des aventures de Val, nous comprenons que l’accueil, tel qu’il le perçoit, ne dépend pas tant des gens qui l’ont reçu mais bien plutôt de sa prédisposition à accepter cet accueil et à le vivre. En Nouvelle-Zélande, il dit avoir joui d’un bel accueil, mais cette appréciation ne dépend-t-elle pas du fait qu’à leur arrivée dans ce pays, ils aient subit un difficile passage aux douanes, un accueil « national » qui pouvait bien plus s’améliorer que se dégrader ? L’Europe, continent auquel il se sent appartenir, n’est-elle pas perçue comme moins hospitalière parce qu’il s’estime, a priori et culturellement parlant, proche des habitants des autres pays de l’union, parce qu’il s’imagine que la compréhension sera plus facile entre semblables, que l’accueil va de soi entre européens ? N’est-ce pas après avoir dépassé la difficulté de compréhension, que l’on apprécie mieux l’accueil, que l’on se prédispose à mieux en jouir ? N’est-ce pas, lorsque l’on prend pour acquit que l’accueil doit aller de soi, que l’on se prédispose à une déception. Ces hypothèses, qui mettent en scène les perceptions de l’Autre – elles-mêmes conditionnées par des états intérieurs (par l’inquiétude, la confiance, etc.) qui semblent ne pas pouvoir être pleinement maîtrisables car en partie inconscients – sont autant d’autres logiques qui guident l’interprétation des différences en termes d’accueil, d’hospitalité et de générosité. En ce sens, Julia Kristeva prône « une humanité dont la solidarité est fondée sur la conscience de son inconscient – désirant, destructeur, peureux, vide, impossible » (Kristeva, 1988, p.284). Ainsi, cette voie périlleuse –ce chemin désemparant de reconnaissance et d’acceptation des différences et de l’« inquiétante étrangeté » présente en nous-mêmes – est, pour cette psychanalyste humaniste, l’unique condition pour parvenir à vivre ensemble.
De plus, Val exprime dans quelle mesure l’accueil se différencie selon les individus :

Plus tu possèdes de richesses, plus tu es individualiste et plus tu ressens le besoin de protéger tes richesses… Et moins tu vas avoir confiance en quelqu’un d’autre parce que tu as peur qu’il vienne te voler. […]. Quand tu n’as rien, tu n’as tout simplement rien à perdre ; […] pour toi, ta richesse, c’est la relation que tu as avec les autres, […] ta richesse, c’est la solidarité. C’est aussi une différence que l’on voit souvent entre la ville et la campagne ; il y a souvent plus de solidarité à la campagne qu’à la ville.

La propension à l’accueil et à la solidarité, présente en chaque être humain, peut soit y demeurer, contenue, portes closes, soit s’exprimer ouvertement à l’encontre d’autrui. À la lecture de cet extrait, nous comprenons que l’argent (la possession) à tendance à rendre méfiant et la ville (la concentration d’individus, la vie démesurément civilisée), à rendre ses habitants indifférents à autrui. Aussi, l’appréciation de l’accueil semble être conditionnée par la perception d’états mentaux, physiques et organisationnels qui caractérisent autrui : la confiance versus la méfiance, la pauvreté matérielle versus la richesse matérielle, la Nature versus la civilisation. En d’autres termes, le jugement d’un esprit accueillant se nuance en fonction de ressentis et d’états observés chez autrui : états psychiques (perçus et interprétés au travers d’une communication), matériels, culturels et fonctionnels.

La relation à autrui se gagne avec patience et persévérance

[En Iran, 18839 km]. Dire qu’on en a vu des blasés, des mécontents, ceux qui s’arrêtent à une mauvaise rencontre, ou peut-être même qui ne s’arrêtent pas. Ils ont tort bien sûr, l’Iran, ça se mérite, il faut aller la chercher, la tirer vers soi, au contact! Tant pis pour ceux qui passent devant la porte, pour eux elle sera toujours close. Il faut l’ouvrir pour savoir ce qu’il y a derrière. (Carnet de voyage, 4 décembre 2003).

Val valorise un mode de voyage à la rencontre de l’Autre, fait d’audace, de patience et de persévérance. Pour lui, rencontrer autrui, découvrir sa culture et son mode de vie demande une attitude entrepreneuse, optimiste et donc méritante. En d’autres mots, il convient d’aller au contact de l’Autre, de provoquer les rencontres, investiguer l’altérité pour s’enrichir d’apprentissages ; il convient de dépasser ses angoisses et ses peurs face à l’Autre, d’endurer l’épreuve de rencontres difficiles ou mauvaises pour que la conscience évolue. En ce sens, il semble que même les mauvaises rencontres – si mauvaises il y a – peuvent apporter à celui qui les vit un apprentissage bénéfique, une ouverture et une tolérance envers l’Autre.

De la découverte du monde à la crise existentielle puis à la prise de conscience

En marge de la vie quotidienne et ordinaire, le voyageur se confronte à l’Autre et perd ses repères ; il est tourmenté et remet en question ses modes de perception et d’interprétation. Cette tourmente est nourrie par l’Autre rencontré et ses différences, par le mode de voyagement sans attaches, itinérant et nomade. Au sein du prochain passage, Val exprime tout d’abord les différences observées entre lui et les locaux qu’il a rencontré.

Pour la plupart des gens que nous avons rencontré dans le désert du Sahara, dans la pampa argentine, dans les campagnes, leur ouverture au monde s’étend jusqu’au village voisin… leur vision du monde se restreint dans le but de satisfaire des besoins assez simples ; eux, ont souvent l’air bien comme ça. On vit à des échelles différentes, on a des visions du monde complètement différentes.

Puis, d’un retour sur lui-même, il s’interroge sur ce qui est essentiel dans la vie :

C’est quoi ce besoin insatiable que j’ai de toujours en vouloir plus? Pourquoi est-ce que je recherche toujours une plus grande satisfaction? […]. Est-ce que je ne pourrais pas juste me contenter de ce que j’avais au départ et d’essayer de le vivre intensément? Ce sont des questions que l’on se pose pendant le voyage […]. À quel moment est-on content de ce que l’on a et de qui l’on est? À quel moment est-on satisfait de sa vie?

Enfin, il tire ici une première conclusion de son expérience du voyage :

Dans ce voyage, je voulais aller jusqu’au bout de mes envies, je voulais mesurer mes limites. […]. J’ai vécu des choses exceptionnelles mais, aujourd’hui, je pense que ce n’est pas forcément ça le plus important dans la vie. À un moment donné, cette aventure a un peu perdu son sens. J’avais besoin de construire quelque chose, de profiter plus simplement d’un quotidien. Finalement, même si le voyage m’a permis de découvrir et d’apprendre plein de choses, […] de vivre plein d’expériences plaisantes, exaltantes et enrichissantes, je me rends compte que ce n’est pas tant le voyage qui apporte le bonheur… La vie s’accomplit dans d’autres sphères.

Val comprend que le voyage itinérant, tel qu’il l’a vécu, n’apporte pas que des bienfaits. Il prend conscience que le bonheur se trouve, aussi et surtout, en dehors du voyage, qu’il se déploie dans un quotidien, dans un univers de vie au sein duquel émergent et se construisent des relations plus profondes, au sein duquel est globalement partagé une même vision du monde. Néanmoins, aurait-il pris conscience de cela s’il n’avait pas voyagé ?

De l’usage du monde au retour à l’essentiel vital 

Un changement s’est produit en Val. Au fil de son parcours, au contact de l’Autre et dans l’épreuve, il a appris à évaluer ses besoins et à mesurer l’utilité des choses, les choses qui lui sont nécessaires pour vivre. Sa conscience a évolué en un sens où la possession de biens matériels dépend fondamentalement de l’utilité qu’il en a et de ses intentions premières, c’est-à-dire celles qui visent à satisfaire ses besoins vitaux et ses projets existentiels.

[En voyage,] on confrontait notre morale et notre vérité, on s’interrogeait sur leur pertinence et leur validité. On confrontait nos idées à celles des autres. On a pris conscience de plein de choses. Quand je suis parti en voyage, je m’inscrivais dans la société de consommation, maintenant c’est sûr que j’ai radicalement changé. Ça s’est fait naturellement. […]. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de mal à rentrer dans ces immenses supermarchés, […] je panique, je déteste ça. On se dit : "mais comment on a pu vivre en ayant besoin de tous ces trucs? Ça ne rime à rien". Tout au long de ce voyage, au contact de la nature, on a en quelque sorte fait un retour à l’essentiel pour vivre : respirer, boire, manger, s’abriter. Quand on n’était pas en ville, nos soucis quotidiens dépendaient de nos besoins les plus primitifs : […] trouver de l’eau et remplir nos gourdes, […] trouver un endroit où manger, un endroit où dormir. […]. Plus on avançait et plus on se déchargeait de l’inutile ou du moins du non nécessaire, comme le casque, le trop de vêtements […], les médicaments superflus […], certains outils et pièces de rechange, etc. Par contre, on a commencé à accumuler d’autres objets, hétéroclites mais pas inutiles, comme des livres ou notre équipement de cirque.

L’apprentissage de la communication : vers la complexité et l’universalisme

[En Turquie, à Tatva, 19200 km]. Une fois la frontière passée, il faut tout réapprendre […], mais c’est là une expérience des plus passionnantes. C’est une véritable magie de se retrouver avec des gens si différents, de communiquer simplement par des gestes, des mimes et de sentir le plaisir réciproque dans ces échanges. Pour demander à quelqu’un s’il est marié par exemple, il suffit de faire le geste d’enfiler un anneau au doigt, ça marche dans presque dans tous les pays. On peut continuer en désignant avec la main une petite hauteur par rapport au sol pour savoir s’il a des enfants et montrer les doigts pour savoir combien… . Regards, sourires, rires, gestes prennent toute leur importance au-delà des mots. C’est la nature humaine qui parle traversant la barrière de la culture et de la langue. (Carnet de voyage, 10 décembre 2003).

La remise en question des modes de perception, d’interprétation et de compréhension, de même que des modes d’expression et d’orientation, se réalise quotidiennement dans un voyage fait de multiples rencontres éphémères. Val met les siens à l’épreuve et ainsi les élargit et les affine ; il s’adapte, apprend et évolue – même minimalement – lors de chaque nouvelle interaction. Confronté aux différences, sa communication progresse peu à peu en un sens plus universel. Elle devient plus élaborée et plus subtile notamment en raison de l’assouplissement de ses attitudes et de ses comportements face à autrui. En effet, au-delà des mots, au-delà de la maîtrise technique de la langue locale, l’usage des gestes et la réceptivité active des postures et expressions de l’Autre conduisent à un langage qui aide à parvenir à une compréhension mutuelle entre porteurs des cultures différentes. De la sorte, de la faculté de communiquer autrement que par la parole, émane un rapprochement entre le voyageur et les individus qu’il rencontre. Ce rapprochement humaine semble se renforcer par le biais d’une relation sensible (tactile, visuelle, émotionnelle) au sein de laquelle la raison et la technique n’interviennent que sur un second plan.
Dans le même sens, un autre extrait expose l’apprentissage relationnel que Val et Sébastien font des autres rencontrés, c’est-à-dire un apprentissage qui s’opère, par définition, à travers la communication compréhensive (et non instrumentale) avec autrui :

On a acquis une grande capacité d’adaptation en termes de prise de contact et de communication sur des choses basiques mais souvent vitales aussi comme manger, dormir, se présenter. […]. On parvenait à communiquer dans n’importe quelle langue, dans n’importe quelle condition, avec n’importe quelle personne, quelque soit son origine ethnique, sa culture, son niveau d’éducation, etc. On a appris à s’adapter à des cultures et à des modes de vie différents des nôtres.

Pour Val, ce voyage les a enrichis à tous deux d’une aisance relationnelle avec autrui sur des sujets de discussion au demeurant simples, basiques, vitaux. Néanmoins, bien que Val éprouve une facilité à la création de contact avec un inconnu, sa communication n’en est pas pour autant aisée en toute circonstance. En effet, le passage ci-après dévoile une incommodité relationnelle qui peut-être puise ses origines dans le mode de voyage itinérant et fait de rencontre éphémères.

J’ai l’impression que ces années de voyage m’ont comme un peu coupé du monde. […]. J’ai vécu et expérimenté tellement de choses – peut-être même trop – que je me suis complexifié. Finalement, j’ai plus de mal à interagir, à me faire comprendre des autres et même parfois à me comprendre moi-même. […]. J’ai le sentiment parfois de rester bloqué à un stade de communication introductive, dans un schéma de rencontre éphémère, de création de contact sans véritable engagement relationnel. Et puis il m’arrive parfois de trouver ça juste tannant de discuter de choses qui pour moi sont devenues sans importance. Ce qu’il y a c’est que par le voyage, j’ai perdu mes repères […], maintenant, il faut que je me construise de nouveaux repères, il faut que je me réintègre à un groupe, à une société, que je me retrouve dans des valeurs communes pour ensuite pouvoir communiquer plus aisément avec d’autres.

Parallèlement aux apprentissages qui en découlent, ce voyage procure en Val un déséquilibre, une perte de repères, une complexification intérieure. Au cours de son périple, il a éprouvé la décentration (de ses repères culturels et sociaux, de son état d’avant) et, depuis son retour, il ressent en lui une confusion. Peut-être éprouve-t-il aujourd’hui de la difficulté à intégrer en un tout cohérent ses apprentissages, ses nouvelles connaissances et visions du monde ? Peut-être que ce nouvel effort de (re)centration sur soi-même nécessite une longue macération des nouveaux éléments qui composent son identité actuelle, autrement dit  l’acceptation de cette nouvelle étrangeté contenue en lui (venant de l’Autre et du voyage) et le dépassement d’une crise existentielle, celle du retour ? De plus, comme le dit Val, c’est également par la construction de nouveaux repères et à travers son intégration dans un groupe social qu’il parviendra à un nouvel équilibre. Au-delà de ces hypothèses, en 2009, il estime que ses interactions avec autrui se limitent parfois en un échange superficiel, que celles-ci ne se déploient pas en de véritables relations. Cependant, puisque la relation véritable, au sens donné par Buber, ne relève pas de l’intentionnalité (elle la conditionne), elle ne peut donc être provoquée ou forcée (elle surgit). En se sens, il semble seulement que ce soit par un travail d’actualisation en soi, d’acceptation de diverses composantes de sa conscience, d’intégration en un tout harmonieux, qu’un individu puisse se prédisposer à vivre la relation véritable.

La vision globale et l’optimisme de l’esthète philosophe

Pour Val, dans le monde, le bien l’emporte sur le mal. Aussi, dans le voyage, il s’efforce de voit le bon côté ou du moins le côté favorable des choses, il se contente et se satisfait de ses découvertes. En ses carnets de voyages, nous relevons deux courtes citations qui témoignent de son optimisme :
- « Il s’en passe des choses, des belles et des moins belles, mais même le moins bien ça reste tout de même du bien » (Carnet de voyage, 16 octobre 2003) ;
- « À chaque fin de la journée, je fais le point, pèse le pour et le contre ; à chaque fois c’est le même constat, le monde est beau, le monde est bon, il est incroyable » (Carnet de voyage, 6 décembre 2003).

L’état de conscience de Val après le voyage 

Je me suis aussi rendu compte que je n’avais pas besoin de tant de choses que cela. J’aime la simplicité volontaire. Aujourd’hui, rien ne m’inquiète vraiment, […] rien de grave ne m’arrive […]. Le fait est que dans le voyage, au jour le jour, chaque matin, on se réveillait sans savoir où l’on allait manger et dormir, sans savoir qui l’on allait rencontrer, sans savoir quelles difficultés allaient se présenter sur notre parcours. Alors, […] j’en viens à accorder beaucoup moins d’importance aux petits soucis de la vie quotidienne ; je relativise et j’apprends à ne pas se plaindre ; je me désintéresse de beaucoup de choses, je deviens même indifférent par rapport à beaucoup de choses.

Aujourd’hui et depuis ce voyage, bien qu’il estime s’être complexifié, Val dit aimer la simplicité volontaire. Ainsi, bien qu’il estime éprouver en lui un déséquilibre, une confusion, un tiraillement entre son Moi (dont il a conscience en grande partie) et son « inquiétante étrangeté » (sa part d’altérité, dont il n’a pas conscience mais qu’il peut parvenir à accepter), il ne s’inquiéter pas vraiment face à l’Autre. Dès lors, ici, nous ne cherchons pas tant à vouloir expliquer ces paradoxes, mais bien plutôt à comprendre comment ils opèrent. L’expérience du voyage a procuré à Val une perception plus globale de son environnement, une plus grande capacité de jugement, des outils notamment pratiques et communicationnels ; en cela, il se complexifie et se prémunit aujourd’hui du choc de la différence et de la peur de l’Autre. Néanmoins, cette complexité, parce qu’elle peut être désordonnée et donc déstabilisante, l’amène à rechercher un équilibre. Pour lui, cet équilibre se trouverait dans une existence simple, autrement dit dans un « mode de vie consistant à réduire sa consommation de biens en vue de mener une vie davantage centrée sur des valeurs essentielles », telle est la définition de la simplicité volontaire selon l’Office de la langue française du Québec.

De l’apprentissage du voyage à la découverte et à la connaissance de soi

Aujourd’hui, je ne veux pas une vie plate, sans surprises, sans saveurs, je ne veux pas rentrer dans le moule […],  il y a des choses que j’ai vraiment envie de faire, qui me tiennent vraiment à cœur – comme par exemple faire du photojournalisme – et puis je sais que cela est possible. Alors je suis mes instincts et je fais tout pour y arriver. Aujourd’hui, je suis bien plus mes instincts qu’avant ce voyage, bien que notre société soit faite pour contrer cela.

Au fil de son périple, Val a gagné en confiance en lui et en la vie : il suit ses instincts. Aussi, depuis son voyage, s’ouvrent devant lui de multiples et de vastes possibilités vers lesquelles il peut s’orienter, dont celle de pénétrer un nouveau domaine d’activité, celui du photojournalisme.

Mon goût de la photo est apparu avec mon premier voyage quand j’avais dix huit ans. Les voyages suivants ont contribué au développement de cette activité. […]. La photographie m’est apparue tout de suite comme une manière simple de communiquer. Quand je rentre de voyage, j’ouvre mes carnets de voyage et je montre les photos que j’ai pris. […]. La photo est un support parlant, c’est un moyen de communication très expressif, […] qui se suffit à lui-même.

De l’expérience du voyage à l’écoute de ses instincts, s’ouvre une nouvelle voie. En ce sens, le photojournalisme est une profession qui, pour Val, découle de son expérience du voyage. Alors que dans un premier temps, il l’utilisait pour illustrer ses aventures de voyageur, aujourd’hui, il en fait son activité, il en fait son mode d’expression. Dès lors, ce nouveau métier, lui permet d’une part, de découvrir et de connaître sa nouvelle terre d’accueil, le Québec (où il exerce en tant que résident permanent), et, d’autre part, de communiquer sur ses expériences avec autrui. En d’autres mots, cette activité lui permet d’apprendre de l’Autre, de la nation québécoise et de ses habitants, de s’intégrer dans un nouveau cadre culturel et social, mais aussi de partager ses apprentissages expérientiels et de dévoiler sa perception sensible du monde et des choses.

Apprentissage aux autres : un effort de décentration

Parvenir à savoir ce que l’on a apporté aux autres implique un effort de décentration. Val parvient à exprimer spontanément et aisément en quoi, au cours d’un voyage de quinze mois autour du monde, il a partagé une partie de lui :

Il y a des gens que l’on a marqués parce que nous étions exotiques, marrants, intéressants. Exotiques, parce qu’on apportait de la nouveauté, de l’originalité ; marrants, de par nos spectacles de clowns et nos tours de magie ; intéressants, en raison de la qualité – voire de la symbolique – de ce tour du monde en vélo que l’on était en train de réaliser. Aussi, les gens étaient fiers de nous accueillir […] ; on sentait que l’on était pour eux des invités de marque, même si au final on n’avait rien de bien plus exceptionnel qu’eux. Quand on était dans le besoin, ils étaient contents de nous aider, de nous rendre service. Une fois, en Nouvelle-Zélande, on a rencontré une dame […] qui menait une petite vie bien tranquille. Très sympathique et accueillante, elle nous a hébergé chez elle le temps d’une nuit. Le lendemain matin, en repartant, elle nous a dit : "Allez-y continuez votre route et changez encore la vie des autres gens". […]. Et puis nous avions aussi, en quelque sorte, un rôle de messager. Nous, nous étions pour eux un lien avec le monde extérieur ; nous étions de ceux qui apportent la nouvelle, comme les commerçants ou les postiers. Ils comprenaient que l’on faisait un grand voyage, un voyage représentatif d’une union fraternelle. […]. On leur présentait notre voyage et qui nous étions, on leur montrait nos photos, nos films sur la caméra, nos carnets de route, etc. On se donnait un rôle intense en remerciement de leur accueil ; on partageait notre expérience. Nos spectacles de clowns […] ont bien influencé notre mode de voyage. […]. On allait dans les écoles, les orphelinats pour donner du rire, pour faire rire les gens […]. En Asie, au Cambodge par exemple, on était de véritables attractions, on faisait les clowns devant des dizaines d’écoliers très curieux. […]. Et puis l’humour rapproche les gens ; les spectacles de clowns nous ont permis de briser la glace de la première rencontre, de résorber la méfiance des gens à notre encontre.

Tout au long du voyage, Val a éprouvé de multiples rencontres. Toutes les rencontres cumulées les unes aux autres projettent, d’un effet de miroir, un reflet de la conscience du voyageur sur celles des autres rencontrés (ce que le voyageur à apporté/donné aux autres, ce que les autres ont acquis/reçu du voyageur) et, dans un sens réciproque, un reflet des consciences des autres rencontrés sur celle du voyageur (ce que les autres ont apporté/donné au voyageur, ce que le voyageur a acquis/reçu des autres).
Certaines rencontres, en particulier, ont été propices à l’échange et au don de soi, au don de ses idées, au partage de sa vision du monde et de ses connaissances, que ce soit pour le voyageur ou l’Autre rencontré. Dans ces rencontres, il en a de plus spécifiques, il y en a de véritables au sens bubérien. En effet, de l’intensité de la relation véritable entre deux êtres, se dégagerait une essence, clairement perceptible par l’être sensible et entier (tant par le Je que par le Tu). De ce croisement des consciences émergerait, non un apprentissage à sens unique (d’une conscience vers une autre), mais un contenu essentiel de l’existence en cette relation, c’est-à-dire un fond commun, pleinement et mutuellement partagé par deux consciences, porteur de sens, d’une énergie vibrante et vivifiante ; en bref, une essence fruit de la fusion de consciences en action dans l’intensité de l’instant présent. En d’autres termes, cette essence, stagnante au sein de l’inconscient collectif du voyageur et de l’autrui rencontré, émergerait dans la relation véritable ; elle y serait consciemment ressentie, perçue et partagée par le voyageur et par autrui. Dès lors, en cette relation, ce que le voyageur aurait donné à l’Autre serait identique à ce que l’Autre aurait donné au voyageur. En somme, ce fond commun révélé serait l’essence de la relation. Cette essence pourrait être l’amour, la liberté, la confiance, la beauté, la bonté, la plénitude et l’harmonie, etc.
Suite à cette courte parenthèse au contenu théorique et hypothétique, revenons-en à l’extrait présenté ci-dessus. Nous observons que Val, chemin faisant, d’une part, a apporté divertissement, rire, nouveauté, originalité, fierté (d’accueillir) et, d’autre part, comme nous l’avons précédemment vu, il s’est parallèlement enrichi d’une confiance, d’un dépassement de soi, d’une plus grande sensibilité (aux humains, à la Nature et aux idées) et de plus vastes vision et connaissance du monde.
Intuitivement, à la lecture de ce témoignage, nous percevons les liens entre ce que Val a appris à l’Autre et ce que l’Autre lui a appris (ou révélé) : entre rire/humour (par lequel s’évapore la méfiance) et confiance ; entre fierté et dépassement de soi ; entre originalité/nouveauté et ouverture sensible/nouvelles perspectives de vie. Ainsi, au travers de son voyage et notamment au travers de relations véritables, ce que Val a apporté aux autres et ce que les autres lui ont apporté se rejoignent en un partage existentiel harmonieux, psychique et spirituel (dans le sens d’une évolution – voire d’un éveil – des consciences) ; quant à Val, il en retire un apprentissage universel. 

4.3.2.5  LE DÉNOUEMENT DU VOYAGE 

Le retour préparé et progressif, puis l’arrivée chez soi

Le retour se pense et se prépare. Sur la fin du voyage, l’esprit est toujours porté par la découverte, mais, à ce stade, le voyageur médite et éprouve l’idée du retour. Quelque peu détaché du présent, Val porte son regard autant sur le voyage qu’il vient d’accomplir que sur le retour que s’annonce. Les deux prochaines citations évoquent la préparation et l’approche progressive du retour au pays natal ainsi que l’état émotionnel de Val en ce dénouement. Appréhension, crainte, apaisement, fierté, joie, etc. sont autant d’émotions qui, en ces derniers jours de voyage, gagnent Val.

[En Croatie, 20785 km]. Nous avançons maintenant avec la tranquille satisfaction de celui qui revient au bercail après un long voyage, fier de son périple et heureux de se reposer un peu. Notre vision du quotidien s’en ressent, la date du retour approche […]. Nous en parlons de plus en plus souvent. (Carnet de voyage, 25 janvier 2004).

[En Italie, 21110 km]. Nous voilà maintenant à 200 kilomètres de Nice ; étrange sensation de retour au pays que je commence à envisager pour de bon. Mélange de crainte et de soulagement, de joie et de peine, d’impatience et d’indifférence. Quoique l’on en dise, tout citoyen du monde que l’on soit devenu, la France, c’est chez nous. (Carnet de voyage, 25 janvier 2004).

Enfin, trois derniers extraits viennent clore la présentation et l’analyse de son récit. Le premier décrit l’arrivée en France, le contentement et l’émerveillement du (re)connu, le second, l’arrivée dans la ville natale de Val et l’accueil qui sera réservé à ces deux voyageurs et enfin, le troisième, le partage de l’expérience du voyage.

[En France, à Chaumont, 21208 km]. La France, incroyable! […]. Je reconnais l’odeur et la langue […] les conversations ne sont plus de douces musiques ou d’incompréhensibles borborygmes mais de vraies paroles que l’on peut comprendre. […]. La communication est limpide, sans hésitation, tout est tellement plus facile. […]. Est-ce parce que nous sommes tellement heureux de retrouver notre patrie que tout le monde nous paraît tellement gentil, attentionné, curieux?! […]. Je me saoule de cette France oubliée, langue, odeurs de savons et de lavande, couleurs sorties d’une peinture à l’huile. […]. Chaque jour, je prends un peu plus conscience de ce retour, […] je me sens un peu gagné par l’anxiété. (Carnet de voyage, 25 janvier 2004).

Au fil des dernières centaines de kilomètres qu’il reste à parcourir, Val prend du plaisir à retrouver son pays, ses points de repère, sa culture, les odeurs et couleurs de la France, ses compatriotes, etc. Le retour à la langue française rime avec un retour à la simplicité et au confort de compréhension. Pour ce qui est de l’arrivée chez soi, dans sa ville natale, elle s’amorce avec certaine anxiété ; pour autant, cette anxiété ne tardera pas à se dissiper.

[En France, à Frignicourt, 21320 km]. À l’arrivée, au milieu de tout le monde, j’étais comme pétrifié sur son vélo sans oser en descendre. […]. Une mixture d’émotions comme on en éprouve rarement. Tout le monde nous applaudit, nous félicite, crie, hurle. Tous ces visages que l’on n’oublie pas, ce monde, cette joie, quelle émotion! Tous réunis autour de deux vélos. […]. On nous offre cadeaux, coupes, dessins, fleurs. Les mots viennent tous seuls, tout s’enchaîne si vite. […]. Commencent des festivités incroyables organisées en notre honneur. Il y a la foule, les journalistes, les enfants, les amis, la famille, les musiciens. Nous ne ressentons plus aucune angoisse, nous flottons au dessus des pavés, tiraillés d’une personne à l’autre, tant on voudrait exprimer notre reconnaissance à chacun. Nous nageons dans le bonheur. Pot, diaporama et spectacle s’en suivent. Chacun semble émerveillé et du coup nous aussi le devenons. […]. Le rêve se dissipe peu à peu, il faut maintenant affronter la maison, ce vieux symbole de la sédentarité. Je retrouve les pièces familières et m’y promène comme un fantôme, regardant autour de moi les objets d’un air hébété, jouant un CD que je n’écoute pas, saisissant un livre pour ne pas le lire. J’ai l’impression de changer de vêtements pour la première fois depuis des mois. J’erre sans savoir que faire, où aller. Je viens de passer une vie d’ascète contemplatif à celle d’un homme ordinaire devant lequel s’étale une infinité de choix de loisirs, d’occupations, … c’est un peu le grand marché de la vie. […]. Le soleil est revenu, quelques fleurs ont émergé du vieux gazon cramoisi, les oiseaux s’empiffrent de brioche dans leur petite cabane. Je ne suis plus seul, autour de moi, je sens battre à l’unisson les milliers de cœurs du monde entier, je vis ici, ils vivent là-bas, c’est chez moi aussi. (Carnet de voyage, 9 février 2004).

Ce jour d’arrivée est un événement festif, chargé d’émotions pour Val et Sébastien comme pour les gens qui les accueillent et le retrouve après quinze mois d’absence. De retour dans la maison familiale, il erre sans but, il se cherche sans se trouver, agit sans se penser, commence sans poursuivre. La réadaptation à la vie d’avant, à la vie quotidienne et ordinaire, n’est semble-t-il pas si aisée et peut-être n’est-elle pas envisageable… .

Au cours des deux années suivantes, […] on avait toujours un pied dans le monde du voyage ; même si on était rentré dans notre pays, on avait la tête ailleurs. On a partagé notre voyage […] sans trop savoir par où commencer. C’était difficile. […]. On avait quand même des outils pour en parler concrètement : des photos, une conférence, un film, un livre… tout cela nous a aidés pour montrer et faire comprendre aux gens ce que l’on avait vécu. Mais, en fin de compte, c’est rare de pouvoir parler en profondeur avec quelqu’un de ce genre de vécu ; il y a quasiment personne qui peut le comprendre, […] sauf des personnes qui ont vécu des expériences similaires, celles qui ont exploré et compris la diversité du monde, celles qui ont vagué vers des horizons larges et infinis. Le partage reste très superficiel avec la plupart des gens. Leur compréhension du voyage reste de surface, ils vont voir ça à un niveau très documentaire.

Le détachement du voyage et la réintégration sociale se fait progressivement. Le partage de l’expérience du voyage peut être interprété comme un passage, une transition entre ce premier et cette seconde. De retour en France, Val et Sébastien se confrontent à une nouvelle épreuve : celle de parvenir à exprimer leur vécu de voyage de manière à le faire comprendre à leurs familles, à leurs amis, à leur groupe d’appartenance sociale et culturelle. Paradoxalement, alors qu’ils ont appris, au cours de leur voyage, à communiquer en toute langue et en toute condition, avec des porteurs de cultures différentes, au retour, ils se retrouvent pris à contre-pied au sein même de leur société. Le sujet de discussion étant leur voyage, le partage devrait aller de soi ! Et pourtant, il n’en est rien. Parler d’un long périple comme celui qu’ils ont réalisé, duquel ils retirent des apprentissages personnels voire des transformations intérieures, apparaît bien plus ardu que de relater de simples impressions de surface procurées par un voyage touristique. En d’autres termes, cette expérience semble être trop intime pour être aisément exprimable et pour être comprise par le plus grand nombre. Dès lors, nous pensons, qu’au-delà des supports et outils techniques, le dévoilement de d’un vécu intime requiert, pour être compris et accepté par un auditeur, une prédisposition d’esprit du communicateur, réunissant (re)centration (car le voyage est décentration), assurance, confiance en soi et intention (de partager), mais aussi prudence et mesure puisque la compréhension d’un auditeur demeure soumise à sa propre vision du monde, à ses modes de perception et d’interprétation.
Aujourd’hui, en 2009, Val à immigré au Canada et vit à Montréal.

4.3.3  Le voyage de Bruno

4.3.3.1  RÉSUMÉ DE LONGS SÉJOURS EN AMÉRIQUE DU SUD

Bruno a voyagé en plusieurs périodes (quatre séjours pour être précis) durant vingt et un mois en Amérique du Sud. Ces voyages s’étendent de février 2006 à mai 2009 et furent entrecoupés de retours en France. Bien qu’il ait voyagé durant cinq mois à travers le Pérou, la Bolivie et le Brésil, il demeura majoritairement dans la jungle amazonienne et péruvienne (dans la région d’Iquitos), c’est-à-dire durant seize mois. Dès lors, ce voyage se présente d’une part sous la forme d’un périple composé de moments éphémères et, d’autre part, d’un séjour prolongé, d’une immersion dans une culture radicalement différente de celle de ses origines. À la différence des deux précédents voyageurs interviewés, Bruno est porté par une quête spirituelle. Il recherche dans ses voyages et principalement dans la Nature – une Nature qui l’attire et le fascine de par ses ressources et ses mystères – une compréhension plus large de l’univers, de l’humanité et de la spiritualité. Au fil de son long séjour au Pérou, se dévoilera en lui l’âme d’un alchimiste, un alchimiste à la recherche d’une médecine naturelle et universelle. Apprenti philosophe et alchimiste, il s’intéressera alors aux vertus primitives des choses et aux connaissances locales (péruviennes et amazoniennes) portant sur la guérison des maladies par les plantes (autrement dit sur la Panacée[9]). Dans le cadre d’expériences spirituelles et chamaniques, il cherchera à comprendre les liens fondamentaux entre la matière et l’esprit, entre les lois de la Nature et de la transformation. En ce sens, il est de ces voyageurs qui entrent en relation non seulement avec les individus, mais également et tout particulièrement avec la Nature et avec les essences spirituelles.

En préambule au dévoilement du récit, précisons que le voyage de Bruno se distingue de ceux de Jean-Séb et de Val en deux principaux points. D’une part, Bruno a majoritairement séjourné – pendant seize mois – au sein d’un même pays, le Pérou, et, plus précisément, dans une même région, celle d’Iquitos, dans la forêt amazonienne. En immersion dans un cadre culturel et social spécifique, il a ainsi éprouvé plus en profondeur des relations avec des locaux. D’autre part, son voyage, esthétique et philosophique, s’inscrit également dans une perspective (ou quête) initiatique et spirituelle. En effet, son expérience spirituelle – c’est-à-dire la rencontre intime de Bruno avec son intérieur secret et sacré, une rencontre qui se mesure concrètement à travers sa participation à une centaine de cérémonies chamaniques – cadre et oriente ses découvertes, ses rencontres et ses épreuves avec la Nature ainsi qu’avec les individus. Aussi, devant la difficulté d’appréhender et de comprendre son expérience spirituelle, de même que les effets de celle-ci sur le vécu de son voyage, les extraits cités seront parfois interprétés et commentés de manière plus intuitive et plus sensible que raisonnée, la raison étant du domaine de la pensée et la spiritualité, de celui de l’esprit. Aussi, remaniant la formule du philosophe et mathématicien Blaise Pascal, nous soutenons l’idée selon laquelle l’esprit, comme le cœur, a ses raisons que la raison ne connaît point[10].

4.3.3.2  LA RENCONTRE AVEC L’AUTRE ET L’ÉPREUVE DE L’ALTÉRITÉ

Dans un souci de préhension et de compréhension des contenus du récit, nous exposerons et analyserons tout d’abord une épreuve marquant le début du voyage, ensuite les rencontres (découvertes et épreuves) avec les êtres humains, puis avec la Nature et avec les idées ou essences spirituelles. Ce dernier type de rencontres, qui nourrit l’expérience spirituelle de Bruno, est celui que nous investiguerons tout particulièrement.

De l’inconfort matériel latent au confort psychique de l’être voyageur

Ce premier voyage a tout d’abord été marqué par la perte de mon bagage à Madrid. À l’arrivée à Lima, je me suis donc retrouvé sans bagage ; j’ai récupéré mon bagage trois jours avant de repartir du Pérou. Je n’étais pas encore parti que déjà l’initiation du voyage commençait. […] J’ai compris que l’on n’a pas besoin de bagages pour voyager ; il y a tout un peu partout, il faut avoir confiance, prendre confiance en les choses. J’allais à aéroport pour voir si mon bagage était arrivé, on me disait "non, on ne sait pas, on vous l’amènera là où vous serez" […]. Je me suis dit qu’il fallait bien que je parte un jour ; j’ai visité un ou deux musées à Lima, puis je suis parti vers le nord. […]. Je me retrouvais avec mon chapeau, le guide Lonely Planet, un lexique, ma carte bleue, mon carnet de voyage et mon passeport, donc j’avais l’essentiel ; puis j’ai acheté un sac péruvien et deux-trois fringues, un déodorant, une brosse à dent, et hop! C’était bien, ça m’a libéré de l’angoisse d’avoir à faire attention à mes bagages.

Suite à l’égarement de ses bagages, Bruno commence son voyage avec l’essentiel. En lui, il a surmonté l’épreuve de cet inconfort matériel ; il s’est interrogé sur ses besoins en voyage puis a pris conscience de l’utile et du nécessaire pour voyager. Dès lors, démuni d’un confort matériel, parvenant à accepter ce manque (qui n’en devient plus un), il se sent confiant et libéré. C’est dans cet état d’esprit désinvolte, c’est-à-dire dégagé d’une surcharge de préoccupations matérielles, qu’il amorce sa découverte du Pérou.

L’observation et la découverte des différences culturelles

Un premier défi s’est présenté : celui d’essayer de comprendre l’imprégnation de la colonisation espagnole sur une culture autochtone. À Lima, dans le centre, il ne reste que des vestiges du colonialisme infernal ; la culture pré-inca se retrouve seulement dans quelques musées. Le catholicisme profond m’a interpelé : le Christ est souvent représenté sanguinolent, souffrant, pleurant des larmes de sang. […]. Aussi, le caractère particulier des gens qui viennent de la montagne m’a marqué, plus petits, plus trapus, plus tranquilles. […]. Puis, de nouveaux désirs sont apparus en voyant les péruviennes, je les trouvais très jolies ; les femmes de la jungle, même âgées, ont une très belle peau. Et en même temps, dans les villes, à Lima, à Iquitos, c’est le bordel ; les gens klaxonnent sans arrêt, la musique braille un peu partout… c’est impossible de dormir ; mais j’aime ce bordel, ce manque de discipline me correspond bien.

Face aux différences culturelles, sensibilité et raison sont mises à l’épreuve. D’une part, Bruno est sensible au caractère exotique des gens et des choses, à l’ambiance animée de la capitale péruvienne ; d’autre part, il engage en lui-même une réflexion sur ses observations et découvertes, notamment sur les manifestations de la spiritualité locale, sur la culture autochtone, sur le colonialisme espagnol et sur les modes de vie péruviens.

Les premières confrontations avec les locaux

Dans les campagnes péruviennes plus qu’à la ville, Bruno éprouve les différences physiques des locaux et le regard que ceux-ci portent sur lui, l’étranger.

La taille des péruviens m’a marqué, moi qui suis de taille moyenne, ici, j’avais une tête de plus que les autres ; j’ai vécu un autre point de vue. J’ai aussi été confronté au regard des autres sur moi, il était différent… distant ; à Lima on ne le sent pas trop parce que c’est une grande ville, il y a beaucoup d’étrangers qui passent, […] il y a déjà beaucoup de mélange ; mais quand on rentre un peu plus dans les terres là oui… on est le gringo [l’étranger, le touriste américain].

À la découverte d’un mode de vie différent

[En partance de Lima.] Je voulais aller à Iquitos [en Amazonie] mais […] par la voie de la terre. J’aurais aimé aller à Kuelap. Mais je me suis rendu compte qu’ici les bus mettaient beaucoup plus de temps qu’en France, qu’ils ne partaient pas à l’heure, pas forcément le bon jour, qu’il n’y en avait pas tous les jours. Ça a été un premier voyage en bus sur la Panamerica, donc sur une bonne route, dans un bus à peu près correct. Arrivé à Chiclayo, […] un peu dans mes premières impressions de voyage, je me suis retrouvé dans la situation d’être tout seul, de ne pas pouvoir communiquer.

Bruno découvre à une autre conception du temps et de l’espace, un nouveau mode de fonctionnement, des règles différentes, une langue qu’il ne maîtrise pas. Seul, il éprouve ces différences sociales, culturelles, relationnelles ; il rencontre des difficultés de compréhension. C’est ainsi qu’il se confronte à l’Autre et chemine durant les premières semaines de voyage. 

Des rencontres interpersonnelles, marquantes et signifiantes

À Chiclayo, j’ai fait une belle rencontre. Dans un restaurant, je mangeais seul à ma table et mon regard a croisé celui d’une femme d’une quarantaine d’années. Elle m’a écrit un petit mot sur une serviette de papier qui disait : "Chiclayo est la ville de l’amitié, je te souhaite la bienvenue dans ce pays et que sur ta route Dieu te bénisse". C’était chouette. J’ai gardé ce bout de papier tout au long de mon voyage […]. Puis, lorsque je suis allé de Chiclayo vers Tarapoto, j’ai pris un bus local un peu pourri et je me suis retrouvé assis à côté d’une femme qui avait son enfant sur les genoux, puis son enfant a dormi sur mes genoux, c’était un moment fort!

Les deux rencontres décrites dans ce passage témoignent d’un accueil, d’une solidarité, d’affections entre porteurs de cultures différentes ou, mieux encore, d’une  bienveillance c’est-à-dire, telle que définie selon le philosophe Francis Hutcheson, d’un « désir du bonheur d’autrui » (Hutcheson, 1991, p.144). La première rencontre évoque une bienveillance dirigée vers Bruno, la seconde provenant de lui. Aussi, à travers ces deux rencontres, se dégagent une bonté humaine et un partage sensible au delà des différences culturelles.         

Périple à travers le Pérou et la Bolivie : un voyage de rencontres et de découvertes

[Avec une amie,] on a voyagé ensemble pendant deux mois au Pérou et en Bolivie. On a visité les grands sites péruviens : Cuzco, le Macchu Picchu, le lac Titicaca… . On est descendu jusqu’à la Paz en Bolivie. Ce fut un super voyage. J’ai ressenti tous les bénéfices énergétiques de la diète [une diète pratiquée dans le cadre de l’expérience chamanique]. J’étais ouvert, physiquement et moralement en pleine forme, j’étais calme et tranquille. Il y avait un bon équilibre entre nous, mais, à la Paz, on a décidé de se séparer. Elle voulait continuer à visiter le Pérou et moi je voulais rester un peu à La Paz avec d’autres voyageurs auxquels il était arrivé des choses extraordinaires. J’avais le sentiment de vivre mon voyage plus simplement qu’eux, puis j’ai réalisé que je ne me rendais pas vraiment compte de ce que je vivais. [Plus tard, Bruno ajoutera : "Ce voyage était en train de me transformer"]. J’y suis resté une dizaine de jours, on a discuté, on a fait la fête. Ensuite, j’ai longuement marché dans la Nature : je m’attache facilement aux signes, aux indices qui me montrent mon chemin, je ne m’inquiète pas, je me donne confiance. […]. Puis c’était le carnaval de Puno : tout le village était saoul, les gens habillés en costumes traditionnels, c’était formidable… des rencontres à la fois historiques [la découverte des traditions], pittoresques, humaines. Ensuite, je suis allé à Arequipa, une ville que j’ai beaucoup aimé, plus sereine que Lima, avec la montagne tout autour, les quartiers andalous, les musées, le travail du cuir, etc.

Bruno part à la rencontre du Pérou et de la Bolivie, de la Nature, des gens, de leurs cultures, autrement dit de la diversité qui compose ces contrées et populations. Il jouit de moments festifs, tant avec les locaux qu’avec d’autres voyageurs, ainsi que d’une évasion dans la Nature. D’une part, il est captivé par les aventures d’autres voyageurs, au point que cette admiration vienne voiler, du moins provisoirement, ses perceptions quant à la valeur de son propre voyage, quand à son apprentissage expérientiel et émancipateur. D’autre part, porté par le hasard, il s’attache aux signes qui se présentent à lui, il se laisse guider par eux. De la sorte, il découvre la Nature et prend confiance en lui. Ainsi, l’exploration au gré du hasard et la perception sensible de l’environnement semblent apporter la confiance en soi.

La rencontre avec le chamane et la découverte de l’univers chamanique

Arrivé en Amazonie, j’ai rencontré Luis, un curandero [guérisseur] bien intégré dans la société péruvienne d’aujourd’hui, ou plus vulgairement parlant un chamane. […]. Le chamane d’un point de vue occidental à une relation particulière avec le monde de la Nature et le monde des esprits. Ici, en Amazonie les chamanes sont plus souvent des curanderos, des gens qui soignent […] ; un chamane est aussi un gardien des forces de la Nature, un intermédiaire ; il manie les énergies, il peut être devin. […]. J’ai découvert la jungle, l’Ayahuasca[11] [breuvage psychotrope], une autre culture et aussi une autre façon de voir la médecine. […]. J’ai commencé à prendre de l’Ayahuasca avec un a priori plutôt négatif, je pensais que c’était une drogue […]. Je venais pour connaître les plantes médicinales et donc je me suis intéressé à l’Ayahuasca […]. Luis m’a invité et rassuré. […]. Tout était super, j’ai rencontré des gens sympa, une sorte d’osmose s’est faite avec les gens qui étaient là, j’ai été éclairé par l’Ayahuasca.

Dans la jungle amazonienne, Bruno découvre la médecine locale, les remèdes par les plantes, la panacée. Il expérimente l’Ayahuasca et se familiarise avec ce breuvage psychotrope à base de lianes qui, traditionnellement, est consommé par les chamans des tribus indiennes d’Amazonie. D’un premier abord prudent voire réticent, ces premières découvertes lui procurent bien-être, enthousiasme et inspiration ; elles l’incitent à approfondir ce domaine de connaissances médicinales qui se fonde et se déploie en des dimensions tant naturelles que spirituelles.
Suite à ce premier voyage et à ce début d’initiation spirituelle, Bruno retourne quelques mois en France, puis décide de repartir au Pérou pour se soigner avec l’Ayahuasca : « Je sentais que j’avais des choses à faire sortir de moi, des choses à soigner, comme ma tendance à l’alcoolisme ».
Il revient au Pérou et, plus précisément, dans la jungle amazonienne en traversant le Brésil sur une lancha, un grand bateau navigant lentement sur les fleuves d’Amazonie. Au fil de cette traversée, il découvre la vie des amazones, du fleuve, de la jungle et plus spécifiquement la vie sur la lancha. En ses mots, il décrit comment il vit ce long trajet, ces moments de contemplation et de repos :

Je flânais dans mon hamac, écoutant le bruit du moteur diesel, regardant sous le soleil les berges rouges du fleuve, les argiles très colorées, les cultures de bananiers, de canne à sucre, de temps en temps des villages et des maisons sur pilotis avec leurs toits de palmes… une douceur, une lenteur, une tranquillité.

L’épreuve de la Nature et l’immersion dans l’univers chamanique

Dans la jungle, j’ai connu des agressions fortes des moustiques, des démangeaisons et des infections avec peur de septicémie. J’étais nerveux, fébrile, sans force, d’où une sorte de marasme sur moi-même […]. À ce moment là, les mots d’ordre de Luis furent "confiance, patience, persévérance".  Et puis, pendant ce temps là, l’Ayahuasca a fait un travail de fond mais je n’en avais pas vraiment conscience.

Bruno découvre la forêt amazonienne, dense et oppressante, et l’éprouve difficilement. Luis l’accompagne dans son exploration de l’univers chamanique et dans son initiation spirituelle. Durant les deux premiers mois de ce second voyage, Bruno pratique une diète et participe à des cérémonies rituelles. Ce temps est celui d’une épreuve qu’il apprend à surmonter en lui-même :

J’étais fermé […], j’étais dans la culpabilité de ne pas faire les choses comme on me les avait bien apprises, je m’épuisais moi-même. Cette fermeture et ce rejet d’une Nature différente et agressante comme des effets procurés par l’Ayahuasca, s’exprimaient par des moments de pleurs, par des infections. L’Ayahuasca ne me donnait pas beaucoup de visions, je ne me sentais pas beaucoup avancer. Des sessions parfois fatigantes, en ressortaient des sentiments de colère, d’obscurité ; je ressentais la jungle agressive, les moustiques…. Aussi, en fin de semaine, le retour à la ville était un soulagement. Il y avait beaucoup de moments de solitude profonde dans mon tambo [case individuelle sur pilotis, faite de bois, de feuilles de palmes et de moustiquaires], j’étais face à moi-même et je devais me regarder en face… c’était dur… mais il en ressort toujours du bon, surtout avec la diète. Que ça me mette en colère, que ça me fasse pleurer ou rire, à un moment donné, j’étais bien obligé de l’accepter… . Et puis ces deux mois m’ont permis de faire un travail sur ma tendance à l’alcoolisme et sur les raisons pour lesquelles je me suis réfugié dans l’alcool.

Bruno confronte ses connaissances, ses modes de perception et d’interprétation à un nouvel univers de vie, naturel, culturel et spirituel, à un univers radicalement différent de celui au sein duquel il a grandi et quotidiennement vécu jusqu’à ce voyage. Dans la difficulté d’appréhender le monde de la jungle et celui de la spiritualité, il éprouve tout d’abord un sentiment de culpabilité ; cette culpabilité semble provenir d’un pénible ajustement à la différence, qui s’opère dans la douleur, dans le tiraillement entre ce qu’il connaît et ce qu’il découvre. En effet, au cours de ces premiers temps, il demeure désorienté, fermé, il n’accepte pas ou peu le nouvel univers dans lequel il baigne. Face à lui-même, cette immersion (naturelle, culturelle, spirituelle) et cette épreuve initiatique lui procurent pleurs, infections, colère, obscurité. De ces états sensibles et physiques, d’une lutte intérieure, il passe progressivement du refus à l’acceptation et, ici, cette acceptation croît sous l’effet de la solitude, de la contrainte et de l’épuisement.

4.3.3.3  LES SENSATIONS, ÉMOIS ET ÉMOTIONS DANS LA RENCONTRE

De la confrontation à l’apprentissage

J’avais quelques notions d’espagnol, j’ai appris l’espagnol à l’école mais je n’ai jamais été un très bon élève. […]. Globalement, les péruviens ne font pas beaucoup d’efforts avec ceux qui ne maîtrisent pas bien la langue : ils ne font pas l’effort de parler plus lentement ni d’employer du vocabulaire plus simple… ils parlent normalement. Ils te disent souvent "oui oui" même s’ils ne comprennent pas… comme pour commander à manger dans un restaurant. Alors, je commandais souvent une chose sans savoir ce que c’était, pour goûter, pour connaître […]. Le voyage m’a apporté cette faculté d’adaptation, pour manger pour dormir, … mais aussi l’humilité et l’acceptation. J’accepte et m’adapte plus facilement en voyant les gens qui vivent dans la pauvreté […]. Dormir par terre, sur des bois, ne pas manger de viande tous les jours, ça ne me pose pas trop de problème, au contraire c’était un bon apprentissage. Maintenant, je me sens bien aller partout, assez facilement et sans trop de problème, je n’ai plus peur.

Les difficultés de communication et les incompréhensions avec les locaux, particulièrement celles liées à la barrière de la langue, l’amènent à découvrir la culture péruvienne et notamment, au gré du hasard, la gastronomie locale. Aussi, de l’observation de la pauvreté, il relativise ses besoins, sa propre condition et apprend à se contenter de peu de confort. Dès lors, de rencontres en découvertes, d’épreuves en adaptations, Bruno prend confiance en lui et surmonte sa peur de l’Autre, de l’étrange(r), de l’inconnu.

Le choc culturel : la confrontation des modes de vie et l’usage d’argent

Les gens de la jungle n’ont jamais d’argent ou plutôt, l’argent qu’ils ont, ils le dépensent dans la journée. Ils ne savent pas ce que c’est que de faire des réserves, des économies d’argent car ils n’ont pas d’hiver, il y a des fruits à longueur d’année. Donc ils se disent "pourquoi garder ce que j’ai aujourd’hui pour demain", ça n’a pas de sens… . En France, nous, on a cette culture : Si tu ne fais pas tes réserves, en hiver, c’est la cigale et la fourmi, tu crèves… . Ici, en Amazonie, il n’y a pas ça. C’est un très gros choc culturel quand on essaye de faire des choses, parce que pour nous, français, dans notre tête, c’est logique. Tu leur donnes cents soles le lundi, et bien, ils vont les dépenser dans la journée, mardi ils n’auront rien, mercredi ça va commencer à être dur et jeudi ça n’ira plus du tout … et pourtant tu leur as expliqué dix fois que tu leur as donné cents soles pour la semaine mais non, ils ne comprennent pas!

L’usage de l’argent dépend de l’éducation reçue, du contexte et des conditions de vie. Entre la France et l’Amazonie, demeurent des différences ancrées en termes d’éducation et de visions du monde, en termes de connaissances et de raisonnements. De la sorte, les structures et conjonctures de vie, les différences de perception et les différences d’interprétation guident les comportements distincts ; Bruno les observe et les éprouve notamment à travers l’usage de l’argent et à travers la satisfaction des besoins. En Amazonie, selon Bruno, « les gens de la jungle », dépensent l’argent sans économiser, c’est-à-dire que leurs besoins et envies sont généralement comblés sur le court terme où ne le sont pas. En ce sens, pour eux, la vie est rythmée par une insouciance et une nonchalance, par un raisonnement sur le quotidien sans projection vers l’avenir. En d’autres termes, bien que pauvres et démunis, les gens ne s’inquiètent pas, ils vivent au jour le jour. Le climat, la Nature, l’abondance de la jungle mais également le niveau d’éducation et d’autonomie, la pensée collective (il est courant de faire appel à la solidarité d’autrui) contribuent à cette vision arrêtée sur le cout terme et à ces modes d’existences précaires.

Une tentative d’intégration sociale marquée par le choc des cultures 

Nous relatons et commentons ci-après une longue histoire découpée en plusieurs extraits. Le décor est celui de l’Amazonie, au sein de la ville d’Iquitos. Les acteurs principaux sont Bruno et des locaux qu’il a employé pour la construction d’une maison.
Nous verrons comment Bruno met à l’épreuve ses modes de perception, d’interprétation, de compréhension avec ceux des Péruviens ; nous verrons comment ce premier éprouve cette confrontation et quelles émotions en émergent, puis comment il réagit dans ce face-à-face et enfin quels enseignements il en retire.

Au bout de deux mois [lors du second voyage], la fille de Luis voulait acheter un terrain et pour cela me demande de l’argent […] ; je lui dis oui. Elle me montre où c’est ; là, il y a des lots à acheter, ils sont à un prix super bas […]. Je lui demande si moi je peux en acheter et elle me dit que oui […] alors j’en ai acheté un pour la fille de Luis […] et trois pour moi. Mais, le problème, au Pérou, c’est qu’une information il ne faut pas la prendre pour vraie […] ; un consentement n’est pas du tout une promesse ; prêter et donner c’est le même mot, c’est-à-dire que prêter devient très vite donner. Au départ, ils me disent que oui, je peux avoir ce terrain, mais ensuite ils me disent qu’il faut construire sur ce terrain, il faut que des gens vivent sur ce terrain, sinon on va me le reprendre. Je n’y connaissais rien dans les constructions locales, alors j’ai demandé à Luis de m’aider […]. J’ai appris qu’ici, on commence par construire le toit et ensuite on monte les murs, c’est bien différent de la France. Et puis physiquement, je n’avais pas du tout le niveau, j’ai très vite fait des insolations. J’ai proposé à deux jeunes qui travaillaient pour Luis de les employer pour construire sur mon terrain. Au départ, je voulais me confondre à eux et finalement cette expérience m’a obligé à prendre ma place en tant qu’étranger, que gringo, que décideur… parce que j’ai des connaissances et des capacités qu’ils n’ont pas et inversement ; et aussi il y a des responsabilités qu’ils ne veulent pas prendre, ils préféraient être employés. […]. D’un commun accord, j’ai donné à ces deux jeunes de l’argent pour qu’ils construisent le toit. Puis je suis parti rejoindre une amie qui venait visiter le Pérou. […]. [Deux mois plus tard, après un voyage à travers le Pérou et la Bolivie,] De retour dans la selva [jungle amazonienne], la maison n’avait pas du tout été faite comme prévu. De cette première déception, je me suis énervé. J’étais en colère envers les employés qui avait gaspillé l’argent que je leur avais donné.

Bruno découvre progressivement l’administration péruvienne  (et plus précisément de la ville d’Iquitos), son fonctionnement, les droits et les devoirs de celui qui souhaite devenir propriétaire et construire une habitation, donc de celui qui entreprend de s’intégrer socialement. Puis, nécessitant l’aide de locaux pour construire, il prend conscience des difficultés de compréhension inhérentes à la communication interculturelle. Dès lors, mésententes, mésinterprétations et incompréhensions s’ajoutent les unes aux autres et habillent ce choc culturel. En conséquence, Bruno a des réactions de colère et de déception face aux locaux. Éprouvant l’écart culturel et les différences culturelles, il comprend que son intégration ne peut pas être pleine assimilation ; autrement dit, selon lui, il doit faire sa place au sein de la culture amazonienne pour ainsi parvenir à un vivre ensemble.
Cette histoire se prolonge et Bruno nous la raconte. Après être retourné quelques mois en France, de retour dans la selva pour un troisième séjour dans la région d’Iquitos, il décide de continuer la construction de cette maison tout en poursuivant son initiation chamanique. Les semaines se succèdent et les travaux ne progressent pas aussi vite qu’il le pensait.

Les ouvriers qui construisaient la maison ont commencé à m’embrouiller, à me faire acheter plus de matériel pour en revendre une partie. Puis leur famille s’est installée dans la maison. Les travaux avançaient doucement mais je prenais patience.

Bien qu’il ait le sentiment de se faire abuser, Bruno accepte cette situation, par compassion, avouera-t-il plus tard. Néanmoins, il reste confiant et optimiste quant à la réalisation de ce projet. Puis, il rencontre un autre chamane, Pedro, avec lequel il part s’isoler dans la jungle le temps d’une diète ; là, il connaîtra un nouveau choc culturel que nous relaterons ultérieurement. De retour à Iquitos :

Pendant que je n’étais pas là le travail n’avait pas avancé, alors je me décide à prendre tout ça plus en mains. Je me rends compte que tout ça va me coûter un fric fou. Je ne veux pas continuer les travaux à leur manière mais à ma façon […]. Les travaux demandent beaucoup de temps, beaucoup de main d’œuvre. Pour limiter les coûts, on décide d’aller couper nous-mêmes le bois en forêt. […]. Un projet se met en place avec un gars qui sait où trouver du bois, pas cher et de bonne qualité… ça semble rentrer dans les clous. […]. Je laisse la construction sous la responsabilité de quelqu’un d’autre, plus intéressé, plus sérieux. En lui, j’ai confiance. […]. Le temps passe… .

Devant une affaire qui n’avance pas, Bruno, d’un esprit entrepreneur, choisit de poursuivre les travaux à sa manière. Pourtant, dans un second mouvement, il se ravise et délègue la responsabilité des travaux à un nouvel employé en qui il dépose sa confiance.

Dans cette histoire, […] je travaille fort, je bosse comme jamais je n’ai bossé […]. Je me rends compte petit à petit que beaucoup d’informations que l’on m’a données sont fausses, que les employés magouillent dans mon dos, qu’ils me cachent des choses […]. Mais je me bats, en me remettant moi-même en cause. Je ne voulais pas voir leurs menteries, je voulais leur faire confiance. Et puis, je voulais vraiment donner à un ouvrier la possibilité de se sortir de sa pauvreté. Je me suis enfoncé dans cette histoire […] plus je me débattais et plus je m’enfonçais, comme dans un marécage.

Bruno s’investit pleinement dans ce projet et, devant les déconvenues et les désagréments moraux, il prend conscience de l’escroquerie grandissante ; pour autant, il persiste dans la même direction. En ce sens, le psychosociologue Jacques Salomé nous éclaire. Très simplement, il évoque une attitude qui se rapproche de celle que Bruno personnifie en cette situation : « J’ai pris conscience ce matin que le pneu arrière de mon vélo était crevé, c’est curieux cela ne l’a pas regonflé ! » (Salomé, 2004). En d’autres mots, nous comprenons que la prise de conscience n’est pas suffisante pour changer, qu’il faut s’en donner les moyens. À ce stade, Bruno prend conscience de l’échec mais ne l’accepte pas ; il continue à se débattre sans se donner les moyens appropriés pour parvenir à le surmonter.
Le temps s’écoule, puis il fait la rencontre d’un vieux curandero dénommé Bonji ; celui-ci contribuera au dénouement de cette histoire.

Avec le grand-père, avec l’Ayahuasca qu’il me donne, je me rends compte que je suis en train de divaguer avec cette histoire de construction, ce n’est pas mon chemin, mon chemin c’est la médecine. Puis je repars de chez l’abuelo [grand-père] pour continuer les travaux. J’ai déception sur déception, je ne veux pas admettre que je me suis trompé sur ces gens et je ne veux pas admettre que je vais perdre. La vie me le dit par plein de signes – moi qui crois aux signes – mais je ne veux pas y croire, […] je ne suis pas à l’écoute des signes. Jusqu’au moment où je prends conscience qu’à chaque fois, les gens, les employés et les nouveaux intervenants, essayent de me voler d’une manière ou d’une autre. Finalement, à bout de nerfs, j’en tombe malade de malaria. Deux mois passent […], puis je retourne voir le grand-père. Et là, lors d’une séance de l’Ayahuasca, la plante me dit que je ne suis qu’un crétin, que tout cela ne me concerne pas, elle me dit de laisser tomber la construction de cette maison… de tout lâcher et de rester chez le grand-père. Là, c’est une grosse claque. Mais, le lendemain, je continue à me dire que je ne peux pas lâcher l’affaire… et je retourne à mon enfer. J’en retire une énorme déception humaine, car c’est l’employé en qui j’avais le plus confiance qui m’a le plus trahi, qui a picolé l’argent que je lui avais donné. […]. Je me rends compte que plus j’avance plus je perds, comme me l’avait dit l’Ayahuasca. Je suis embêté pour la famille qui vit sur mon terrain, […] je culpabilise […]. Finalement, je décide d’aller diéter chez le grand-père. Avec la tranquillité de la diète, avec la médecine, avec la vie simple du grand-père de 88 ans, qui vit très simplement, sans eau, sans électricité, qui dort par terre avec sa vieille femme, […] je prends un grosse claque d’humilité… et le chemin de la médecine s’ouvre à moi. J’accepte de perdre et de me concentrer sur la médecine. […]. Dans cette histoire, j’ai perdu mon innocence d’enfance ; […] j’ai perdu confiance parce que les gens m’ont trahi. Heureusement, il y a le grand-père… .

Lors d’une cérémonie chamanique, Bruno a une révélation. L’intervention de Bonji et de l’esprit de l’Ayahuasca lui confirme son égarement. Ayant perdu confiance en ses employés péruviens, il se résout à perdre, il accepte l’échec, il surmonte sa déception et son sentiment de culpabilité, puis parvient à se recentrer sur l’apprentissage de la médecine locale, c’est-à-dire sur ce pourquoi il était initialement venu.
Finalement, de cette épreuve longue et pénible, dont le déploiement reflète la persistance, voire l’obstination de Bruno, celui-ci en retire un apprentissage expérientiel et une nouvelle perspective de vie :

Tout cet écroulement moral, physique, financier est important. Par cet écroulement, je comprends que j’ai fait fausse route. Alors que j’étais venu pour apprendre la médecine et travailler avec la Nature, je me suis retrouvé à couper des arbres ; d’un côté j’ai demandé la médecine à la Nature et de l’autre j’ai arraché des arbres : c’est incohérent, c’est débile. Dans mon apprentissage, j’ai compris que je n’avais besoin de peu de choses, qu’il fallait que j’ai confiance en la médecine, en la vie. […]. Ainsi, guidé par le grand-père, j’ai accepté la voie chamanique. Dans la voie chamanique, il y a une fuite : ça veut dire que je n’aurais sans doute pas de vie de famille, que je serais un marginal ; je vais être le sorcier au fond de la grotte et ça c’est à la fois génial et très effrayant puisque je m’exclus en partie de la société alors qu’à la base je suis une personne sociable.

De ce choc culturel, de ces rapports conflictuels, Bruno s’effondre puis, après la crise, survient un enseignement : « J’ai pris conscience qu’il me faut avoir confiance en moi et foi en la vie […] ; il faut que je sois rigoureux et droit dans mon cœur, que je ne me mente pas à moi-même ». Il comprend que ses actions doivent être cohérentes et rigoureusement liées les unes aux autres, qu’elles doivent refléter ses croyances et ses convictions. Il prend conscience qu’un travail lui est à accomplir en termes d’intégrité et de confiance en soi. Aussi, cette épreuve peut être perçue comme un rite de passage par lequel il y a, symboliquement parlant, une mort puis une renaissance[12]. En ce sens, dans le rite initiatique, tel que décrit par Simone Vierne, « le novice est arraché au monde profane, il est entraîné […] vers la brousse, monde de l’informel, du chaos, des morts, dans la tombe, le ventre de la mère, du monstre, de la terre, dans le labyrinthe, dans les Enfers et / ou au Ciel » (Vierne, 1972, p.37) avant de renaître. Bruno traverse laborieusement ce passage pour enfin vivre une révélation porteuse d’un double sens : celui duquel il doit s’écarter et celui vers lequel il lui est proposé d’aller. En cela, il renaît, se réoriente et reprend espoir.
Suite à cette longue histoire qui s’échelonne sur les second et troisième voyages, Bruno part en France pour quelques mois ; puis, en décembre 2008, il revient à nouveau à Iquitos, en Amazonie pour un quatrième voyage, un voyage qui se prolongera jusqu’en mai 2009.

L’initiation chamanique

La première cérémonie, il ne s’est rien passé. La seconde cérémonie j’ai vu, pendant une heure ou deux, des couleurs qui m’ont fait rire. La troisième fois […], j’ai plus eu le sentiment de changer de monde. La quatrième fois, je me suis fait avaler par les serpents, j’ai avalé les serpents, ça m’a débloqué des nœuds, des crispations dans le ventre de façon violente, pendant deux ou trois heures, après Luis est venu me souffler le tabac pour me soulager. La cinquième fois, j’ai eu des sentiments par rapport à l’univers, que l’univers nous appartient et l’on appartient à l’univers, je me suis senti infiniment petit et infiniment grand… un grand sentiment de bien-être et de confiance. La plante m’a équilibré, elle a été me chercher au fond de moi-même, elle a expulsé plein de mauvaises choses, notamment beaucoup d’abus que j’ai fait dans ma jeunesse […] elle m’a nettoyé. Puis, plus tard, au cours d’autres cérémonies […], la plante m’a purifié le cœur […] elle m’a donné à aimer, à pardonner. Elle m’a aussi donné du recul, elle m’a fait voir les problèmes sous d’autres angles, elle m’a appris à sortir du contexte, à voir de l’extérieur, à voir autrement. Elle m’a refait vivre des moments d’enfance, des images, des regards. Il y a eu trois étapes : la découverte, puis la médecine qui m’a soigné et ensuite l’apprentissage de la médecine […]. La plante m’enseigne les énergies, à avoir confiance en mes sens, en mes mains ; elle me donne des clés pour ouvrir des communications. Et puis elle me dit que la médecine c’est l’amour… et voilà. Cet amour passe par des pensées et des actes, et parfois par l’aide de ce que l’on appelle un remède ou un médicament. […]. L’amour soigne ; la réparation se fait avec amour et respect du vivant, de la Nature.

L’apprentissage de Bruno est variable et progressif. Intérieurement, cette expérience chamanique lui procure d’une part trouble et perte de repères, tourmente et souffrance, et, d’autre part, confiance et amour, purification et équilibre ; ou plutôt, de ces premiers états de conscience émotionnelle, émergent les seconds. En ce sens, l’apprentissage et la révélation naissent de l’épreuve : le bien-être de Bruno résulte d’un mal-être ou d’un état de douleur éprouvé, état qu’il convient d’accepter pour être dépassé, comme dans le cadre d’un rite de passage. Il apparaît ainsi que le déploiement de l’esprit (de la conscience, des perceptions) et l’élévation spirituelle procèdent, en certaines circonstances, d’un tiraillement de l’Être.

[De retour en Amazonie, après un périple à travers le Pérou et la Bolivie]. J’ai continué à travailler, à m’initier chez Luis parce que j’avais confiance en sa médecine. J’ai refait une diète de deux semaines chez lui. J’étais plus actif, j’ai commencé à chanter lors des cérémonies, l’ouverture de mon chant fut une très belle expérience. J’étais en meilleure forme, plus patient, moins impulsif ; je me sentais aussi moins agressé par la jungle.

Progressivement, au fil des cérémonies qui se déroulent dans la jungle, Bruno apprend la médecine locale, une médecine humaine qui se déploie dans des sphères tant naturelle que spirituelle. Il s’acclimate à la jungle et se familiarise avec l’univers chamanique. De cette adaptation, serein et confiant, il s’implique et s’ouvre. Aux cotés du chamane, il exprime, par le chant, son ouverture et son apprentissage spirituels, tous deux dépendants de l’acceptation des effets procurés par l’Ayahuasca. Son initiation spirituelle se poursuit et se complète, notamment lorsqu’il envisage de se tourner vers un autre chamane dénommé Pedro.

Je me sentais bien solide sur mes pattes, équilibré ; je pouvais me permettre d’aller voir un autre chamane. Pedro […] avait un chant complètement différent, une façon de travailler différente. Là, une énergie s’est développée, j’ai eu une révélation. J’ai compris comment on utilisait la fumée [le souffle purificateur du tabac] et pourquoi ; j’ai compris l’importance du chant et de la vibration du chant en soi ; j’ai compris cette possibilité de recevoir l’énergie et de la transmettre, le vrai rôle du chamane, le transmetteur d’une énergie. J’ai fait trois séances avec lui… magnifiques, superbes. […]. J’avais trouvé un nouveau maître, j’avais franchi une nouvelle étape, de nouvelles portes s’ouvraient. […]. L’Ayahuasca m’a donné une grande énergie, une grande force. […]. Pedro m’a fait découvrir d’autres mondes. J’ai pris conscience que l’on peut être maître de la réalité du monde, non comme un maître qui est au dessus et qui joue, mais plutôt comme un maître de l’intérieur, par l’acceptation et la maîtrise de soi-même, de son microcosme. Et puis j’ai commencé à développer ma voie, à vibrer, à chanter. […]. Depuis les derniers temps avec Pedro, j’ai l’impression que j’ai un rôle à jouer dans les cérémonies, […] que je peux donner cette médecine que j’apprends… je ne suis plus dans une démarche pour me soigner mais dans une démarche d’apprendre la médecine.

Dans ce nouveau cadre cérémoniel, avec un nouveau chamane, fort d’une nouvelle énergie, Bruno découvre plus largement les vertus du chamanisme et de la médecine par les plantes. Il se connecte avec l’esprit de l’Ayahuasca, avec l’esprit de la Nature et avec l’esprit du chamane. Il apprend l’art de manipuler les énergies pour guérir. De plus, il se découvre lui-même, il prend conscience de son potentiel pour soigner, de sa vibration et de son chant. En somme, il s’initie à cette spiritualité de la jungle amazonienne et se forme au métier de guérisseur, autrement dit aux gestes, aux attitudes et à esprit d’un guérisseur chamane fondamentalement connecté à la Nature.

La diète dans la jungle avec Pedro : un nouveau choc culturel

Au début de l’année 2008, Bruno décide de partir dans la jungle avec Pedro pour faire une diète d’un mois. Le prochain extrait expose le déroulement de cette retraite dans la forêt amazonienne et comment cette expérience fut éprouvée par Bruno.

Je pars en diète avec Pedro, son frère, un américain et Boris, un ami français. On prend de l’Ayahuasca le 31 décembre au soir… super expérience. Le lendemain, arrivés sur le site de la diète, Boris et moi prenons un coup de désenchantement. Je suis très déçu, le camp se résume à des bouts de bois avec une bâche plastique dessus, des rondins de bois et rien d’autre, pas de tente, pas de matelas, seulement nos hamacs et nos moustiquaires. Il y a des gens à cent mètres pour nous faire à manger […]. L’ambiance est malsaine, les conditions pour dormir sont mauvaises. Le matin, il y a cinquante moustiques à l’intérieur de la moustiquaire, on se réveille avec un mal de dos… Dur! […]. Les autres jettent tout dans la Nature, bouteilles plastiques, paquets de cigarettes… Et puis l’eau potable vient à manquer. Les péruviens qui boivent l’eau de la rivière ne font pas l’effort de comprendre que nous, les gringos, n’avons pas le même système bactériologique, que nous ne pouvons pas la boire. Même si je leur explique, […] ils se moquent de nous, ils nous prennent pour des capricieux, pour des faibles. On tient comme ça une dizaine de jours. Finalement, ça ne va pas, […] on n’est pas tranquille pour diéter […]. On a le sentiment de s’être fait arnaquer des cinq cents soles que l’on a donnés à Pedro. […]. Donc, profonde déception envers Pedro, le chamane en qui j’avais confiance, lui qui touche à des secrets forts ; également déception envers l’Ayahuasca, sentiment d’avoir été abandonné par l’esprit de la plante.

D’un premier abord confiant, Bruno se heurte à la réalité de la situation ; il fait face à une épreuve inattendue et à de nouvelles incompréhensions. Aux conditions de vie basiques des lieux de la diète, à l’inconfort, s’ajoutent des confrontations d’attitudes et de discours avec les Péruviens. De ces confrontations, de cette situation qu’il n’accepte pas (de son point de vue, cela peut se comprendre), émergent chez Bruno des réactions émotionnelles et des sentiments tels que l’amertume, la désillusion, la frustration, la déception. Aussi, par la communication, par l’exercice de la raison, Bruno ne réussit pas à négocier un compromis avec Pedro ; en d’autres termes, il ne parvient pas à changer cette situation de manière à tendre vers une entente et une satisfaction mutuelles. De plus, dans ce contexte, il apparaît que la désillusion qui survient chez Bruno puisse résulter d’attentes générées par une trop grande confiance de celui-ci envers Pedro, mais encore par une confiance en l’Autre qui dépasserait la confiance en soi-même.

4.3.3.4  LES APPRENTISSAGES ET LES RÉVÉLATIONS

L’épreuve de la solitude et la responsabilité de la liberté

Seul à l’étranger, immergé dans une nouvelle culture et dans une autre Nature, je me suis rendu compte de la grande liberté d’être tout seul ; je crois que c’est ce qui m’a fait le plus mûrir. J’ai compris ce qu’est la responsabilité de la liberté. Si tu veux une liberté, tu en prends la responsabilité. On peut aller partout, mais on prend le risque d’y aller ; on doit assumer cette prise de risque. […]. J’en retire une éthique de la liberté.

Seul en voyage, Bruno éprouve un sentiment de liberté, il l’expérimente et en retire une éthique, une « philosophie première » (Levinas, 1998) qui se manifeste en des intentions, expressions et comportements au sein de la relation avec l’Autre. Désormais, cette éthique et responsabilité de la liberté est celle qu’il assume en lui-même, celle qui guide le sens, la portée et la valeur de ses actions. Où qu’il aille, à quiconque il se frotte, peu importe la direction vers laquelle il se meuve, il est porté par cette disposition d’esprit affirmée et assumée. De plus, il apparaît que l’objet de cette l’éthique et responsabilité n’est pas seulement l’autre être humain mais plus largement la Nature (universelle) et le vivant qui enveloppent et transcendent l’humanité. Dès lors, ce principe éthique de responsabilité de la liberté n’est pas tant égocentrée, ni anthropocentrée ; il se fonde avant tout sur l’épreuve de l’altérité et sur l’effort de décentration. En d’autres termes, bien qu’elle soit assumée individuellement, cette éthique et responsabilité naît et se construit à travers la relation à l’Autre (à autrui, à la Nature, aux idées) et par l’intégration de l’Autre (extérieur) en Soi, c’est-à-dire dans un double mouvement de Soi vers l’Autre (la décentration) puis de l’Autre vers Soi (la recentration). En somme, cette responsabilité de la liberté est, semble-t-il, autant responsabilité d’autrui, de la Nature et des idées contenues en l’Autre comme en Soi.
En ce même sens, Bruno ajoute s’être enrichi d’une éthique de l’altérité, d’une éthique de la responsabilité d’autrui :

C’est avant tout par l’autre que j’ai une éthique et souvent par la souffrance que me donne l’autre. On m’a toujours dit, depuis tout petit, de ne pas faire aux autres ce que je ne veux pas que l’on me fasse. Durant ce voyage, j’ai eu mal, on m’a fait mal, mais je suis resté droit dans mon cœur et en cela je suis fier. Aujourd’hui, je mets mon esprit de contradiction – un défaut qui m’a beaucoup nuit par le passé – à profit pour moi-même. Il y a des choses qui me font du mal, qui me blessent… Et bien maintenant […], je peux, par esprit de contradiction, choisir de rester indifférent vis-à-vis d’elles. […]. L’Ayahuasca m’a donné à être meilleur, à transformer mes défauts en qualités.

Dans la confrontation avec l’Autre, dans l’épreuve relationnelle, Bruno a appris de ses souffrances et en retire une éthique de l’altérité. Dans sa droiture, il se refuse d’infliger à l’Autre les mêmes souffrances qui lui ont été infligées par le passé et il parvient aujourd’hui à réagir calmement face aux agressions extérieures. Ainsi, l’acceptation du mal éprouvé lui donne à s’améliorer, à moins critiquer et juger, à être moins frustré et moins rancunier, pour son bien-être et pour le bien-être de l’Autre avec qui il est en relation.

L’apprentissage de la communication avec les essences spirituelles

Ici, nous nous proposons de revenir plus longuement sur l’expérience chamanique de Bruno et d’apporter des éléments de compréhension quant aux enseignements spirituels que celui-ci en retire. Cette expérience spirituelle, sous l’influence de trois chamanes (Luis, Pedro, Bonji), fut enrichissante et même transformatrice. Cet univers chamanique, au sein duquel il s’est immergé pendant trois années, fut le cadre extraordinaire d’un voyage humain, psychique et spirituel, ainsi que d’une profonde évolution personnelle. Nous exposons et analysons ci-après des citations de Bruno relatives à ses apprentissages et à ses révélations, autrement dit à l’évolution de sa conscience et à son élévation spirituelle.

Au départ, il est difficile pour les Occidentaux d’accepter cette relation avec la plante, avec l’esprit de l’Ayahuasca, d’accepter les visions que cette dernière nous procure. La plante m’enseigne la médecine, ce n’est pas facile à accepter et à comprendre. […]. Aujourd’hui, je pense que la plante a profondément changé ma conscience.

Il y a des caractéristiques culturelles, sociales, religieuses, etc. ancrées en soi qui confinent l’individu dans un modèle de vie (de pensée et d’agir) singulier et, de la sorte, qui le différencient de l’Autre, qui l’éloignent de l’Autre, voire l’y opposent. Aussi, entre la médecine occidentale et la médecine de l’Amazonie, s’étend un écart que Bruno a éprouvé, qu’il a appris à apprivoiser au-delà des logiques qui étaient siennes. Son champ de perception s’est ouvert vers d’autres possibles, vers d’autres approches, d’autres méthodes, d’autres techniques fondamentalement naturelles et respectueuses de la Nature. Ainsi, il a remis en question sa vision du monde, ses préjugés et ses stéréotypes, les vérités qui étaient siennes et a accepté celles d’une autre culture, une culture amazonienne radicalement différente de par son cadre naturel, de par son histoire, sa spiritualité, les modes de vie de ses populations. En d’autres termes, de cet autre lointain (une culture, une spiritualité, une médecine différentes), il s’est rapproché ; il l’a intégré et maintenant celui-ci fait partie de lui, de son identité et du sens qu’il donne à ses actions et à son existence. Cette acceptation et cette intégration résulte d’un processus initiatique, long et éprouvant puisque marqué par le choc culturel et spirituel ; elles participent à l’évolution de sa conscience et notamment de ses perceptions.

L’esprit de la plante et son influence

Les deux prochaines citations évoquent l’emprise de l’esprit de l’Ayahuasca sur l’individu qui en fait l’expérience.

L’Ayahuasca est forte, elle nous dépasse, elle nous enveloppe, elle nous envoie dans d’autres mondes. Les sens sont malmenés : d’autres sens se mettent en place, d’autres perceptions, qui sont plus des perceptions de l’inconscient, que l’on ne maîtrise pas ; […] c’est pour cela qu’il faut un énorme respect : le respect que l’on donne à la plante, c’est le respect que l’on se donne à soi-même.

La plante nous met parfois dans des conditions d’optimisation de soi ; elle fait fonctionner des systèmes que l’on avait oublié, des choses que l’on n’arrive plus à connecter, comme la lecture du corps, pour voir où est le mal.

L’Ayahuasca affecte, stimule et altère les sens. Elle ouvre les perceptions sur soi, sur son passé, sur son potentiel humain et sur l’environnement du soi, puis apporte de nouvelles compréhensions sensibles du monde extérieur et de son monde intérieur. Dans ce contexte, transcendé par l’esprit de la plante, respectueux de l’influence de celle-ci qu’il ne peut contrôler, Bruno se découvre et s’ouvre à la médecine chamanique.

Le travail sur soi, sur le corps et l’esprit

La plante m’a fait travailler sur mon corps et sur mon esprit, sur des traumatismes et des blocages, ou plutôt sur des illusions de blocage. J’avais l’illusion d’avoir mal au dos, parce que mon père avait mal au dos, ce mal au dos n’était pas le mien, c’est la plante qui me l’a fait comprendre. J’ai adopté de nouvelles postures de corps, de nouvelles manières de voir le monde, les choses ; elle m’a fait comprendre la relation entre le corps et l’esprit.

Alors qu’aujourd’hui j’essaye de quitter la cigarette, l’Ayahuasca m’apprend aussi que la dépendance c’est nous qui la créons. À chaque fois que j’ai envie de fumer, c’est parce que je me crispe, parce que j’ai des angoisses… Et donc j’ai envie de me cacher dernière cette habitude de fumer. Mais, en vérité, je n’ai pas besoin de la cigarette […]. La plante m’ayant aidé à comprendre ça, j’en viens à surmonter mon envie de fumer, à surmonter l’angoisse qui m’aurait donné envie de fumer.

Dans un premier mouvement, Bruno apprend à se guérir de ses maux grâce à l’Ayahuasca. De nouvelles perceptions en nouvelles interprétations, il en vient à comprendre son propre fonctionnement intérieur ; il prend conscience de l’origine de ses maux – des maux tant liés au corps qu’à l’esprit – puis parvient à les résorber ou à les dépasser.
Aussi, le physique (le corps, soma en grec), le psychique (l’âme, psychè en grec) et le spirituel (l’esprit, pneuma en grec) sont liés[13] en un tout que Bruno appréhende progressivement et consciemment de par sa mise en relation avec un autre spirituel (l’Ayahuasca) et par l’épreuve de ses sens. Dès lors, voici comment nous comprenons cette évolution de l’esprit : à travers sa participation aux cérémonies chamaniques et sous l’influence spirituelle de la plante, sa compréhension de lui-même, de ses maux, de ses faiblesses et de ses forces – une compréhension qui apparaît préalable à sa guérison et à son mieux-être – provient d’une perception et d’une interprétation sensibles de l’Autre (par le corps, siège de la vie physique, l’être intérieur communique avec le monde sensible). Cette dernière, cette perception sensible, est fondamentalement première aux émotions (par l’âme le corps s’anime ; en l’être psychique, se manifestent les émotions), puis aux raisonnements et à l’intégration d’apprentissages (par l’esprit, siège de la raison, de la conscience et de la volonté, l’être humain a accès au monde spirituel).

L’apprentissage spirituel, pour soi et vers l’Autre

Au fil des cérémonies chamaniques, Bruno prend conscience des effets de la plante et de ses apports. Les trois passages retranscrits ci-après présentent ses apprentissages (l’acquis) et ses révélations (le donné). Ces derniers et ces dernières seront exposés sans distinction dans la mesure où cette initiation est à la fois spirituelle (sensible) et raisonnée (expérimentée), l’esprit étant le siège de la raison et la révélation, qui se présente à la conscience, devenant la matière de l’expérimentation.

L’Ayahuasca met en évidence des choses […]. Son plus grand enseignement fut d’apprendre à me connaître et de me donner confiance, en moi et en la vie. […]. La plante m’a apporté la confiance en mon regard, en mes choix, en mon corps. Il ne faut pas que, par peur de ne pas avoir de femme, je me jette sur la première qui vienne, car ensuite je risquerais d’être déçu de l’amour qu’elle me donne… Évidemment! J’ai confiance. Mais je garde aussi précieusement une goutte de doute, […] car la toute confiance en soi peut dévier vers la prétention et ainsi on peut faire des erreurs. Ainsi, la plante apprend également l’humilité, une humilité que j’ai aussi acquise grâce au grand-père chamane, grâce à sa simplicité de vie.

La plante apprend l’amour, la paix, à faire la paix avec ses démons, avec les personnes avec qui on était en colère, avec soi-même […] ce qui permet de prendre du recul sur notre vie, d’être beaucoup plus serein, d’être patient et tolérant envers les autres. […]. La plante me donne un sentiment de sérénité et de liberté, elle me dit de ne pas m’inquiéter […]. Elle m’aide à tolérer et à pardonner, à accepter la différence sans jugement.

Elle m’a appris que le temps et l’espace sont des illusions dans lesquelles on vit ; ils existent dans la mesure où on en créé l’existence, mais on peut s’en détacher. Les marques du temps – maintenant, hier, demain – sont concomitantes, elles sont liées. […]. L’Ayahuasca permet de lâcher prise sur les notions de temps et d’espace. […]. Elle permet de se reconnecter avec ses instincts et ses rêves, et de se laisser guider par eux ; elle donne confiance pour ensuite se réaliser. Elle permet aussi de faire des liens de causalité : le mal dans un bras peut provenir d’un nerf coincé dans le dos ; un mal localisé en un lieu peut provenir d’un déséquilibre dans un autre lieu. La plante donne une plus large conscience de l’univers, elle ouvre les perceptions. […]. L’Ayahuasca me fait comprendre que la Nature n’est pas seulement une flore et une faune, des êtres vivants […], mais aussi un ensemble d’esprits qui inter-communiquent.

En somme, les principaux apprentissages ou révélations que Bruno intègre à travers ce long processus initiatique et spirituel sont les suivants : la confiance, la sérénité et l’humilité, la persévérance et le dépassement de soi, de ses angoisses et de ses peurs, la patience et la tolérance, l’amour et la liberté, la reconnaissance sensible de ses instincts et la foi en ses instincts, et enfin l’élargissement de ses perceptions vis-à-vis de la Nature et du spirituel, du vivant et de l’humain (et cela au-delà d’une conceptualisation du temps et de l’espace).
Ces enseignements spirituels ne reflètent pas tant l’acquisition de nouvelles pratiques ou techniques que l’atteinte de nouveaux états de conscience et l’adoption de nouvelles attitudes envers l’Autre. En ce sens, au-delà d’une formation à l’altérité procurant un savoir sur l’Autre, ils témoignent d’un déploiement et d’une élévation de l’esprit, d’une transformation intérieure et spirituelle. Ces enseignements renvoient à des apprentissages en soi fondamentalement orientés vers l’Autre : d’une part, ils participent à l’évolution personnelle de Bruno et, d’autre part, sous-tendent un autre apprentissage, une initiation à la médecine chamanique tournée vers la guérison de l’Autre.
Cette expérience spirituelle dévoile en Bruno son potentiel et lui ouvre des portes. Les deux prochains extraits présentent l’apprentissage de la médecine et du chant chamaniques.

L’apprentissage de la panacée : une voie révélée

Je sais que la plante m’apprend la médecine mais je ne comprends pas tout ; il faut que j’accepte de ne pas comprendre parce que je sais que ça va se faire naturellement, il faut que j’aie confiance […]. La plante développe en moi la sensibilité, le geste pour soigner. […]. Elle aiguise mes sens, elle m’aide à voir le cœur des gens, à travers leurs regards. […]. Je ne dois pas me poser la question, je dois voir et savoir… il y a quelque chose de magique là-dedans. […]. L’application de cette médecine demande une grande confiance et, devant la crainte de se tromper […], une grande maîtrise de soi, de son corps et de son esprit. […]. L’Ayahuasca me donne donc la sérénité mais elle m’apprend également à me libérer d’elle-même, à penser et à agir par moi-même. […]. Quand je regarde tout cela de manière très objective, je me dis "je délire, je ne sais pas soigner les gens, je ne sais pas diagnostiquer". En même temps, quand je regarde derrière moi, au cours des quatre derniers mois, mon champ a évolué, ma force vibratoire a doublé et je sais qu’elle a une valeur parce qu’elle est utilisée par d’autres chamanes dans le monde, notamment par les yakouts en Sibérie.

La voie chamanique a été révélée à Bruno lors de cérémonies avec Bonji, le grand-père chamane. Depuis, il poursuit, avec force de conviction et confiance, son initiation à cette médecine naturelle par les plantes. Conscient de son cheminement initiatique et spirituel, de son apprentissage de la panacée, il accepte et assume cette nouvelle voie qui s’affirme et se confirme notamment au regard du déploiement de son chant chamanique.

Le chant révélé

À travers cette expérience chamanique, j’ai développé ce chant […] mais je ne sais pas ce que je vais en faire de retour en France. Est-ce que vais chanter sur scène pour donner une sorte de médecine collective, de l’énergie? Est-ce que je vais rencontrer des gens qui vont me faire travailler ce chant et qui vont m’aider à m’en servir, pour soigner par l’usage de fréquences? Je ne le sais pas encore. Les chants chamaniques ont un pouvoir hypnotique, ils peuvent occuper le conscient pour parler à l’inconscient et donc pour soigner. D’où aussi le danger de la sorcellerie, de la manipulation pour faire mal. La médecine implique une grande responsabilité de cœur, il faut être droit.

Le chant chamanique qui a été révélé à Bruno, ainsi que l’intensité vibratoire qui l’alimente ce premier, furent expérimentés et se sont développés au fil des cérémonies. Conscient que le chant chamanique apporte la guérison, il envisage d’en faire un usage responsable lors de son retour en France.

Une nouvelle philosophie de vie qui trouve son origine dans l’expérience chamanique

Il y a trois ans, je n’imaginais pas que j’aurais pu tenir le discours que je te tiens aujourd’hui. Aujourd’hui, pour moi, c’est naturel. J’ai rencontré la voie chamanique et maintenant j’y vais. Il me faut suivre ses instincts et aller au bout de mes rêves. […]. Ce voyage m’a aidé à construire ma manière de penser, […] dans mes réussites et mes échecs. J’ai tiré des enseignements des épreuves du voyage en les dépassant. […]. D’un côté, la médecine chamanique me fait avancer vers le futur et, d’un autre, elle me reconnecte au passé. Elle me fait traverser mon cœur, et là où il y a des blessures, purulentes, pas bien cicatrisées, et bien il faut ouvrir et faire sortir le mal ; c’est douloureux et cette douleur là on n’est pas toujours prêt à se l’infliger […] et pourtant, c’est par l’acceptation de cette douleur que l’on peut en retirer du bien.

Depuis trois années qu’il voyage au Pérou, séjourne en Amazonie et expérimente la médecine chamanique, Bruno comprend que c’est au travers des épreuves jalonnant son parcours qu’il a appris à se dépasser – c’est-à-dire à accepter, à persévérer, à patienter, à surmonter – et c’est en éprouvant des douleurs qu’il en est parvenu à un mieux-être (à une confiance, à une sérénité, etc.). En cela, il retire une nouvelle manière de percevoir et d’interpréter les signes (extérieurs) qui se présentent à lui : qu’ils soient bons ou mauvais, qu’ils procurent des émotions positives ou négatives, un bien-être ou une douleur, il suit ses instincts (intérieurs) et souvent accepte la confrontation plutôt que de contourner les difficultés. Aussi, il apparaît que le signe extérieur et l’instinct intérieur se rejoignent en une attitude confiante, assumée et responsable, en un état d’esprit incarné en soi et projeté vers l’Autre, c’est-à-dire vers un élément de la Nature, de l’humanité ou de la spiritualité.

L’apport aux autres : un effort de décentration

Sur ce point, Bruno reste bref et la discussion se charge d’une intense émotion.  

À mes amis, j’ai rapporté les récits de mes voyages, ça leur a fait plaisir. Aux gens que j’ai rencontrés, avec qui, par des échanges simples d’idées, de sensibilités, on a eu ensemble du plaisir. [Long silence]. Mais, avant tout… à ma mère… elle est morte de l’alcool… et moi, me libérer de l’alcool, c’est lui apporter un hommage important.

Au cours de son expérience chamanique, Bruno est parvenu à se détacher puis à se dégager pleinement de sa tendance à l’alcoolisme. Par cette réussite, il rend hommage à sa mère qui en est décédée ; autrement dit, il lui fait le don de cette réussite.
Par ailleurs, il dit avoir procuré du plaisir aux autres, à ceux et celles qu’il a rencontrés en voyage et à ses amis, et cela à travers un partage d’idées et de visions du monde ou de son expérience du voyage.

4.3.3.5  LE DÉNOUEMENT DU VOYAGE 

Le retour projeté

Pour mon prochain retour en France, je ne sais pas encore […]. Je suis dans un moment de macération des diètes que j’ai fait […] ; peut-être que de cette macération le changement émergera […] ; parfois on évolue aussi comme cela : macération, décantation et transformation. Il faut prendre patience.

À mon retour en France, je m’enligne pour faire un travail qui soit en cohérence avec mes principes profonds. Il faut que je sois fort face aux tentations, c’est aussi un travail que j’ai à faire. Le fait de ne pas avoir d’argent va m’aider à ne pas succomber aux tentations […]. À l’opposé de cette pauvreté matérielle, sur un plan spirituel, j’ai l’impression d’avoir passé un palier de l’éveil, c’est rassurant. D’avoir déjà réalisé un bon bout de chemin, une partie dure, même s’il reste beaucoup à parcourir, ça me donne la confiance et la force de continuer sur cette voie.

Présentement et en perspective de son retour en France, Bruno n’a pas de projets bien définis. Pour autant, enrichi d’une longue expérience de voyage et d’un enseignement spirituel, il demeure, d’une part, confiant en sa vision du monde et en ses convictions, en ce qu’il a appris et en ce qui lui a été révélé, c’est-à-dire la guérison par les plantes et la voie chamanique, et, d’autre part, patient quant à son évolution future et serein face à l’avenir.

Ainsi, alors que s’achève l’exposé des récits de trois voyageurs esthètes et philosophes, se poursuit l’analyse et l’interprétation des données recueillies. Dans la prochaine partie, nous exposerons les résultats et les univers de sens qui se dévoilent du terrain d’enquête.


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[1] Dans cette partie du mémoire, afin que les données collectées parlent davantage d’elles-mêmes, que les témoignages ne se dénaturent pas et ne perdent pas de leur intensité, au « nous » de politesse, nous privilégierons parfois l’audace et la fragilité du « je ». En effet, parce que chaque entrevue se déroula sous la forme d’un face-à-face entre deux personnes – autrement dit d’une relation spontanée entre interviewer et interviewé – alors il nous apparaît pertinent de préserver la force du « je » : Celle du participant bien évidemment, mais aussi celle du chercheur, c’est-à-dire la vigueur de l’engagement intentionnel et relationnel de ce dernier ; rappelons qu’il s’agit ici d’un engagement non directionnel visant à faciliter l’expression des interviewés et à recueillir des récits de voyage enlignés avec l’objet de la recherche.
[2] Le 8 mai 2009, interviewé par Antoine Mercier (station de radio France Culture), sur le thème « D’autres regards sur la crise », le rabbin et philosophe Marc-Alain Ouaknin donnait, à partir de la démarche sémantique et philologique qui est la sienne, une interprétation de la crise actuelle. Il expliquait qu’en hébreu le mot crise veut dire casser et contient en même temps le sens de réparation. Cette notion de cassure liée à la dimension de réparation ouvre le champ de l’espoir ou de l’espérance (et donc à la dimension du temps) ; d’ailleurs, le mot crise – en hébreu : chever, machber – est le même mot que le mot espoir, à la fois l’espoir et l’attente.
[3] En ses poèmes, Maurice de Guérin écrit sur la quête dans le voyage : « La quête de Dieu ; la quête de la vérité ; quête fiévreuse, passionnée. Essayant si tu peux Dérober quelques fleurs au beau jardin des cieux, Et puis ayant fini ton voyage et ta quête, Redescends vite avec l’odorante conquête » (Guérin, 1999, p.101).

[4] « L’initiation est […] l’accès à une connaissance qui ne saurait être transmise sans un long processus: Initiation à une technique, aux arcanes d’un savoir » (Laburthe-Tolra et Warnier, 2003, p.178).
[5] Les rites de passage « marquent les temps forts de l’existence : Naissance, initiation, mariage, mort. Van Gennep a montré qu’ils obéissent à une logique universelle, quelle que soit leur diversité. Ils s’emploient à séparer des individus d’un statut pour leur en conférer un autre ; entre ces deux moments, se situe une période intermédiaire de "marge" ou l’individu, parfois selon des modalités très étranges, connaît une sorte de mort suivie d’une résurrection. Le rite crée ainsi un état neuf » (Laburthe-Tolra et Warnier, 2003, p.177-178).

[6] « Le sacré s’oppose au profane, et désigne ce qui possède un vrai sens "ailleurs" que dans le monde immédiat de l’apparence. […]. Pour Cazeneuve, le sacré correspond à ce qui est hors du normal, l’impureté et la souillure rejoignant ainsi la sainteté. […]. Étymologiquement, saint et sacré signifient "séparé, mis à l’écart" » (Laburthe-Tolra et Warnier, 2003, p.167-168).
[7] Deux remarques s’imposent quant aux contenus des passages cités :
-   Au sein des témoignages recueillis et retranscrits, nous soulignerons les mots ou groupes de mots sur lesquels nous souhaitons porter l’attention du lecteur, c’est-à-dire les expressions du voyageur que nous jugeons significatives, voire essentielles, au regard du thème abordé.
-   Lorsque la citation sera extraite d’un support écrit par le voyageur-auteur, autrement dit d’un carnet de voyage, nous le mentionnerons entre parenthèses au terme du témoignage : (Carnet de voyage, date : jour/mois/année).
[8] L’humanisme pratique ou moral consiste à s’imposer, vis-à-vis de tout être humain, des devoirs et des interdits éthiques : Ne pas tuer, ne pas torturer, ne pas opprimer, ne pas asservir, ne pas violer, ne pas voler, ne pas humilier, etc.
[9] Du grec ancien Panákeia signifiant « qui guérit tout », composé de pan- (tout) et de -akos (remède). Dans la mythologie grecque, Panacée est une déesse qui prodigue des remèdes par les plantes. La panacée est un remède à caractère universel, censé posséder la propriété de guérir à lui seul tous les maux, aussi bien corporels que mentaux, et représentant l’un des buts des recherches alchimiques.
[10] La citation originale de Blaise Pascal est la suivante : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sent en mille choses. C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison » (Pascal, cité dans : Frantin, 1870, p.26).
[11] Dans les communautés amérindiennes, l’Ayahuasca est traditionnellement utilisée pour entrer en transe dans un but divinatoire, comme outil thérapeutique et comme puissant outil de purification lors de rituels de guérison sacrés.
[12] Pour Simone Vierne, « tout voyage est une quête du Graal, […] il est passage dans une matrice, aux formes symboliques diverses, qui permet au voyageur […] de renaître "autre" » (Vierne, 1972, p.37).
[13] Dans la conscience s’unissent l’esprit, l’âme et le corps : Par son esprit l’être humain a la conscience de Dieu, par son âme il a la conscience de lui-même et par son corps, par ses sens, il a la conscience du monde physique qui l’environne. De plus, dans l’ouvrage intitulé Éthique (1677), Spinoza soutient que chaque être humain, selon sa manière d’être particulière, est une partie de la Nature et que ni son esprit ni son corps n’existent séparément en tant que tels. Ils sont uniquement les manières dont l’être humain s’apparaît à lui-même (Spinoza, 2005).