GENERALITES

– – – – – – – – – – – – Présentation et résumé

– – – – – – – – – – – – Pertinence de la recherche

– – – – – – – – – – – – Témoignages académiques

– – – – – – – – – – – – Table des matières détaillée

– – – – – – – – – – – – Fichier PDF de la recherche


RECHERCHE

– – – – – – – – – – – – Introduction et interrogations

– – – – – – – – – – – – Cadre théorico-méthodologique

– – – – – – – – – – – – Terrain : les récits de voyageurs

– – – – – – – – – – – – Interprétation et analyse des récits

– – – – – – – – – – – – Conclusion / Appendices / Biblio.


DIVERS

– – – – – – – – – – – – Travaux de recherche 2008-2009

– – – – – – – – – – – – Bricolage de pensées 2008-2010

– – – – – – – – – – – – Citations : sources d’inspiration

– – – – – – – – – – – – Quelques photos de voyageurs



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Terrain d'enquête : interprétation des récits





4.4  L'interprétation des parcours et récits de voyageurs

Dans cette quatrième partie du terrain d’enquête nous entreprendrons de mettre en relation les contenus des récits de voyageurs avec des références théoriques – c’est-à dire avec les fondements théoriques de cette recherche (présentés au sein du chapitre II) et avec de nouveaux éclairages théoriques – afin de découvrir et d’expliciter les éléments qui émergent spécifiquement de notre démarche pratique, autrement dit de l’enquête terrain.

4.4.1  Le rappel des catégories a priori

Les expériences de trois voyageurs esthètes et philosophes viennent d’être dévoilées au sein d’un canevas thématique fondé sur une exploration théorique et segmenté en quatre parties qui sont autant de catégories d’analyse a priori ;  nous les rappelons ci-après :

1) L’appel de l’inconnu, de l’Autre, du voyage ; la quête esthétique et philosophique,
2) La rencontre interpersonnelle et transpersonnelle ; l’épreuve de l’altérité,
3) Les sensations, les émois et les émotions dans la rencontre,
4) Les effets signifiants du voyage, les apprentissages et les révélations.
Ces catégories a priori détaillées dans l’appendice C de cette présente recherche – d’une part structurent largement l’expérience vécue par le voyageur et, d’autre part, permettent d’ouvrir notre champ de perception vers d’autres dimensions, vers des données émergentes et signifiantes quant au vécu de cette expérience.
Dès lors, nous proposons maintenant d’investiguer les premiers résultats de notre enquête terrain, d’approfondir les univers de sens qui en émergent. En effet, dans la pratique se révèlent des éléments qui, au sein de notre cadre théorique, étaient absents ou minorés ; autrement dit, en marge des catégories a priori, apparaissent des éléments nouveaux qui composent fondamentalement l’expérience du voyageur esthète et philosophe

4.4.2  Les catégories émergentes

Se questionner sur l’expérience humaine du voyage ne saurait se limiter à l’étude d’une accumulation de données objectives sur le vécu de cette expérience. Si, par l’exercice de la raison, tout ne peut être compris ni expliqué, nous pouvons néanmoins souligner quelques aspects émergeants venant éclaircir sensiblement le regard porté sur le cheminement du voyageur et sur son évolution.
Le voyageur esthète et philosophe, de par sa double facette, sensible et raisonnée, éprouve l’instant présent et l’expérimente ensuite ; en cela il vit des relations, notamment des relations véritables (au sens défini par Buber) puis en retire des enseignements. Il se situe à un double niveau expérientiel : de rencontres en rencontres, d’une part, il acquiert, apprend et comprend par l’expérimentation, d’autre part, il reçoit un contenu qui ne peut qu’être éprouvé, c’est-à-dire ce qui lui est donné, ce qui se dévoile de son vécu (et non de l’expérimentation). Explorant ces deux dimensions, le sensible et la raison, l’objectif et le subjectif, le conscient et l’inconscient, il évolue au fil de ses apprentissages et de ses émerveillements (voire de ses révélations), les premiers étant construits selon des logiques processuelles, selon un principe de causalité, les seconds étant sensibles et inexplicables, ils surgiraient selon un principe d’acausalité[1] ou du moins dépendraient d’une autre forme de causalité, une forme qui serait différente de la causalité physico-biologique (peut-être serait-elle d’ordre spirituel ?).
Aussi, afin de mieux comprendre l’expérience du voyageur esthète et philosophe, selon nous, il importe d’ouvrir nos perceptions à la subjectivité des relations à l’Autre, de reconnaître et d’accepter le mystère et l’ambigüité contenus en chaque chose rencontrée et éprouvée, de saisir dans quelle mesure le hasard intervient au fil du parcours, et enfin d’appréhender le jeu qui compose et nourri la relation entre le voyageur et l’Autre.
Dès lors, nous présenterons ci-après et en trois points, les données qui émergent de l’enquête terrain, c’est-à-dire ce qui se dévoile des trois récits de voyage recueillis :
1) Le mystère et l’ambigüité           
2) Le hasard et la synchronicité
3) L’ambigüité et le jeu de la relation
Nous demandons au lecteur une certaine indulgence, puisqu’en abordant, au fil des prochaines pages de ce mémoire, les notions d’ambigüité, de mystère, de numineux, de hasard, d’acausalité et de synchronicité nous accostons le rivage indéfini d’une zone plongée dans le brouillard. Il est particulièrement risqué d’explorer le concept d’acausalité dans la mesure où comme le dit l’astrophysicien Hubert Reeves : « Un événement est dit "acausal", jusqu’à ce qu’on ait découvert sa cause, c’est-à-dire son appartenance au monde des causes et des effets » (Reeves, 1984, p.11). Pour autant, nous jugeons nécessaire d’aborder ces notions dans la mesure où elles éclairent les résultats du terrain d’enquête et où leur investigation relève d’une épistémologie de la complexité telle que présentée dans la problématique de ce mémoire (p.15-16).

4.4.2.1  LE MYSTÈRE ET L’AMBIGÜITÉ

Le mystère de l’appel
Lors des entrevues, les voyageurs ont peiné à définir l’appel ressenti, il est mystérieux[2]. En effet, dans le cas de Bruno, celui-ci est fasciné par les mystères du monde, de la Nature, par « l’existence de choses qui nous dépassent » ; aussi, il part en voyage « à la recherche de quelque chose d’un peu divin, de la clé des mystères du monde » (p.72-73).
Aussi, l’appel de l’inconnu (de l’Autre), ressenti par le voyageur, est au moins autant endogène qu’exogène, c’est-à-dire qu’il vient autant de l’intérieur (son origine est au-dedans de) que de l’extérieur (son origine est en dehors de). En d’autres termes, la mystérieuse origine de l’appel se situe autant dans le soi (intérieur) que dans l’Autre (extérieur) ; l’appel provient autant d’un mystère (Kristeva parle d’étrangeté) contenu en soi qu’en l’Autre ; mais également ce mystère nourrit l’imagination quant à l’ailleurs, il qualifie une rencontre imaginée avec l’Autre. En ce sens, le mystère, comme l’Autre, comme l’inconnu, attire et captive (ou repousse et rend méfiant) ; il est porteur d’espoir (ou d’inquiétudes et d’angoisses) et son exploration par le voyageur ouvre la voie vers d’autres possibles.

La rencontre du numineux[3] et l’émerveillement
Comme nous avons pu l’observer à maintes reprises au fil des récits de voyage (Jean-Séb : pages 85 à 89 ; Val : pages 123 à 127), l’émerveillement survient spontanément, il est envahissant, il est inexplicable mais pour autant porteur de significations.
Val évoque le mystère contenu dans la Nature : « [En Iran, devant le Mont Zarguett,] Je reste sidéré par l’étrange beauté de ces montagnes […]. Le vent a sculpté de mystérieux hiéroglyphes dans ces montagnes » (p.124). Il est fasciné et émerveillé. Aussi, le mystère qui le distance de l’Autre (de l’inconnu, de la Nature) semble être une des conditions de l’émerveillement ; il force à la contemplation et procure un sentiment d’admiration. Ici, Val nous décrit son ressenti, mais ne va pas plus loin dans son témoignage. Peut-être a-t-il percé certains secrets qui ne peuvent être dévoilés au non-initié ?
Suspendant un instant notre interprétation, nous pourrions imaginer comment se dissipe un mystère : d’une libre volonté, en l’explorant avec courage, en le pénétrant avec patience et persévérance, en se laissant guider par les signes et les indices qui se présentent, en s’approchant à chaque pas un peu plus du but qui se définit au fil du cheminement, l’inconnu devient connu, le mystère s’éclaircit et se dissipe, la conscience s’élargie et peut-être même qu’un plus grand horizon se révèle. Quoiqu’il en soit, au regard des récits, l’émerveillement apparaît être nourri par la découverte, par le dévoilement du mystère de l’Autre, de son essence, de sa beauté, de sa pureté.

Le mystère : une manifestation supra-humaine… imperceptible ?
Le mystère se manifeste au-delà de la compréhension humaine. Il ne peut être expliqué par l’esprit humain mais il n’est, semble-t-il, pas absolument impénétrable. Aussi, dès lors qu’on le ressent en soi, dès lors qu’il captive et fascine davantage qu’il n’inquiète et angoisse, dès lorsqu’il attire plus qu’il ne repousse, on peut consciemment l’investiguer par les sens, on peut parvenir à en percer le secret, à en connaître la clef permettant de transformer l’inconnu (le « tout-autre » selon Rudolf Otto, 1917) en connu. Ainsi, un mystère pourrait être dévoilé à l’individu qui l’explore de tout son être, à celui qui parvient à ouvrir suffisamment son champ de perception, ses perceptions sensorielles et extra-sensorielles[4]. Le mystère le mieux gardé, le secret enfoui aux tréfonds des profondeurs, peut-il être pénétré, éclairci et résolu ? Dans quelle mesure peut-on s’initier au sacré, parvenir à la Vérité et accéder à un savoir universel ? Sans affirmer résolument qu’une telle quête soit possible, qu’un tel but soit accessible, il semble que le voyageur esthète et philosophe qui porte un regard spirituel sur ce qui l’entoure, fort de son courage, de sa patience et de sa persévérance, se prédispose à cette tâche. Autrement dit, le sensible et la spiritualité sont deux dimensions que le philosophe se doit d’incarner et d’explorer afin de tendre vers l’universalisme, afin d’appréhender et de connaître les essences. Prenons le cas de Bruno : lorsque celui-ci explore l’univers chamanique, il se confronte au mystère contenu dans la Nature, dans l’esprit de l’Ayahuasca ; il pénètre dans un univers spirituel qui lui était inconnu, il le découvre puis parvient notamment à manipuler les énergies, à maîtriser le souffle du tabac et le chant chamanique (une force vibratoire au pouvoir hypnotique) afin de guérir. Généralement, pour l’occidental, cette force de guérison demeure un mystère, voire une totale aberration.
Dès lors, les récits de voyage et la rencontre de l’altérité affirment une vérité : l’Autre et l’ailleurs sont des mystères, jusqu’au jour où ils sont apprivoisés et éclaircis, découverts et percés, par l’être éveillé, sensible, conscient et spirituel. En ce sens, assimilés et intégrés en soi (toujours perçus sous un angle singulier, toujours partiellement connus), ils deviennent proches et familiers, ils se dévoilent en soi. De la sorte, ils ne sont plus totalement Autre : à leur contact, l’individu s’altère et se les approprie, il devient un autre soi, à la fois plus complexe et plus entier. Néanmoins, l’altérité, contenue en toute chose, qu’elle soit intérieure ou extérieure, gardera toujours, par définition, une part d’étrangeté et de mystère, une part à conquérir pour évoluer, l’Autre étant l’une des conditions premières de l’évolution du Soi.

L’ambigüité de la relation à l’Autre
À la lecture des récits collectés et suite à une première analyse, nous comprenons que, dans le voyage – un espace sacré en dehors de la vie quotidienne – surviennent parfois des événements inattendus ou d’origine mystérieuse (dus au hasard !). Dans la rencontre avec l’Autre, le voyageur peut spontanément parvenir à des états psychiques aussi intenses qu’incontrôlés (l’émerveillement, la révélation, mais aussi la colère, la dépression, etc.), des états pouvant recevoir diverses interprétations dépendamment de l’angle de perception, et sur lesquels il n’est possible de porter de jugements certains, notamment quant à leurs origines. Dès lors, il convient d’accorder une large place au subjectif, à l’imprévisible, à la contingence et à l’improbable, à l’impalpable et à l’invisible, à l’irraisonné, à l’inexplicable, à l’indéterminé. En effet, l’issue des événements est hautement imprévisible en voyage, d’autant plus dans un voyage fait de pérégrinations, d’explorations au gré du hasard. Également, au-delà des déterminations biologiques, culturelles, sociales, linguistiques, au-delà des appartenances et des apparences, au-delà du connu et de l’imaginé, force est de reconnaître que, dans l’absolu, tout ne peut être expliqué selon un lien de causalité. Le voyage est un univers fait de confrontations, de turbulences, de dispersions, d’inconstances, de différenciations et de coordinations toujours incertaines avec l’Autre. En ce sens, la relation à l’Autre – à l’inconnu, à l’étrange – est fondamentalement ambigüe, c’est-à-dire que l’Autre est susceptible de recevoir plusieurs interprétations, qu’il peut revêtir plusieurs significations. Néanmoins, il apparaît que l’ambiguïté de la relation à l’Autre s’atténue dès lors que s’opère un effort de compréhension mutuelle ; elle se dissipe dès lors qu’il y a ajustement des perceptions et aboutissement à une entente réciproque entre les acteurs. Ainsi, du jeu ou de l’épreuve de la relation peut émerger l’harmonie relationnelle, une harmonie au demeurant instable et à jamais incertaine.

L’ambigüité et la liberté
Pour le philosophe Alphonse De Waelhens, « L’ambigüité essentielle de l’homme […] qui marque autant le rapport de la conscience avec elle-même que ses rapports avec autrui et le monde […] est la condition même de la liberté » (Biemel, 1982, p.499). Afin d’appuyer cette première idée, nous mettons à contribution la phénoménologie existentielle de Maurice Merleau-Ponty ; pour celui-ci :

Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde, le monde est déjà constitué, mais aussi jamais complètement constitué. Sous le premier rapport, nous sommes sollicités, sous le second nous sommes ouverts à une infinité de possibles. Mais cette analyse est encore abstraite, car nous existons sous les deux rapports à la fois. Il n’y a donc jamais déterminisme et jamais choix absolu, jamais je ne suis chose et jamais conscience nue (Merleau-Ponty, 1945, p.517).

Cette seconde citation exprime clairement l’ambigüité de l’être et la liberté qui découle de cette condition. Afin d’illustrer ces pensées, portons maintenant notre regard sur le vécu des trois voyageurs interviewés. En Égypte, face à l’administration, Jean-Séb ne parvient pas à obtenir un visa syrien ; sa liberté de voyager s’en trouve ainsi contrainte (p.84). Puis, en Chine, seul avec des inconnus, dans un endroit qu’il ne connaît point, il se retrouve dans une position d’insécurité qu’il n’a pas le sentiment de pouvoir surmonter (p.90-91). De plus, seul au contact de la Nature, explorant la diversité et les mystères de cette dernière, il témoigne que « la solitude amène, aussi et surtout, l’autonomie et la liberté » (p.98). Dans le même sens, Bruno, seul avec lui-même, a éprouvé ce même sentiment de liberté et d’autonomie (p.165). Également, au travers de son expérience chamanique et de ses relations spirituelles (avec l’Ayahuasca), ce dernier, est parvenu « à faire la paix avec ses démons […], avec lui-même », à se sentir plus libre et plus serein (p.170). Enfin, pour Val, lorsqu’il voyageait en Asie, celui-ci s’est senti oppressé par la « curiosité insatiable » de locaux et a ainsi éprouvé en ce contexte une réduction de son champ de liberté (p.128). En ces quelques situations marquées d’ambigüité, la liberté du voyageur est mise à l’épreuve. Chacun de ces voyageurs, éprouvant l’ambigüité de la relation avec l’Autre (avec la Nature, avec autrui, avec les idées), et le rapport de sa conscience avec elle-même, est soit parvenu à un plus grand sentiment de liberté soit, soumis à une contrainte, à un sentiment de non-liberté. Il n’en demeure pas moins que ces trois voyageurs ont globalement appris de leurs relations ambigües avec l’Autre et en ont notamment retiré de nouvelles facultés de perception et d’interprétation, donc une adaptabilité, une flexibilité et une libération de l’esprit qui se dénotent notamment dans une diminution des sentiments de frustration. Dès lors, rejoignant une nouvelle fois la philosophie de De Waelhens, il apparaît que « la liberté est essentiellement dialogue avec les choses et autrui […], la liberté est toujours une rencontre, un passage, un échange de l’extérieur vers l’intérieur » (De Waelhens, 1968, p.327). En d’autres termes, c’est à travers la communication avec l’Autre – l’autre extérieur et l’autre intérieur – que se jouent le sentiment et l’état de la liberté.

4.4.2.2  LE HASARD ET LA SYNCHRONICITÉ

L’intervention du hasard : quelques témoignages
Les trois voyageurs interviewés ont cheminés en explorant le hasard, ils se sont confrontés à la Nature, aux cultures et aux idées avec cette disposition d’esprit (celle présentée au point 4.2, p.64). Au fil de leurs pérégrinations, ils ont flâné au hasard, sans but précis, ils ont laissé faire le hasard et ont vécu des coïncidences, des événements fortuits, aussi imprévus qu’inexplicables. Dès lors, nous reprenons ci-après des contenus de récits de voyage qui évoquent l’exploration du hasard, la confrontation avec l’inconnu, le surgissement de situations inattendues ou de coïncidences. En voici un échantillon :
JEAN-SÉB : D’une démarche de voyagement peu rigoureuse, Jean-Séb vit des rencontres qui, selon lui, sont le fruit du hasard. Un jour, dans un train, il rencontre une jeune marocaine nommée Boushra (p.79) et jouira, par la suite, d’un bel accueil au sein de sa famille ; ensuite, dans la rue, il croise fortuitement un ukrainien du nom de Taras, à partir de là, naîtra une belle amitié (p.80) ; puis, suite à la rencontre d’un enfant indien au milieu des dunes du Rajasthan, il découvrira un village typique, éloigné des lieux touristiques (p.81) ; toujours en Inde, sur une plage de la région de Mumbai, il croise Rahul, celui-ci travaille dans un restaurant alors que Jean-Séb cherche à manger (p.82) ; enfin, en Égypte, assoiffé lors de l’ascension du Mont Sainte-Catherine, il découvre par hasard une source d’eau, il dira que « Le hasard a fait que cette source est apparue au moment où j’en avais besoin » (p.87). De ces rencontres dues au hasard, il en conclut ceci : « À travers le voyage, j’ai découvert que le fait d’explorer le hasard et de se laisser porter par le hasard est source d’émerveillement, de rencontres qui peuvent être magiques » (p.102). Il ajoute également que « Les synonymes de Dieu seraient, pour moi, la Nature et le hasard » (p.103).
VAL : En Grèce, dans le froid de l’hiver, à la recherche tant espérée d’un lieu où se réfugier et dormir, Val et Sébastien tombent par hasard sur une maison inhabitée avec du chauffage, avec le nécessaire pour se faire à manger et dormir. Devant cette coïncidence bienvenue, il dira : « Là, c’est sûr c’est Dieu qui nous a guidé » (p.109). Au-delà de cette première anecdote, à maintes reprises et par un heureux hasard, ils parviendront à s’extirper d’un mauvais pas ou à résoudre un problème. Deux passages du récit de Val témoignent de l’intervention du hasard, nous les rappelons ci-après :

On a eu plein d’épreuves physiques, […] mais rien ne nous a arrêtés […]. Il y a cette espèce de bonne étoile du voyageur. […]. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais ça fait qu’il n’arrive finalement rien de grave. On a l’impression que dès que l’on est confronté à un problème, une solution se présente (p.122).

Une fois au milieu de l’Himalaya, on n’avait plus de frein et on a rencontré un gars avec un vieux vélo et on lui a acheté ses patins de frein… on était au milieu de nulle part! Une autre fois, j’avais un pneu complètement déchiré et j’ai rencontré un gars qui se promenait au milieu de la route avec un pneu de la même taille que le mien, je lui ai acheté. Il y a une espèce de providence (p.110).

BRUNO : Confronté à l’inconnu, ce troisième voyageur découvre l’univers du chamanisme et la médecine par les plantes. En cet univers, il vague au gré du hasard et en cette expérience, il connaîtra une évolution spirituelle hors du commun. Dans le même sens, il découvre la culture péruvienne et notamment la gastronomie locale en choisissant sur un menu un met dont il ignore la composition (p.156). Enfin, aventurier se laissant porter par le hasard, explorant la Nature, Bruno s’attache aux signes qui se présentent à lui, il se laisse guider par eux. Ainsi, il découvre la diversité naturelle et dit prendre confiance en lui (p.153).
En somme, l’exploration du hasard est, pour Jean-Séb, source d’émerveillement et de rencontres magiques ; pour Val, source de solutions, le hasard vient en quelque sorte récompenser l’espoir et l’effort accompli ; pour Bruno, il est source d’un vécu hors du commun et de confiance en soi. De plus, pour Jean-Séb et Val le hasard est l’expression du divin. Enfin, pour ces trois voyageurs, le hasard est un guide, il mène à des découvertes et à des rencontres originales, il les comble, que ce soit de confiance, d’émerveillement, d’un bien-être ou du moins d’un soulagement.

L’acausalité et la synchronicité des événements
Ces hasards que nous venons d’évoquer relèvent-ils de simples coïncidences (des relations de simultanéité, l’apparition spontanée du sens coïncidant) ou d’une synchronicité ?
Au sein de l’ouvrage intitulé Synchronicité et Paracelsica (1952), le psychiatre et psychologue Carl Gustav Jung définit la synchronicité de la façon suivante :

J’emploie […] le concept général de synchronicité dans le sens particulier de coïncidence temporelle de deux ou plusieurs événements sans lien causal et chargés d’un sens identique ou analogue ; ceci par opposition au "synchronisme", qui ne désigne que la simple simultanéité des événements (Jung, 1988, p.43).

À la lecture des témoignages des trois voyageurs, les émerveillements, les révélations, parfois les solutions, surviennent, semble-t-il, d’une synchronicité, la synchronicité désignant, comme nous le voyons avec Jung, les phénomènes ou processus qui se produisent en même temps, qui ne se succèdent pas, qui ne sont pas lié par un lien de causalité. En d’autres termes, il apparaît que les événements que nous venons d’exposer soient davantage liés par le sens que par un déterminisme causal ou par une simple simultanéité.
Aussi, la synchronicité des événements semble survenir dans le voyage lorsque l’individu se trouve égaré, désorienté, dans une impasse. Dès lors, survient un état émotionnel dont l’intensité aurait pour effet d’abaisser les défenses du moi conscient, puis, en quelque sorte, l’inconscient prendrait la relève et provoquerait un événement lié par le sens au vécu de l’individu. L’intérêt, la curiosité, la crainte, l’attente sont, au regard des extraits présentés, des exemples de déclencheurs émotionnels susceptibles de provoquer la synchronicité, autrement dit un signe qui semble s’adresser directement au voyageur, une rencontre fortuite et signifiante, un événement étrange voire magique.
Aussi, des événements surviennent en voyage et sont perçus comme des hasards parce qu’ils ne font pas l’objet d’un consensus sur ce que nous croyons être le réel. Nous (les individus) les mettons à part, voire les rejetons, nous en minimisons la valeur parce qu’ils ne peuvent s’inscrire dans notre conception causale de la réalité[5], c’est-à-dire une conception des lois naturelles fondée sur le principe de causalité. Pourtant si nous parvenons à dépasser cette conception, si nous acceptons le principe d’acausalité, il n’y aurait alors plus de coïncidences, plus de hasards ni d’événements rares ; tout les événements seraient liés par le sens et se dérouleraient naturellement dans un univers régi par un principe d’unité que Jung appelle l’unus mundus[6], un monde unifié avec lequel nous dialoguons en permanence.
Finalement, le concept de synchronicité vient libérer l’individu de l’emprise de la rationalité du moi et le ramener sur la voie de son développement individuel, s’il sait discerner les signes et a le courage de les suivre. En d’autres mots, ce concept ouvre, au-delà du champ de la raison, vers le sensible, vers la perception sensible (sensorielle et extra-sensorielle) du monde, de l’Autre et de soi-même, des indices et des instincts.

La méthode du hasard et le paradigme indiciel
Comme nous venons de le voir, dans une perspective jungienne, les événements semblent être reliés de deux manières : 1) soit par une connexion causale et objective, marquant le cours naturel et habituel des choses, 2) soit par une connexion acausale et subjective, qui n’existerait et n’aurait de sens que pour l’individu qui vit les événements.
Dès lors, nous sommes amenés à nous interroger sur la manière dont le voyageur esthète au philosophe parvient à vivre ces événements de synchronicité. Quelle démarche, quelles attitudes de voyagement lui procurent des émerveillements, voire des révélations ? Quelle est la méthode sous-jacente à son émancipation[7], une émancipation qui se réalise au fil d’apprentissages sensibles, raisonnés et spirituels ?
Les phénomènes de l’émerveillement et de la révélation (d’une perception sensible, leur surgissement ne relève pas d’une démarche intentionnelle, ils ne peuvent être conquis par l’exercice de la raison), mais aussi l’apprentissage raisonné (l’expérimentation du vécu de voyage) et plus largement l’émancipation de l’individu au travers du voyage, surviennent et se déploient à nos yeux en fonction de deux méthodes que le voyageur esthète et philosophe (que ce soit Jean-Séb, Val ou Bruno) adopte et incarne en lui, autrement dit en fonction d’un mode de pensée et de voyagement qu’il personnifie de manière ponctuelle ou plus constante selon les cas, c’est-à-dire la méthode du hasard (ou méthode de l’enseignement universel de Jacotot) et le paradigme indiciel (ou méthode des indices de Morelli). La première méthode, initiée par le pédagogue Joseph Jacotot (1770-1840) puis reprise par le philosophe Jacques Rancière (1987), ainsi que cette seconde, élaborée par le critique d’art et politique Giovanni Morelli (1816-1891) et dont l’intérêt a été renouvelé par l’historien Carlo Ginzburg (1980) seront, dans le contexte de cette présente recherche, concisément présentées au fil des prochains paragraphes. Précisons dès à présent que ces deux méthodes, insolites en leurs temps et qui n’ont jusqu’à notre époque pas été explicitement conceptualisées, se rejoignent fondamentalement dans la mesure où elles proposent d’apporter de nouvelles pistes de réflexion quant à l’opposition entre rationalisme et irrationalisme.
Au sein des récits préalablement dévoilés, nous avons pu observer que les trois voyageurs esthètes et philosophes ont exploré, par eux-mêmes, l’ailleurs au hasard de leurs pérégrinations, qu’ils ont, au fil de leurs cheminements et de leurs rencontres, suivi leurs intuitions et les signes qui se présentaient à eux. Aussi, ils ont « découverts des horizons universels » (Todorov, 1989, p.385) et en retirent, chacun à leur manière, un apprentissage universel. Au regard de leurs quêtes initiales (esthétique, philosophique, initiatique), ainsi que de leurs démarches de voyagement, libres et volontaires, ces apprentis universalistes ont en quelque sorte suivi la Méthode du hasard de Jacotot, une méthode qui, selon ce dernier, conduit à un apprentissage universel. Rancière nous en donne une description dans l’ouvrage intitulé Le maître ignorant (1987) :

Il n’y a pas d’homme sur la terre qui n’ait appris quelque chose par lui-même et sans maître explicateur. Appelons cette manière d’apprendre "L’Enseignement universel" et nous pourrons l’affirmer : "L’Enseignement universel existe réellement depuis le commencement du monde à côté de toutes les méthodes explicatrices. Cet enseignement, par soi-même, a réellement formé tous les grands hommes." Mais voilà l’étrange : "Tout homme a fait cette expérience mille fois dans sa vie, et cependant jamais il n’était venu dans l’idée de personne de dire à un autre : j’ai appris beaucoup de choses sans explication, je crois que vous le pouvez comme moi […]". À l’intelligence qui somnole en chacun, il suffirait de dire : age quod agis [=fais ce que tu fais], "apprends le fait, imite-le, connais-toi toi-même : c’est la marche de la nature" [(Jacotot, 1829, p.219)]. Répète méthodiquement la méthode de hasard qui t’a donné la mesure de ton pouvoir. La même intelligence est à l’œuvre dans tous les actes de l’esprit humain (Rancière, 1987, p.30-31).

Au-delà de l’imitation (imiter le fait est néanmoins le propre de l’enseignement universel), nous ajouterions, en prenant appui sur la pensée de Jacotot et de Rancière, que l’individu, ici le voyageur, s’émancipe de la manière suivante : partant d’une libre volonté d’apprendre, il observe attentivement, il s’inspire des choses, les interprète et les traduit, les intègre et les compare à ce qu’il sait, à ce qu’il a appris, il les combine et tisse entre-elles des liens de sens.
Sans pour autant connaître cette méthode universelle, chacun des trois voyageurs interviewés l’a mis en pratique, tous l’ont incarnée dans l’épreuve du voyage. Chacun d’eux, porté par une quête, s’est trouvé dans la position d’« apprendre seul et sans maître explicateur […] par la tension de son propre désir ou la contrainte de la situation » (Rancière, 1987, p.24). Ainsi, cette méthode est avant tout une méthode de la volonté, une volonté de découvrir et d’apprendre par soi-même au contact de l’Autre.
Afin d’éclairer les événements de sychronicité – les émerveillements, les révélations, les apprentissages émancipateurs – vécus par les voyageurs, nous nous appuierons à présent sur le paradigme indiciel (autrement dit sur la méthode morellienne) tel que présenté par Ginzburg dans un article intitulé Signes, traces, pistes (1980). Cette méthode, qui entretient à nos yeux un lien étroit avec la méthode du hasard de Jacotot, est paradigmatique. Elle est un modèle épistémologique qui se différencie fondamentalement du « modèle de connaissance prestigieux […] élaboré par Platon » (Ginzburg, 1980, p.17). En marge de ce dernier, elle est une autre vision du monde et un autre processus de création de sens ; elle est une nouvelle manière de découvrir les sens cachés des choses et de s’orienter dans le monde.
L’idée qui constitue le noyau du paradigme indiciel est la suivante : « Si la réalité est opaque, il existe des zones privilégiées – des indices – qui permettent de la déchiffrer » (Ginzburg, 1980, p.42). Ce paradigme, apparu à la fin du XIXème siècle, serait à la confluence tout d’abord d’une méthode mise au point en matière d’histoire de l’art par Morelli pour authentifier les auteurs des tableaux de maîtres à partir des détails les plus négligeables, puis de la littérature avec les romans de Conan Doyle qui expose la méthode de l’enquête policière de Sherlock Holmes relevant tous les indices imperceptibles, et enfin de la méthode freudienne d’analyse des manifestations de l’inconscient reposant sur l’étude des symptômes, des associations libres, des lapsus, des rêves, etc. Néanmoins, selon Ginzburg, les racines du paradigme indiciel sont bien plus lointaines ; celui-ci prend ses origines dans le savoir cynégétique (qui relève de la chasse), un savoir accumulé pendant des siècles par les premiers hommes chasseurs, habitués à reconstruire une forme ou une réalité (par exemple, le déplacement d’une proie invisible) à partir de multiples indices minuscules et de traces muettes (empreintes, touffes de poils, odeurs, etc.).
Maintenant que nous avons établi le contexte d’élaboration du paradigme indiciel et évoqué ses champs d’application (les sciences humaines et de la nature, l’art, la médecine, l’écriture, l’enquête policière, la chasse, etc.), nous proposons de nous recentrer sur notre sujet d’étude. Ici, notre but, n’est pas tant de remonter vers le passé (vers les causes, vers une réalité éteinte) à partir d’indices observables, et cela afin de tenter d’expliquer une présente réalité, mais bien plutôt d’étudier les situations porteuses d’indices, telles qu’elles ont été visualisées et vécues par le voyageur dans l’instant présent, ainsi que d’étudier leurs effets (apprentissages, révélations) chez le voyageur, autrement dit les significations que ce dernier en retire. En ce sens, ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant de savoir comment les signes apparaissent et se justifient, ce n’est pas de savoir comment et pourquoi l’événement se produit, mais bien plutôt d’étudier le vécu sensible de l’événement : comment cet événement est-il perçu par le voyageur et comment l’affecte-t-il ? Dès lors, si nous sortons du cadre de la recherche scientifique et ramenons ce paradigme à l’expérience du voyageur, si nous décelons l’incarnation de ce paradigme dans le cas de figure de voyageur étudié, s’il guide son cheminement, alors nous trouvons en lui une utilité évidente dans le cadre de cette présente recherche. Nous porterons donc notre regard d’une part sur le vécu singulier du voyageur et, d’autre part, sur les effets de ce vécu chez le voyageur, autrement dit sur l’événement tel que perçu, éprouvé et interprété ainsi que sur l’intégration des significations qui lui sont reliées, celles qui émergent et se construisent par et pour le voyageur.
Dans cette perspective, nous nous contenterons de reprendre trois citations de voyageurs. Tout d’abord, la première concerne Jean-Séb : « [En Égypte, sur le Mont Sainte-Catherine,] j’avais très soif […] j’ai vu une grotte. Je suis allé voir dans cette grotte ce qu’il y avait… et il y avait une source d’eau […] dans ce contexte là, c’était magique » (p.87). Assoiffé, il perçoit une grotte, pénètre en ce lieu – alors qu’il aurait pu tout autant l’ignorer – et y découvre ce qu’il espérait tant mais qu’il ne s’attendait pas à trouver. Puis, Bruno, alors qu’il se trouve confronté à une situation qu’il éprouve difficilement, témoigne des signes qu’il perçoit : « La vie me le dit par plein de signes – moi qui crois aux signes – mais je ne veux pas y croire, […] je ne suis pas à l’écoute des signes… jusqu’au moment où […] j’en tombe malade de malaria » (p.160). En cette situation, ce voyageur apprenti alchimiste refuse d’accepter et de suivre les signes extérieurs qui se présentent à lui (semble-t-il de manière évidente), il persiste envers eux et finit par subir des conséquences négatives liées à son obstination. Enfin, Bruno conclut son récit en énonçant ceci : « J’ai rencontré la voie chamanique [l’expérience chamanique est porteuse de signes qui guident l’initié en devenir] et maintenant j’y vais. Il me faut suivre ses instincts et aller au bout de mes rêves » (p.172). Ce dernier extrait dévoile un apprentissage : à ce stade, confiant en lui et en la vie, il ouvre ses perceptions (sensorielles et extra-sensorielles) et accepte de suivre cette piste spirituelle qui se dessine devant lui ; en quelque sorte, il embrasse ainsi le paradigme indiciel.
À la lecture de ces courtes citations et plus largement au regard des récits qui regroupent maintes explorations au gré du hasard, il apparaît que la clé de l’émerveillement et de la révélation réside, pour une part, dans l’attention sensible que le voyageur accorde aux signes (une attention qui ne doit pas être forcée, car à trop chercher on peut se perdre) avant que la rationalité du moi ne s’en empare pour les recouvrir de la banalité du hasard.
Dès lors, le voyage vécu par l’esthète philosophe, conscient et alerte aux signes, est un livre qui se découvre page par page. Il se déploie sous la gouverne de l’intuition, ou plutôt en fonction de l’impression (intuitive) d’être en présence d’un sens profond. À partir d’une quête première et d’une ouverture de sa vision du monde, le voyageur explore au hasard, il lâche prise, il ressent l’environnement dans lequel il se trouve, il écoute les signes qui se présentent à lui et son intuition, il vit pleinement et intensément ses situations de voyage ; ainsi il se découvre, ainsi s’ouvre la voie de son émancipation, voire de sa transformation personnelle.
Dans cette perspective expérientielle du voyage, les signes, les détails habituellement dépourvus d’importance, les indices marginaux (que l’on juge insignifiants) revêtent une grande importance : ils sont révélateurs. Ils fournissent des clés permettant d’accéder à une production plus élevée de l’esprit humain. Ici, la connaissance et le sens existentiel procèdent d’une perception, d’une interprétation et d’une intégration des indices, des détails et des signes qui jalonnent le parcours du voyageur. En d’autres termes, la découverte, le passage de l’inconnu au connu, le passage de la désorientation à l’orientation, s’opèrent sur la base d’indices. Ainsi, tel que nous l’exprime Ginzburg, « les traces [les indices, les signes] permettent d’appréhender une réalité plus profonde, qu’il serait impossible de saisir par d’autres moyens » (Ginzburg, 1980, p.12).
Finalement, de leur libre volonté, les voyageurs interviewés ont exploré le hasard et ont ainsi joui de situations tant extraordinaires qu’enrichissantes. Ils ont, au fil de leurs rencontres, appris à percevoir et à interpréter la Nature et autrui ; en certaines circonstances, ils ont appris à lire les indices qui se présentaient à eux. Ils ont trouvé en l’Autre et en l’ailleurs, puis en eux-mêmes, de nouvelles perspectives de sens, de nouvelles orientations. Dès lors, ils ont acquis une nouvelle capacité à ressentir, à créer des liens de sens et sont parvenus à une plus large compréhension du monde. Aussi, nous terminons ce point en laissant Rancière évoquer une situation de voyage au sein de laquelle le lecteur devrait aisément reconnaître la figure de voyageur étudié :

Un philosophe, abordant sur une terre inconnue, devina qu’elle était habitée en voyant une figure de géométrie sur le sable. "Voilà des pas d’hommes", dit-il. Ses camarades le crurent fou parce que les lignes qu’il leur montrait n’avaient pas l’air d’un pas (Rancière, 1987, p.47).

4.4.2.3  L’AMBIGÜITÉ ET LE JEU DE LA RELATION

Jouer est une pratique, un échange, c’est donner et prendre, c’est une double action associée à la figure du philosophe telle que définie par Todorov : dans le voyage philosophique, « Il y aurait […] deux mouvements : les leçons à prendre et les leçons à donner » (Todorov, 1989, p.385). Aussi, nous retrouvons dans les récits de voyage des situations de jeu de dialogue, d’échange, de négociation avec autrui. Nous pourrions dire que le monde est un théâtre vivant au sein duquel s’exprime l’aptitude au jeu du voyageur.
Il est surprenant de constater que, pour Jean-Séb et Val, deux voyageurs aux longs parcours et ayant éprouvé de multiples rencontres, la qualité majeure dont ils témoignent avoir résolument apporté aux autres est le divertissement (p.104, p.143). Est-ce un hasard, une coïncidence, ou un point commun essentiel ? Par l’observation des situations de jeu que nous retrouvons au sein des récits de voyage recueillis, nous pensons que le jeu peut être considéré comme un élément universel qui réunit les êtres humains dans la rencontre, qui alimente la communication interpersonnelle et qui construit l’apprentissage expérientiel. Nous proposons donc ci-après de développer les raisons sous-jacentes à cette idée en prenant appui sur le récit de Val.
Chemin faisant, Val a apporté aux autres du rire et du divertissement, de la nouveauté et de l’originalité, notamment au travers de spectacles de clowns et de tours de magie (p.116-118). En ses mots, il en témoigne : « Nos spectacles de clowns […] ont bien influencé notre mode de voyage. […] l’humour rapproche les gens ; les spectacles de clowns nous ont permis de briser la glace de la première rencontre » (p.143).           
Au cours des premiers mois de voyage, Val et Sébastien mettent à l’épreuve cette approche ludique :

[Au Maroc.] Eux qui ne parlaient pas français et nous qui ne parlions pas arabe, on a essayé de communiquer, on faisait des petits dessins, on leur a montré les photos de nos familles, on faisait des tours de magie, du jonglage, on s’amusait avec les enfants. C’est à ce moment là que l’on a commencé à découvrir tout ce jeu d’échange avec les gens. On réussissait à communiquer sur les choses principales, à lier une affinité, chacun ayant vraiment l’envie et la volonté d’être avec l’autre, eux ayant envie de communiquer avec nous et réciproquement… et ça c’est la partie essentielle.

Cet extrait nous montre explicitement ce rapport entre individus qui communiquent, qui, au-delà des barrières culturelles et linguistiques, s’efforcent mutuellement de tisser des liens de relation, de se comprendre et de se connaître. En ce sens, afin de mieux s’adapter à autrui et d’atteindre une compréhension mutuelle, Val et Sébastien usent quotidiennement de moyens de communication divers et variés, ludiques et artistiques. Aussi, il s’agit d’un jeu qui n’est pas seulement un divertissement, dans la mesure où il peut faciliter les rencontres et l’intégration (même éphémère) dans un nouveau cadre culturel et social. Dès lors, de part ce jeu de relation qu’ils répètent tout au long de leur voyage mais dont les règles varient de culture en culture, Val et Sébastien tendent vers la maîtrise d’un langage plus universel.
Puis, rappelons une anecdote en Argentine. Dans un commissariat où ils sont hébergés, Val et Sébastien animent la soirée par des jeux de jonglage et des tours de magie, auxquels viennent à participer policiers et détenus. Dans ce commissariat, après que les deux voyageurs aient mis en scène leurs talents de clowns, détenus et policiers se sont rejoints dans une ambiance plus légère et festive. En cette situation, le jeu et l’art favorisent le rassemblement et le partage sur un fond tant sensible qu’universel (p.114). Le jeu qui, dans un premier temps, prenait la forme d’un rapport entre acteurs et spectateurs s’est transformé, de part la participation de l’auditoire, en une scène ouverte où, barrières tombées, tous les protagonistes construisent ensemble un événement chargé d’émotions intenses et partagées.
À maintes reprises, au fil des vingt quatre pays traversés, les deux acolytes usent de jongleries, de pitreries et de chorégraphies gesticulantes, de ruses et de tours de magie pour amuser et faire rire les enfants comme les adultes, que ce soit les élèves dans une école ou leurs hôtes d’un soir. Pour ces voyageurs, le jeu – autrement dit la présentation d’un spectacle préparé ou improvisé – est un atout qui facilite l’entrée en relation et le partage interculturel. Cette approche originale et ludique face à autrui suscite la curiosité voire la fascination, elle génère l’imagination, l’émotion, le rire, l’émerveillement (la magie, à la fois art et jeu, est source d’émerveillement), etc. ; elle crée des connections et associations, elle invite au partage. En somme, l’humour et l’art sont des langages universels ; Val en témoigne : « Faire le clown reste notre meilleure façon de communiquer » (p.118).

L’incertitude et l’ambigüité fondent le jeu 
Dans une large perspective, en voyage, le terrain de jeu est celui d’autrui, celui de l’autre culture. Aussi, pour le voyageur en terre étrangère, jouer c’est, au-delà de l’alternative gagner ou perdre, se confronter aux règles de l’Autre et s’y adapter, c’est s’efforcer de les appréhender, mais également c’est jouer de ses différences et de celles de l’Autre pour en retirer un plaisir et un apprentissage. L’incertitude et l’ambigüité sont donc au cœur du jeu, comme au cœur de toute relation avec autrui ; elles guident le déroulement du jeu et son dénouement. Deux citations viennent appuyer cette idée. D’une part, Colas Duflo énonce :

Dans tout jeu, même dans ceux qui sont de pure habileté, le hasard intervient, sous la forme de l’imprévisibilité des forces des adversaires et dans des cas de figures que le jeu peut créer. L’incertitude est la composante fondamentale de tout jeu, c’est en elle que s’enracine le plaisir (Duflo, 1997, p.51).

D’autre part, Philippe Ariès et Jean-Claude Margolin ajoutent :

Si la première règle du jeu est l’existence d’une règle […], la seconde règle […] est que l’univers ludique est un univers parallèle. Il est "à l’écart" de la vie […] mais en même temps il est reproduction des règles de la vie. C’est pourquoi l’activité ludique est significative, joue sur le symbole et vaut comme "test" projectif. Si cette dualité n’existe pas, il n’y a pas de jeu possible […], l’ambiguïté en somme est la seconde règle du jeu. […]. S’il y a identification du jeu et de ce qu’il représente […], ce n’est plus un jeu, ou plutôt cela dévoile que le jeu n’en était pas un, puisqu’il est pris au sérieux. Si, inversement, il n’y a pas de possibilité d’implication, le jeu devient ennuyeux […] et de ce fait n’en est plus un. […]. C’est l’ambiguïté de cette situation qui définit le jeu, et caractérise son fonctionnement (Ariès et Margolin, 1982, p.247).

L’apprentissage par le jeu 
Par le jeu, en imaginant, improvisant et s’adaptant à l’Autre, le voyageur apprend de l’Autre et de lui-même. En effet, par la confrontation et le jeu relationnel, par l’adaptation à de nouvelles règles, à de nouveaux repères et codes culturels, à de nouveaux modes de vie, se développent la souplesse et l’ouverture d’esprit. Aussi, semble-t-il, plus le jeu est périlleux, risqué ou complexe, plus grand est l’écart culturel entre les acteurs, plus la relation sera intensément éprouvée, plus grand sera l’effort de décentration et d’adaptation, et ainsi plus grand sera l’apprentissage expérientiel ; en bref, dans ces circonstances, plus grande sera la valeur du voyage. En ce sens, convoquons une nouvelle fois Ariès et Margolin afin d’illustrer cet apprentissage par le jeu : « Le jeu […] est un langage symbolique, qui parle du corps, de la société, de l’univers visible et invisible, il est aussi […] une des principales méthodes d’aquisition par l’enfant et le jeune homme des connaissances matérielles et morales » (Ariès et Margolin, 1982, p.576). En d’autres mots, le jeu est au cœur de l’éducation à l’altérité.
Nous venons ici de présenter les données qui émergent de ce terrain d’enquête et nous nous apprêtons, dans quelques instants, à dévoiler les univers de sens qui se dégagent tant de celui-ci que de nos explorations théoriques ; avant cela, en guise de synthèse, nous reprendrons, dans le tableau ci-après, les catégories a priori et émergentes :

Tableau 4.2     Synthèse des catégories a priori et émergentes

Catégories a priori
Catégories émergentes

L’appel de l’inconnu, du voyage ;
L’envie et l’intention de départ,
la quête esthétique et philosophique.
______________________________

L’expérience du voyage, dans l’altérité ;
La rencontre ou l’épreuve de la relation,
avec la Nature, les individus, les idées.
______________________________

Les sensations, émois et émotions.
______________________________

Les apprentissages (l’acquis, le raisonné) ;
Les révélations (le donné, le sensible).


Le mystère et l’ambigüité.
______________________________

Le hasard et la synchronicité (l’acausalité) ;
Les indices et les signes (extérieurs) ;
L’intuition (intérieure).
______________________________

Le jeu (l’ambigüité et la magie)
de la relation.


Remarque d’importance : Nous constatons, au fil de l’analyse des récits de voyage, que toutes les catégories a priori se retrouvent contenues dans les témoignages des participants à l’enquête, qu’elles aient été explicitement énoncées, sous la forme de questions ouvertes, par le chercheur interviewer ou qu’elles aient spontanément été abordées par les voyageurs interviewés. En d’autres termes, les récits englobent l’ensemble des catégories a priori auxquelles s’ajoutent les données émergentes que nous venons de présenter.
Venons-en dès à présent aux univers de sens qui se dévoilent de cette recherche, c’est-à-dire ceux qui proviennent du croisement entre les fondements théoriques et les données qui résultent du terrain d’enquête.

4.4.3  Les univers de sens dévoilés, à la croisée de la  théorie et du terrain

Dans cette partie, nous présenterons les univers de sens dynamiques qui se dégagent des récits de voyage collectés et des cheminements des voyageurs. Avec l’aide du logiciel d’analyse qualitative Sémato, par le croisement des données collectées et l’analyse des réseaux sémantiques (décrits dans les appendices D et E), nous voyons émerger trois grands univers de sens, c’est-à-dire des configurations dynamiques par lesquelles du sens se crée chez le voyageur, par lesquelles celui-ci évolue, voire se transforme. Ci-après, au sein de la figure 4.3, ces univers de sens sont illustrés par des traits fléchés et numérotés (, , ƒ).
Ce schéma se présente sous la forme d’une onde de choc évoluant à partir d’un noyau qui est l’identité du voyageur (l’état d’avant le voyage). Chaque cercle, composant cette onde de choc, marque un passage entre deux états ou dimensions – de l’identité à l’altérité, du sensible à la raison – autrement dit un saut de liaison qui balise l’évolution du voyageur. Chaque cercle inclut et transcende son prédécesseur et cette onde se propage à l’infini, tout au long de l’existence. De plus, précisons que dans l’événement de la rencontre, identité, altérité, sensibilité et raison sont mises à l’épreuve ; cette figure dépeint donc le voyage de la conscience à travers la rencontre de l’Autre. Cette onde alimente son mouvement lorsque le voyageur se frotte à l’altérité, dès lors que celui-ci rencontre l’Autre (la Nature, les êtres humains, les idées ou essences spirituelles), dès lors qu’il l’éprouve d’une perception sensible et l’expérimente, ensuite par l’exercice de la raison. En effet, le rapport au monde est premièrement un rapport sensible, l’appel ressenti qui initie le voyage dans l’ailleurs en est un des indicateurs (dans un autre registre, le nouveau né commence par percevoir son environnement par l’usage de ses sens, c’est donc par ses facultés sensibles qu’il découvre l’Autre). Par conséquent, dans ce schéma, nous plaçons le sensible entre l’identité (de départ) et l’altérité, une altérité dont les formes et les figures sont perçues tout au long du voyage et qui parfois sont l’objet vers lequel le voyageur tente d’opérer une décentration.
Dès lors, nous exposerons tout d’abord 1) le processus d’évolution du voyageur, de la rencontre à l’émotion puis à l’apprentissage, ensuite 2) nous tenterons, au travers de cette recherche, d’articuler les notions d’altérité (intérieure et extérieure) et d’identité, autrement dit les notions de l’Autre et de Soi, et enfin 3) de concilier le sensible et la raison.


Figure 4.3  Les univers de sens qui se dévoilent de cette recherche

4.4.3.1  LE PROCESSUS RENCONTRE > ÉMOTION > APPRENTISSAGE

Ici, à la lumière des fondements théoriques de cette étude, nous nous efforcerons de révéler les liens de sens entre les données collectées.
Nous l’évoquions, à la toute fin du cadre théorique (p.43), a priori, d’une part, des rencontres et des épreuves surgissent des sensations et des émotions, d’autre part, de ces dernières, résultent des apprentissages et des révélations. Comme nous allons le voir, notre terrain d’enquête confirme ces liens de coordination.
Au sein du terrain d’enquête, chacune des expériences de voyage (présentées dans la partie 4.3) est structurée en trois points qui sont autant de catégories d’étude et d’analyse : 1) les rencontres et les épreuves, 2) les sensations et les émotions, 3) les apprentissages et les révélations. Les champs sémantiques qui définissent ces trois vastes catégories sont détaillés au sein de l’appendice D de cette présente recherche.
L’analyse des données contenues dans des récits de voyage, opérée par le biais du logiciel d’analyse qualitative Sémato, met en évidence des liens de sens par recoupement de champs sémantiques, entre le moment vécu, le sensible et le déploiement de la conscience.
Dépendamment des champs sémantiques identifiés et de la qualification textuelle réalisée par Sémato, nous observons que, pour les trois récits de voyages recueillis :
- sur un total de 89 réponses, 61 réponses revêtent des contenus relatifs à la catégorie « rencontres, épreuves », 72 à la catégorie « sensations, émotions » et 56 à la catégorie « apprentissages, révélations » ;
- 52 réponses sur un total de 89 réponses (19/34 pour Jean-Séb, pour 15/29 pour Val, 18/26 pour Bruno) contiennent des éléments signifiants, rattachés à la fois à la catégorie « rencontres, épreuves » et à la catégorie « sensations, émotions » ;
- enfin, 41 réponses sur un total de 89 réponses (14/34 pour Jean-Séb, 11/29 pour Val, 16/26 pour Bruno) contiennent des éléments signifiants, rattachés aux trois catégories suivantes : « rencontres, épreuves », « sensations, émotions » et « apprentissages, révélations ».
Ces quelques chiffres à l’appui sont à considérer à titre d’indicateurs. Ils soulignent les liens entre ces trois vastes champs sémantiques. De plus, nous constatons que, pour Bruno, comparativement à Jean-Séb et Val, davantage de ses rencontres ont suscité des émotions et des apprentissages, autrement dit, dans une plus large proportion, ses réponses illustrent ce processus. Dès lors, nous en venons à nous demander si Bruno n’a pas éprouvé plus intensément et plus pleinement ses rencontres ? Chaque rencontre étant unique et spécifique au voyageur, nous ne pouvons en juger d’une simple comparaison. Néanmoins, cette réflexion nous amène à porter notre regard sur l’intensité de l’événement de la rencontre, duquel surviennent l’émotion et l’apprentissage. En effet, certaines rencontres sont éprouvées plus intensément par le voyageur. Parmi elles, il apparaît que les rencontres véritables, au sens bubérien (concept définit au point 2.3), initient et alimentent le déroulement du processus Rencontre > Émotion > Apprentissage. Que ce soit Jean-Séb lorsqu’il fait la rencontre du professeur Sunil (p.82), Val lorsqu’il rencontre et contemple la vallée de Cappadoce (p.125) ou Bruno lorsqu’il s’immerge dans l’univers chamanique (p.162-163), chacune de ces rencontres véritables, parce qu’elle est pleinement vécue et intensément éprouvée par l’être intégral (par le voyageur), procure des sensations, des émotions voire des émerveillements desquels surviennent des apprentissages voire des révélations.
Également, l’analyse des trois récits soutient l’idée selon laquelle le voyage, amorcé et vécu dans une perspective esthétique et philosophique, rend propice l’événement de la rencontre véritable et le déroulement de ce processus d’évolution sensible puis raisonnée et spirituelle. En d’autres mots, le voyageur esthète et philosophe (tel que défini collectivement par Montaigne, Todorov, Dufrenne et Dagognet au point 2.1), de part ses deux facettes – la quête sensible et raisonnée – s’ouvre à un rapport au monde ou plutôt à un mode d’existence dans le voyage qui facilite le vécu de relations authentiques ainsi que le cheminement vers de plus vastes champs de perceptions et de connaissances, vers une conscience plus étendue des composantes – particularités (différences) et ressemblances – de l’Autre et de Soi.
Finalement, en toute situation de rencontre, la faculté de ressentir tant le monde que la sensation éprouvée, c’est-à-dire la faculté d’ouverture des perceptions sensorielles et extra-sensorielles vis-à-vis de l’Autre comme de soi, semble être la clé qui mène à l’apprentissage existentiel et à l’émancipation. En ce sens, l’expression de cette faculté sensible (le ressenti, l’intuition), qui implique le risque d’être déséquilibré voire tourmenté, altéré voire transformé, favorise le déploiement du processus Rencontre > Émotion > Apprentissage.

4.4.3.2  LE COUPLE D’INSÉPARABLES, ALTÉRITÉ ET IDENTITÉ 

Il est bien difficile de croiser les champs sémantiques de l’altérité et de l’identité, notamment dans la mesure où l’altérité est d’une part extérieure à l’être et d’autre part enfermée en lui. Au sein des récits de voyage, nous avons pu identifier des termes signifiants rattachés au concept d’altérité ; ils sont énoncés de manière non exhaustive dans l’appendice D. Quant à ceux rattachés à concept de l’identité, ils apparaissent contenus dans une dimension aux limites d’autant plus mouvantes et relatives dans la mesure où l’identité, au contact de l’altérité, est sujette à des altérations. C’est précisément cette dimension du soi dynamique que nous questionnons dans le cadre de cette présente recherche. Aussi, puisque la quête de soi est au cœur de cette étude, puisque l’identité du voyageur est mise à l’épreuve au sein de chaque rencontre avec l’Autre, alors elle (l’identité) s’exprime, de près ou de loin, dans chaque témoignage recueilli. Toutefois, de manière simplifiée, nous pourrions dire que ce qui définit l’identité du voyageur est ce qui n’est pas Autre que lui, tel qu’il se perçoit et tel qu’il est perçu par autrui ; nous reconnaissons ici l’existence d’une altérité intérieure.
Les voyageurs interviewés ont rencontré l’altérité de diverses manières, dans diverses conditions et sous diverses formes. Ils ont exploré, découvert et éprouvé 1) d’autres territoires, une diversité naturelle, 2) d’autres êtres humains, des cultures différentes, des modes de vie, de pensée et d’agir différents, 3) d’autres idées ou essences spirituelles, au-delà de celles qui étaient les leurs avant le départ. Autrement dit, au fil de leurs multiples rencontres avec l’Autre, ils ont pénétré les trois sphères de la relation décrites par Buber dans La vie en dialogue (1923).
À ce stade de la recherche, nous ne reviendrons pas spécifiquement sur les rencontres et épreuves qui jalonnent le voyage (elles sont présentées au point 4.3) ; par contre, nous nous efforcerons, à travers elles, d’apporter globalement des éléments de compréhension quant au lien fondamental entre l’identité et l’altérité, toutes deux éprouvées dans le voyage.
Au sein des récits de voyage, nous observons que, de la découverte de l’Autre proviennent un apprentissage existentiel et une émancipation personnelle. Succinctement, nous reprenons ci-après quelques expressions contenues dans les récits qui témoignent de ce mouvement. La découverte de l’« autre milieu naturel » (p.83), de l’« autre réalité » (p.84), des « autres cultures » (p.92), de l’« autre peuple » (p.97), de l’« autre œuvre de la création » (p.109), d’« autres sphères de vie » (p.137), d’« autres mondes » (p.163), etc., toutes ces découvertes de l’autre extérieur ou de l’autre intérieur[8] mènent à des altérations identitaires, à d’« autres possibilités » (p.83), d’« autres perspectives de vie » (p.83), à d’« autre[s] manière[s] de communiquer » (p.101), à un « autre rythme [de vie dans le voyage] » (p.120), à d’« autres angles [de vue] » (p.162), à d’« autres sens [ou sensibilités] » (p.168), à d’« autres perceptions » (p.168). De la sorte, nous comprenons que la relation à l’Autre et la reconnaissance de l’Autre conduisent l’individu à prendre conscience de lui-même[9], de son identité et de son altérité intérieure, puis à changer ; en d’autres mots, sous l’influence de l’Autre, celui-ci s’altère, il ne perd pas son identité, il la découvre et la construit.
Nous venons étudier l’expérience personnelle et individuelle d’un cas de figure de voyageur qui, porté par une quête identitaire et des intentions envers l’Autre, s’altère, change voire se transforme auprès de l’Autre et par le voyage. Aussi, chemin faisant, lors de chaque rencontre avec l’Autre, que ce soit avec la Nature, avec les individus ou avec les idées, l’identité est constamment mise à l’épreuve. Plus spécifiquement, immergé dans une autre réalité (celle du voyage), le voyageur confronte ses modes de perception, d’interprétation et d’expression (les langages verbaux et comportementaux, du corps et de l’esprit) à ceux d’autrui, à ceux de l’autre culture. Le Je se confronte au Tu (à l’autre extérieur) et l’éprouve, puis l’expérimente et l’intègre (intérieurement). Aussi, dans L’être et le néant, Sartre dit qu’ « autrui [l’Autre] est le médiateur indispensable entre moi et moi-même » (Sartre, 1943, p.260). En d’autres termes, le face-à-face avec l’Autre (extérieur) me renvoie à moi-même. L’effet initial de l’altérité se reporte du dehors dans le dedans et permet d’appréhender l’autre en soi. Pour se connaître, pour obtenir une quelconque vérité sur soi, il convient donc de passer par l’Autre ; c’est-à-dire que, par l’Autre, l’être gagne en objectivité sur lui-même, c’est-à-dire que le regard porté sur l’Autre renvoie de soi à soi-même. Ainsi, la confrontation à l’Autre confirme l’être dans son identité mouvante tout en lui faisant prendre conscience de son altérité irréductible. En ce sens, d’une vision de la communication restreinte aux relations interpersonnelles, Emmanuel Mounier soutient que « la personne […] n’existe que vers autrui, elle se connaît que par autrui, elle ne se trouve qu’en autrui » (Mounier, 1967, p.38). Dans le cadre de cette présente recherche, d’une vision de la communication étendue aux relations avec la Nature et avec les idées, nous remplacerons, dans cette citation de Mounier, le terme d’autrui par celui d’Autre, le second englobant le premier. De la sorte, dans cette large perspective, nous rejoindrons une nouvelle fois la pensée de Buber qui, dans Le chemin de l’homme (1948), nous enseigne que l’on apprend à se connaître et que l’on atteint la sagesse non en se détachant du monde – et donc de l’Autre – mais en s’en imprégnant profondément pour mieux le comprendre.
En somme, l’altérité (la relation avec l’Autre, avec la Nature, les individus, les idées) et l’altération représentent la clé de voûte de l’identité et de la conscience de soi ; c’est-à-dire que l’identité se construit dans l’altérité. D’une part, c’est à travers l’expérience de l’altérité (la rencontre de l’Autre) que se joue la reconnaissance du semblable et que se découvrent les différences ; d’autre part, c’est à travers elle que l’identité de l’être s’altère et se construit.

Le voyageur en marche vers une philosophie de l’être et de l’altérité
Nous observons que, pour chaque voyageur interviewé, au fil de ses rencontres, se construit une éthique puis s’élabore une philosophie sur des apprentissages éthiques. Par exemple, Bruno dit s’être enrichi d’une éthique de la liberté : « Seul à l’étranger, […] j’ai aussi compris ce qu’est la responsabilité de la liberté ; si tu veux une liberté tu en prends la responsabilité » (p.165), mais également d’une éthique de l’altérité : « C’est avant tout par l’autre que j’ai une éthique et souvent par la souffrance que me donne l’autre » (p.166).
D’un large regard sur les récits recueillis, nous remarquons que le voyageur esthète et philosophe, d’une perception sensible et d’une expérimentation raisonnée, acquiert une éthique, d’une part une éthique existentielle (de son existence) et, d’autre part une éthique relationnelle (de la relation à l’Autre), c’est-à-dire une éthique qui se déploie autant en soi que vers l’Autre (vers la Nature, les individus et les idées). Plus précisément, nous décelons, chez les voyageurs interviewés, la construction :
- d’une part, d’une éthique de l’être dans le sens d’une « éthique du sujet » qui, selon Michel Foucault, se fonde sur une herméneutique[10] de soi, vise la connaissance de soi et l’accomplissement de soi, autrement dit dans le sens d’une « esthétique de l’existence[11] » qui consiste en l’« élaboration de sa propre vie comme une œuvre d’art personnelle » (Foucault, 1994, p.731),
- et, d’autre part, d’une éthique de l’altérité, c’est-à-dire une éthique de la responsabilité d’autrui (au sens levinassien), une éthique de la communication interpersonnelle et interculturelle mais aussi, une éthique de la communication transpersonnelle (le respect de la Nature en est une des expressions). De cette éthique[12] de la relation à l’Autre se déploie une philosophie de l’altérité dont l’objet est davantage de chercher à reconnaître l’Autre qu’à le connaître. En ce sens, lorsqu’il traite de la philosophie de l’altérité, Fred Poché dit qu’ « Autrui [l’Autre] se tient toujours au-delà de l’image que je m’en fais […]. Il ne s’agit plus de connaître Autrui [l’Autre], mais de le reconnaître » (Poché, 2003, p.87).
Ainsi, la rencontre de l’Autre éprouvée et expérimentée, la reconnaissance et l’acceptation de l’altérité – naturelle, humaine, spirituelle – seraient, dans le voyage, l’œuvre suffisante à accomplir afin de satisfaire une quête de sens et d’identité, une quête à la fois esthétique et philosophique.

4.4.3.3  LA CONCILIATION ENTRE SENSIBILITÉ ET RAISON

« Si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit » (Rousseau, 1835, p.160)

Au cours de leurs parcours, chaque voyageur a confronté sa sensibilité et sa raison, d’une part à celles d’autrui, d’autre part, intérieurement, l’une envers l’autre. À cet effet, le poète et philosophe Friedrich Schiller, dans Les lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795), nous éclaire sur la division anthropologique, à savoir sur le partage de l’être humain entre la sensibilité et la raison. Fondant sa philosophie sur celle de Kant (1790), il nous dit que l’âme humaine se structure et se scinde en deux « natures » fondamentales[13] : « la nature sensible ou moi phénoménal, la nature raisonnable ou le moi absolu » (Schiller, 1943, p.6).
Avant d’investiguer les récits de voyage en considération des notions de sensibilité et de raison, il convient de préciser cette division. Tel que présenté ci-après dans le tableau 4.3, l’être humain, se présente d’abord à l’état de nature puis se construit en personne morale. À la fois physique et moral, il est soumis à une double législation : d’une part il est assujetti à la Nature (à la nécessité naturelle), aux sentiments, aux changements, à la multiplicité, d’autre part, il obéit à la loi qu’il s’est lui-même fixé et dont il a toujours conscience. En ce sens, Schiller précise que « l’homme physique » est égoïste et violent, « l’homme moral » libre et autonome (Schiller, 1943, p.81). Ces deux facultés ou forces de l’être humain, que Schiller nomme « tendances » (Triebe) formelle et sensible, ont chacune leur domaine distinct[14] et « épuisent [à elles deux] le concept d’humanité » (Schiller, 1943, p.175). Elles ne peuvent donc se subordonner unilatéralement l’une sur l’autre (mais peut-être qu’une subordination réciproque est possible) et il ne peut y avoir de troisième tendance originaire qui servirait d’intermédiaire entre elles. Dès lors, comment parvenir à réunifier ces deux tendances ? Comment réconcilier nature sensible (l’être physique) et nature raisonnable (l’être moral) ? Pour Schiller, cette antinomie entre la sensibilité et la raison ne peut être surmontée que par l’art (par le concept de pure beauté) et par le jeu. En effet, afin d’en finir avec la division de l’être humain, il conviendrait selon lui d’instaurer entre les tendances sensible et formelle un rapport de réciprocité ; Schiller appelle « tendance au jeu » le fruit de cette action combinée[15]. Cette tendance n’a donc pas d’existence à l’origine, elle résulte d’une déduction logique. C’est par le biais de cette tendance au jeu, telle que définie par Schiller, que nous mettrons en relation les notions de sensibilité et de raison au sein des récits de voyage collectés et que nous tenterons de les concilier. D’un regard englobant et d’une formulation synthétique, voici comment le philosophe Colas Duflo (Le jeu, 1997) exprime cette division anthropologique :

Tableau 4.3     L’homme divisé selon Les lettres sur l’éducation esthétique de l’homme

PERSONNE
ÉTAT
moi
permanence
existence absolue
liberté
raison
activité [de la pensée]
exigence de forme absolue
tendance formelle
déterminations
changements
existence dans le temps
dépendance
sensibilité
passivité [de la pensée]
exigence de réalité absolue
tendance sensible et matérielle

(Duflo, 1997, p.98).

Suite à cette mise en contexte exposant la division de l’humain entre sensibilité et raison, revenons dès à présent sur les récits de voyage. Au-delà d’un rationalisme occidental (tel que fondé par Aristote) personnifié par les trois voyageurs interviewés, parfois l’envie et l’émotion envahissent l’individu au détriment de la raison.
Des contenus du récit de Jean-Séb illustrent ce cas de figure où le sensible domine la raison. En Chine, à la recherche d’un endroit où dormir, Jean-Séb embarque spontanément dans le véhicule d’un inconnu qui lui dit connaître un hôtel. Dans la nuit noire, alors que ce dernier, de bonne intention, l’emmène à travers la campagne vers un hôtel, Jean-Séb se sent pris au piège et même apeuré. En cette situation, il avoue que son envie de trouver un hôtel bon marché lui à fait prendre des risques déraisonnables (p.90). Puis, en Inde, dans l’effervescence de la foule, il réagit violement face à un individu qui lui agrippe le bras ; ce dernier venait lui réclamer de payer la boisson qu’il avait consommée quelques minutes auparavant ; manifestement, ici, Jean-Séb était en tort et malgré tout il s’est emporté (p.91). Une autre fois, toujours en Inde, se confrontent sensibilité et raison : « comment ne pas être agressé par ce klaxon qui pourtant exprime l’intention du chauffeur de me signaler sa présence par souci de sécurité […]. C’est un combat entre ce que je sais et ce que je sens » (p.99). Enfin, face aux sollicitations qu’il éprouve au fil du voyage, il dira : « Jusqu’à la fin du voyage, je reste frustré par le harcèlement, même si je comprends mieux que cette frustration ne devrait pas être » (p.92) ; ici encore l’émotion subordonne la raison.
Au regard de ces quelques situations, « la tendance sensible domine la tendance formelle [la raison], on obtient l’homme sauvage, passionnel, barbare, plus animal que véritablement humain » (Duflo, 1997, p.105). Néanmoins, à l’inverse, d’autres fois, la raison l’emporte sur l’émotion, autrement dit « la tendance formelle domine la tendance sensible, on obtient l’homme moral épris de vérité et de justice » (Duflo, 1997, p.105). Un passage du récit de Val illustre ce second cas de figure (p.132). En Albanie, victimes d’une agression, Val et son compagnon de route se font kidnapper leurs vélos et leurs affaires personnelles dont leurs carnets de voyage qui, comme ils le disent, « sont des choses qui nous tenaient à cœur ». En ce contexte, alors qu’ils auraient pu réagir avec vigueur face à leurs agresseurs, ils choisissent d’abandonner leurs vélos et de recourir à l’aide de la police ; ce choix apparaît donc plus raisonné (et raisonnable) que sensible (impulsif et émotionnel). Duflo exprimera synthétiquement ces deux mouvements de domination qui témoignent de la division anthropologique : « Lorsque l’on désire, on assujettit sa raison à sa nature [à sa sensibilité]. Lorsque l’on respecte, on assujettit sa nature [à sa sensibilité] à sa raison » (Duflo, 1997, p.111).
De plus, en Égypte, Jean-Séb trouve en l’humour – et par extension dans le jeu – une « solution universelle » : 

Je change mon approche face à la sollicitation, j’y réponds par l’humour. Je préserve ainsi mon bonheur d’être ici plutôt que de vivre l’expérience comme un combat. Les guides semblent apprécier également. Pour la première fois dans ce voyage, j’ai l’impression d’avoir trouvé une solution universelle à ce qui a été ma plus grande difficulté (p.101).

Cet extrait révèle une qualité du jeu, celle de faire passer, « telle cette ruse bénéfique qu’est le sucre autour de la pilule » (Duflo, 1997, p.110). Dans ses lettres, Schiller évoque cette qualité sur un plan politique : « L’austérité de tes principes les [le peuple] fera fuir loin de toi ; mais ils les supporteront sous forme de jeu » (Schiller, 1943, p.141).
Dans son cheminement de voyageur, nous constatons que Jean-Séb éveille sa tendance au jeu – son esprit joueur – et gagne en sensibilité, c’est-à-dire que, dans une certaine mesure, il parvient – du moins en certaines situations – à estomper la domination de sa nature raisonnable sur sa nature sensible. Il en témoigne : « Étant quelqu’un de rigoureux et d’assez rigide, […] par le voyage, je suis devenu moins rationnel. […]. À force d’avoir multiplié les nouvelles rencontres […], on dirait qu’aujourd’hui je suis devenu plus sensible aux autres » (p.102).
Enfin, comme nous avons pu l’observer à travers le récit de Val, les mimes, les prestations de clowns, de jonglage et les tours de magie affirment une tendance au jeu personnifiée en ce voyageur et qui se déploie dans ses relations à autrui. Dès lors, si c’est, d’une part, par la raison – par l’intention de réaliser des spectacles de clowns et par la préparation de ceux-ci dans le but de les présenter à autrui – que se créent ces rencontres et qu’émerge le jeu dans la relation, d’autre part, c’est la sensibilité qui guide le déroulement de la relation à l’Autre, qui la fait vivre d’intensité et qui contribue à la construire ; ensuite, le moment vécu pourra être raisonné, expérimenté et des apprentissages pourront en découler.
Revenons-en maintenant sur la pensée de Schiller afin de préciser les caractéristiques du jeu et de montrer comment ce dernier intervient dans une conception unificatrice de l’être. Comme nous l’évoquions précédemment, la tendance au jeu, fruit de la collaboration des tendances sensible et formelle, serait la solution au problème de la division anthropologique. Pour Schiller, l’objet de cette tendance au jeu, c’est-à-dire « l’objet commun aux deux tendances » (Schiller, 1943, p.201) serait, au sens le plus large du mot, la beauté comprise comme « forme vivante[16] ». En effet, l’expérience du beau, comme coopération harmonieuse de ces deux tendances fondamentales, permettrait la constitution de l’être humain total[17], libre tant physiquement que moralement, libre dans sa sensibilité et sensible dans sa liberté, autrement dit « délivré, dans l’ordre de la nature comme dans celui de la morale, de tout ce qui s’appelle contrainte » (Schiller, 1943, p.351). Dans cette conception, la tendance au jeu est alors signe d’humanité et de liberté dans une légalité.
Dans la philosophie de Schiller, « le jeu est [ainsi] considéré comme vecteur d’harmonie, donc de beauté et d’équilibre, tant pour le physique que pour le spirituel en l’homme » (Duflo, 1997, p.110). En ce sens, seul l’être humain conçu comme totalité – un être à la fois sensible, raisonné et spirituel –  et qui joue librement, développe la beauté. Aussi, l’amour, dans le sens d’une coopération harmonieuse – en soi, mais aussi fondamentalement vis-à-vis d’autrui[18] – est synonyme de jeu ; autrement dit, dans les mots de Schiller, « aimer, c’est […] jouer à la fois avec notre inclinaison [notre sensibilité] et avec notre estime [notre raison] » (Schiller, 1943, p.193).

En somme, au-delà d’une conception dualiste de l’être humain partagé entre deux tendances, l’une sensible et l’autre raisonnable (nous pourrions tout autant les nommer tendance esthétique et tendance philosophique), il apparaît qu’un individu (un voyageur), libéré de toute contrainte, parvenant à concilier par le jeu – autrement dit par un esprit joueur, par une pensée ludique – ces deux tendances fondamentales et laissant libre court à leurs expressions dans leurs propres champs d’action réciproques, vit et se dispose à vivre des relations véritables (pleines et intenses, au sens bubérien), il tend vers l’intégralité de son être et vers son émancipation.

Comme nous venons de le voir dans cette partie (4.4), l’exploration des données émergentes que sont le mystère, l’ambigüité, le hasard, la synchronicité, mais aussi la perception sensible des indices (extérieurs) et de l’intuition (intérieure) et tout particulièrement le jeu, dévoilent la primordialité sensible du vivant et de l’évolution, les liens fondamentaux entre sensibilité et raison, entre esthétique et philosophie, et contribuent à définir une conception de l’être humain entier et unifié, sensible, raisonné et spirituel. Également, d’un large regard spirituel, ces données émergentes donnent à comprendre comment le voyageur apprend sur l’Autre et sur lui-même, comment il s’émancipe et s’éveille notamment au travers de rencontres véritables. Aussi, ces dernières semblent survenir de la coordination harmonieuse – par le jeu – des tendances sensible et raisonnable, voire, possiblement, du concours d’une autre Idée fondamentale et transcendantale. Cette Idée que l’on a pourtant coutume de banaliser – par ignorance, par manque d’imagination, par crainte de l’étrange et de l’inconnu – et, d’une interprétation faible, de simplement traduire par les expressions de « faits de hasard », d’« événements magiques », de « coïncidences », serait finalement celle de la spiritualité, une spiritualité venant transcender, intensifier et vitaliser le vécu des rencontres, venant englober et pénétrer l’existence du voyageur. Dès lors, en considération de cette intuition, dans la dernière partie de ce mémoire, nous convoquerons la pensée du philosophe spirituel Ken Wilber afin d’étudier l’évolution de la conscience et le déploiement de l’esprit du voyageur esthète et philosophe.

4.5  L’évolution de la conscience à travers le voyage

Dans cette dernière partie, en raison de la complexité du phénomène étudié – dont notre vaste exploration tant théorique que pratique révèle un éclatement en diverses dimensions philosophiques, esthétiques, communicationnelles, intimes, universelles – nous ferons appel à l’éclairage utile qu’offre le cadre de pensée de Ken Wilber. En effet, le modèle intégral élaboré par ce dernier synthétise l’essence de tout ce qui a émergé ; il permet d’englober le tout et de mieux comprendre les liens entre les parties qui composent ce tout. En cela, cette vision spirituelle et intégrale vient transcender les résultats de notre recherche.
En d’autres termes, afin de tenter de donner du sens aux récits de voyage collectés et à la quête de soi dans l’altérité, afin de mieux cerner l’identité du voyageur esthète et philosophe, nous allons maintenant dévoiler, par l’intégration des contenus émergents et significatifs au sein du modèle intégral de Wilber, ce qu’il y a à comprendre et à retenir de tout ce qui précède, c’est-à-dire l’essence de cette présente recherche.
Tout d’abord, nous présenterons le modèle intégral de Wilber. Ensuite, nous interprèterons séparément les contenus des trois récits en termes de cheminement parcouru et d’évolution de la conscience. Enfin, dans un dernier temps, nous regrouperons et dégagerons l’essentiel des trois parcours, c’est-à-dire ce qui relève des catégories émergentes et des univers de sens dévoilés dans l’entreprise de cette recherche, et plus largement, le fond commun en termes d’expérience esthétique et philosophique du voyage.

4.5.1  Le modèle intégral de Wilber comme grille d’interprétation

4.5.1.1  LA PERTINENCE DU MODÈLE DE WILBER              

Dans cette section, sera justifiée la pertinence – et la nécessité selon nous – d’appliquer la vision évolutionniste et intégrale de Wilber au phénomène que nous étudions. En effet, le modèle intégral de développement humain dont il est l’auteur éclaire et donne du sens aux données collectées lors du terrain d’enquête. Notre interprétation vient, à ce stade, s’enrichir d’un cadre conceptuel et intégrateur aidant ainsi à l’objectivation de nos premières observations et analyses. Nous sollicitons donc son essentielle contribution afin d’apprécier de quelle manière s’est opéré le déploiement de la conscience des voyageurs.
Le voyage, dans notre cas esthétique et philosophique, permet l’évolution de la conscience. Au travers des rencontres, des interactions, des épreuves qui jalonnent le parcours du voyageur esthète et philosophe, ce dernier évolue ; il vit des translations voire des transformations authentiques[19]. Dès lors, comment suivre son parcours, les méandres de son évolution ? Relater simplement ses récits ne permet pas de situer sa trajectoire au fil de ses découvertes et de ses apprentissages. Pour y parvenir, il devient utile de se doter d’une toile de fond, d’une grille de lecture permettant de révéler les cheminements de chaque voyageur. Aussi, nous envisageons de transposer les nouveaux états de conscience atteints, les apprentissages, révélations et transformations, et plus largement les résultats du terrain d’enquête au sein du modèle théorique de développement humain de Wilber[20].

[Wilber y expose] une vision cohérente qui rend honneur aux vérités d’une vaste gamme de domaines disparates et qui les incorpore : vérités de la physique et de la biologie, des sciences sociales et systémiques, des arts et de l’esthétique, de la psychologie du développement et du mysticisme contemplatif ainsi que celles de mouvements philosophiques opposés, allant du néoplatonisme au modernisme, de l’idéalisme au postmodernisme (Tony Schwartz, cité dans : Wilber, 1997a, p.17). 

Wilber soutient l’idée selon laquelle le développement humain se déploie par stades spécifiques qui vont au-delà de ceux que la psychologie occidentale reconnaît ordinairement : « Ce n’est qu’en parvenant à traverser successivement chaque stade de développement […] qu’il est possible de développer d’abord un sentiment d’individualité sain et, ultimement, de faire l’expérience d’une identité plus vaste » (Wilber, 1997a, p.15). Ce modèle, dans la lignée des grandes traditions spirituelles et approches non duelles (le bouddhisme, les théories de l’évolution de Schelling, Hegel, Aurobindo, etc.), vise à intégrer deux visions du monde très différentes : l’Ascendant[21] et le Descendant[22], alors que « le monde moderne et postmoderne est gouverné presque entièrement par une conception purement descendue » (Wilber, 1997a, p.36-38). En d’autres mots, il tend d’ « équilibrer à la fois la transcendance et l’immanence, l’Un et le Multiple, la Vacuité et la Forme […], le Ciel et la Terre » (Wilber, 1997a, p.39).
Ainsi, ce modèle intègre, englobe, transcende. Dans le cadre de cette présente recherche, il en réunit les éléments essentiels, autrement dit il en dévoile l’essence.

4.5.1.2  LES QUATRE QUADRANTS DU KOSMOS[23]

Selon Wilber, une compréhension intégrale (holistique) de la conscience humaine doit au moins inclure les dimensions extérieures et intérieures d’un « holon[24] », aussi bien dans leurs manifestations individuelles que collectives. Ce modèle à quatre quadrants – composés de quatre territoires, de quatre types distincts (mais interreliés) d’holarchies – constitue le principe directeur du travail de Wilber.
Tel que nous pouvons l’observer au sein des figures 4.4 et 4.6 (pages 213 et 218), ces quatre quadrants sont l’intérieur et l’extérieur de l’individu et du collectif. Wilber les nomme Intérieur/Individuel ou intentionnel, Intérieur/Collectif ou culturel, Extérieur/Individuel ou comportemental et Extérieur/Collectif ou social. Les deux premiers quadrants forment le sentier de gauche, c’est-à-dire la dimension subjective (l’herméneutique) et les deux autres, le sentier de droite, c’est-à-dire la dimension objective (l’empirique). La culture occidentale tend à accorder trop de poids aux quadrants droits (la science cérébrale, la sociologie) et néglige les quadrants gauches (l’introspection, la culture humaine). Le modèle intégral de conscience redresse ce déséquilibre en précisant l’importance des quadrants gauches.
Une façon de comprendre le modèle à quatre quadrants est de considérer le quadrant supérieur-gauche comme primaire et les trois autres quadrants comme les différentes façons dont la conscience humaine individuelle est conditionnée par le cerveau matériel, par les influences culturelles et par les structures sociales. Si nous considérons le quadrant supérieur-gauche, c’est-à-dire celui nommé intentionnel, en son sein se dessine une holarchie selon laquelle chaque niveau de conscience transcende et inclut son prédécesseur. Wilber illustre cette holarchie en donnant quelques exemples, du stade le moins inclusif au plus inclusif : préhension < irritabilité < sensation < perception < impulsion < émotion < symboles < concepts, etc. (la figure 4.5, page 216, détaille cette holarchie). De la sorte, s’articulent et se déploient de nouvelles visions du monde, de nouveaux états de conscience.
Pour les besoins de cette recherche, nous porterons tout particulièrement notre attention sur le quadrant supérieur-gauche – soit celui de l’intentionnalité, de la conscience subjective ou intérieure – mais considèrerons également les trois autres quadrants, c’est-à-dire les cadres comportemental, culturel et social. En effet, ces derniers demeurent inéluctablement en rapport avec le développement de la conscience individuelle et l’influencent fondamentalement. Autrement dit, les quatre quadrants interagissent les uns avec les autres, ils « sont tout interreliés […] tous mutuellement déterminants […] tous causent et sont causés par les autres quadrants » (Wilber, 1997a, p.122) : une étape donnée du développement individuel sera reflétée dans une étape du développement neurologique (comportemental), dans une étape du développement culturel et dans une étape du développement social. Aussi, puisque la « prétendue "pensée individuelle" possède en réalité au moins ces quatre facettes [ou points cardinaux du Kosmos] » (Wilber, 1997a, p.122), puisque l’Esprit-en-action se manifeste en chacun d’eux, alors, afin de mieux comprendre l’évolution de la conscience des voyageurs interviewés, nous investiguerons pour chacun d’eux, les quatre dimensions que sont l’intentionnel, le comportemental, le culturel et le social – telles qu’elles ont été explorées, éprouvées et expérimentées – et nous nous efforcerons d’apprécier le degré d’adéquation entre elles.


Figure 4.4     Les quatre quadrants du Kosmos (Wilber, 1997a).

4.5.1.3  LE DÉVELOPPEMENT STRUCTUREL DE LA CONSCIENCE

Nous nous proposons d’étudier l’évolution de la conscience du voyageur esthète et philosophe en prenant pour référence la trame exposée par Wilber. Ici, nous porterons notre regard plus spécifiquement sur le quadrant supérieur-gauche, celui du JE, tout en considérant les liens fondamentaux avec les trois autres quadrants (NOUS, IL, ILS).
Le modèle de Wilber se compose de trois étapes prépersonnelles (1, 2, 3 : étapes précoces de développement), de trois étapes personnelles (4, 5, 6 : étapes intermédiaires de croissance ou égotiques) et de quatre étapes transpersonnelles (7, 8, 9, 10 : étapes transégotiques, étapes du développement superconscient), soit un modèle de développement humain en dix niveaux que nous détaillons ci-après au sein de figure 4.5.
À chaque nouveau stade, chaque nouvelle vision du monde, qui émerge et se développe, transcende et inclut les visions du monde précédentes. En d’autres termes, « c’est une holarchie d’actualisation, dont chaque stade se déploie et enclot ses prédécesseurs comme dans une série d’emboîtements successifs » (Wilber, 1997a, p.195). Wilber appelle le grimpeur, la personne qui gravit l’échelle de l’expansion de la conscience et qui, à chaque nouveau barreau, accède à une vision différente de soi (obtention d’un type d’identité du moi différent) et des autres. Chaque niveau est un point charnière qui implique le processus crucial de fusion, de différenciation et d’intégration du niveau plus élevé. Mais, comment passe-t-on d’un niveau à un autre ? Bien que l’interprétation (par le chercheur) du passage d’un état à un autre (chez le voyageur interviewé) soit subjective et retranscrite intuitivement, elle obéit néanmoins à des règles. Il s’agit de ne pas amalgamer la prise de conscience superficielle avec la pleine intégration d’une nouvelle vision du monde qui peut être transformation authentique. Entre l’apparition éphémère d’une vision nouvelle et la révélation qui devient incarnation, s’étend ici une marge qui doit être éprouvée ; autrement dit, l’individu doit habiter dans cet écart pour atteindre un nouveau mode de conscience, pour parvenir à un niveau plus élevé. Ici, il est question de ne pas confondre la phénoménologie et l’ontologie, de ne pas convertir la première en la seconde. En ce sens, Wilber soutient que l’on peut avoir une expérience spirituelle à presque n’importe quel stade de la croissance :

[On peut] accéder momentanément aux dimensions supérieures dans diverses conditions – moments d’exaltation, de passion sexuelle, de stress, rêve éveillé, états induits par des drogues ou même durant des épisodes psychotiques […]. Cela peut changer profondément sa vie et l’ouvrir à de nouveaux modes de conscience. Et peut-être que cela peut amener une véritable transformation (Wilber, 1997a, p.206-207).

Il précise cependant que, même si l’évolution peut être accélérée, elle ne peut fondamentalement pas être escamotée. Selon Aurobindo : « L’évolution spirituelle obéit à la logique des déploiements successifs ; elle ne peut faire un nouveau pas majeur et décisif que si le pas majeur principal a été suffisamment conquis » (Wilber, 1997a, p.206).
Aussi, lors des entrevues, nous nous sommes efforcés de relever et d’approfondir les prises de conscience du voyageur, qu’elles soient survenues lors du voyage ou qu’elles aient émergé au cours du face-à-face entre le chercheur et l’interviewé. Dans les discours, les expressions telles que « J’ai réalisé que… », « J’ai pris conscience de… », « J’ai été émerveillé par … », « J’ai changé… », « J’ai eu une révélation… », etc. sont autant d’indices verbaux relatifs à des prises de conscience. Nous avons demandé au voyageur de préciser ses prises de conscience afin de comprendre si elles se déployaient en de nouveaux modes de conscience, afin de comprendre si, au-delà des apparences et des impressions, une véritable évolution de la conscience – voire une transformation radicale et authentique – s’était effectivement opérée (notons que cela n’a pu être observable et vérifiable qu’au niveau du discours de l’interviewé). En effet, selon Wilber, « le développement cognitif est nécessaire mais pas suffisant pour le développement moral » (Wilber, 1997a, p.209). Ainsi, il convient de vivre pleinement et de se déployer moralement dans un nouveau stade – dans un nouvel état de conscience – pour l’intégrer, pour qu’il y ait finalement une véritablement translation ou une transformation authentique.  
C’est donc à travers ce modèle en neuf niveaux qui structurent l’évolution de la conscience que nous allons interpréter le développement personnel – voire la transformation intérieure – du voyageur esthète et philosophe.


Figure 4.5     Les structures fondamentales de la conscience (Wilber, 1997a).

En somme, le modèle intégral de Wilber, tel que nous le présenterons ci-après (figure 4.6, p.218), guidera notre interprétation des parcours de voyageurs. Cette figure décrit synthétiquement les quatre dimensions de l’être humain (plus largement, les quatre quadrants d’un holon) et leurs composantes :
- JE : L’INTENTIONNEL, LE SUBJECTIF,
- IL : Le COMPORTEMENTAL, L’OBJECTIF,
- NOUS : Le CULTUREL, L’INTERSUBJECTIF,
- ILS : Le SOCIAL, L’INTEROBJECTIF.
Nous porterons donc notre regard sur l’évolution de la conscience du voyageur (JE), une conscience qui, d’une part, s’exprime par des actions mentales et comportementales (IL), et s’opère dans des cadres culturels (NOUS) et sociaux (ILS), d’autre part, qui est influencée par ces mêmes – ou d’autres (selon le contexte considéré et l’angle de vue) – actions mentales et comportementales, cadres culturels et sociaux.
En ce sens, nous apprécierons l’adéquation du déploiement de la conscience avec les dimensions comportementales, culturelles et sociales de l’individu ; car – et c’est cela que nous essayerons de découvrir – en cette dynamique intégrale, se révèle, selon nous et intuitivement, le vécu authentique et émancipatoire du voyageur, car en cette dynamique, réside, au-delà du relativisme de l’expérience singulière, la valeur existentielle et universelle[25] du voyage, et donc, en ce qui à trait à cette présente recherche, la valeur de l’existence du voyageur esthète et philosophe.


Figure 4.6         Le modèle intégral d’évolution de la conscience (Wilber, 1997a).

4.5.2  L’aventure de la conscience des voyageurs

C’est au sein de ce modèle intégral d’évolution de la conscience que nous interprèterons donc l’expérience du voyageur esthète philosophe. En effet, dans le voyage, dans de nouveaux cadres culturels et sociaux, chemin faisant, la conscience de l’individu évolue. En ce sens, ce dernier met à l’épreuve – dans le voyage et au fil de ses rencontres avec l’Autre – ses modes de perception (sensorielle et extrasensorielle) et d’interprétation (le sentier de gauche du modèle de Wilber), ses modes d’expression et de conduite (le sentier de droite), et ainsi sa conscience évolue. Elle évolue de manière d’autant plus harmonieuse et s’élève dès lors que les quatre quadrants sont explorés, éprouvés et expérimentés, dès lors qu’il y a prise de conscience des interactions entre ces quatre quadrants et concordance de leurs déploiements. En d’autres mots, le voyageur parvient à une vérité plus universelle sur le monde et sur lui-même dès lors que, d’une démarche authentique – sincère, vrai, intègre, crédible – il y a adéquation comportementale, culturelle et fonctionnelle avec le développement de sa conscience.
Face à une expérience humaine, telle que celle que nous étudions, premièrement, il est ardu d’apprécier le chemin parcouru par chaque individu au sein des quatre quadrants, autrement dit de retranscrire concrètement l’étendue et la profondeur de ces déploiements au sein d’une matrice qui, bien qu’intégrale, se définie par des limites. Deuxièmement, il est difficile de juger de l’adéquation entre les quatre quadrants, c’est-à-dire entre l’intentionnel (l’évolution de la conscience), le comportemental (les vérités propositionnelles), le culturel (la compréhension mutuelle, la légitimité) et le social (des corrélats objectifs dans le système social global). En effet, le contenu d’un récit de voyage n’est qu’une part du voyage réalisé, une part exprimée par le sujet et ensuite réinterprétée par le chercheur. Dès lors, d’un regard englobant et distancé porté sur les récits recueillis, notre jugement de l’évolution de la conscience des voyageurs, au travers du modèle de Wilber, demeure subjectif et donc à relativiser. Aussi, dans les figures 4.7, 4.8 et 4.9, les zones grisées reflètent intuitivement ces évolutions expérientielles : nous nous sommes efforcés de refléter au mieux – selon nos perceptions et nos interprétations, elles-mêmes transposées au sein du modèle (ou cadre interprétatif) de Wilber – le déploiement de la conscience au fil du voyage, un déploiement qui, rappelons-le une nouvelle fois, se réalise au travers des quatre quadrants. 
Dès lors, quels sont les niveaux de conscience explorés, traversés et atteints par les voyageurs ? Dans le voyage, les niveaux quatre et cinq du développement de la conscience ( l’état sociocentrique et l’état ethnocentrique/mondocentrique[26]) ont notamment été éprouvés dans la mesure où c’est à ces stades que l’individu respectivement « apprend à assumer le rôle de l’autre » (Wilber, 1997a, p.235) et, d’une réflexion critique, étudie les possibilités en termes de vision du monde, de modes d’existence – celles et ceux des autres cultures – et peut en imaginer d’autres, d’autres que celles et ceux découverts, et surtout d’autres que les siens. En d’autres mots, le voyage est, en ces stades, expérience de la décentration, réflexion sur le monde et introspection, c’est-à-dire réflexion sur soi et sur sa propre réflexion. Par le voyage, le voyageur se libère de sa propre – et parfois sa seule – perspective, de ses propres manières de percevoir et d’interpréter, d’une vision du monde restreinte. Il s’ouvre à celles des autres cultures, les reconnaît, il peut, au passage, en accepter des éléments d’une autre et les adopter ; autrement dit, il élargit sa vision du monde et parfois change radicalement de perspective ; c’est-à-dire que, dans un sens large, il change de paradigme personnel : l’identité du moi, le sens moral, les besoins et envies du moi évoluent.
Au stade six, celui de la logique-visionnaire , stade jusqu’auquel sont parvenus les trois voyageurs, il y a intégration et transcendance de tous les niveaux qui lui sont inférieurs, c’est-à-dire des stades prépersonnels et personnels, ceux relatifs au corps ( sensations, perceptions, impulsions, émotions) et ceux relatif au mental (ƒ représentation, symbolisation, conceptualisation, opérationnalisation de la pensée selon des règles concrètes, raisonnement hypothétique, réflexivité, conscience du soi). C’est tout particulièrement à ce niveau , par l’intégration de diverses perspectives existentielles devenues relatives et interdépendantes, que se confrontent la raison (le mental) et la sensibilité (le corps) ; c’est à ce niveau que le voyageur esthète et philosophe peut être angoissé et désorienté, qu’il peut éprouver une crise existentielle, qu’il peut se perdre sans une « folle liberté aperspective » (Wilber, 1997a, p.258). En bref, à ce stade, après avoir exploré tout ce que le domaine personnel pouvait offrir, devenu plus complexe, il peut se retrouver insatisfait et désespéré, tout à la fois « intégré, autonome et misérable » (Wilber, 1997a, p.262).
Ensuite, le niveau sept, celui du psychique , a également été conquis par chacun des voyageurs, plus ou moins selon les cas. À ce stade, l’individu (le voyageur) fait l’expérience (psychique) de l’ « Âme du Monde » (Wilber, 1997a, p.271), il prend conscience que la Nature fait partie de lui. De tout son être, il contemple, il s’émerveille, il ne fait plus qu’un avec la Nature. Wilber nous décrit cette première étape transpersonnelle et nous donne une illustration concrète d’expérience psychique :

Au niveau psychique, une personne peut temporairement dissoudre le sentiment d’un moi séparé (l’ego ou le centaure) et se découvrir une identité avec le monde grossier ou sensorimoteur en son entier – c’est ce qu’on appelle le mysticisme[27] de la nature. Vous faites une belle promenade dans la nature, la conscience calme et l’humeur expansive, vous regardez une belle montagne et vlan ! Soudain il n’y a plus personne qui regarde, il n’y a que la montagne – et vous êtes la montagne. Vous n’êtes pas "ici en dedans" en train de regarder la montagne "là-bas dehors". Il n’y a que la montagne et elle semble se voir elle-même, ou vous semblez la voir de l’intérieur. La montagne est plus proche de vous que votre propre peau. Peu importe comment on l’exprime, il n’y a pas de séparation entre le sujet et l’objet, entre vous et le monde naturel tout entier, "là-bas dehors". Intérieur et extérieur n’ont plus aucun sens (Wilber, 1997a, p.271).

Enfin, le niveau huit, celui du subtil ˆ, a également été conquis par un voyageur. Ce stade du développement transpersonnel implique un face-à-face avec le Divin, une « union avec Dieu, quelque soit le nom qu’on lui donne […] une union plus profonde avec des dimensions plus subtiles » (Wilber, 1997a, p.282). D’une attitude contemplative et méditative, l’individu vit une révélation, une expérience subtile d’illumination intérieure à laquelle il y apporte des interprétations, non plus sensibles ou rationnelles, mais plus subtiles. Ici, de la Vacuité, émergent des états de béatitude, des états affectifs expansifs d’amour et de compassion, …, en bref, des Formes archétypales ou schèmes originaux dont dépendent toutes les manifestations :

Il y a une lumière dont toutes les lumières inférieures ne sont que de pâles ombres, il y a une Béatitude dont toutes les joies inférieures ne sont que des copies anémiques, il y a une Conscience dont toutes les cognitions inférieures ne sont que de simples reflets, il y a un Son primordial dont tous les sons inférieurs ne sont que de faibles échos. Ce sont là les véritables archétypes (Wilber, 1997a, p.289-290).

Dans le cadre de cette recherche, nous n’irons pas plus loin dans la description des stades de l’évolution de la conscience dans la mesure où les niveaux transpersonnels neuf et dix – c’est-à-dire les hautes sphères de la spiritualité, celles du causal et du non duel Š – ne semblent pas avoir été atteintes par les trois voyageurs interviewés.
            
Dans leurs voyages, Jean-Séb et Val ont cheminé longuement, ont découvert de multiples cultures et ont confronté leurs vision du monde, modes de pensée et d’agir. Aussi, leur conscience s’est déployée jusqu’au niveau six – soit le niveau existentiel, celui de la logique-visionnaire – et parfois, en quelques situations, ils ont effleuré le niveau sept, celui du psychique. Bruno, quant à lui, a élevé sa conscience jusqu’aux niveaux sept et huit, ceux du psychique et du subtil ; il a vécu des expériences révélatrices et un éveil spirituel, sa quête spirituelle et son expérience chamanique l’y ont conduit.
Ce sont ces évolutions de la conscience à travers le voyage que nous allons synthétiquement retranscrire au fil des prochains paragraphes et que nous allons intégrer et circonscrire au sein des trois prochaines figures, des figures à quatre quadrants qui sont autant de schémas de développement personnel.

4.5.2.1  L’ÉVOLUTION DE JEAN-SÉB

Au sein des quatre quadrants sont décrits les contenus et formes du voyage qui traitent de l’évolution de Jean-Séb en termes de développement personnel (intérieur et individuel), comportemental, culturel et social.
Comme nous le constatons ci-après dans la figure 4.7 (page 224), le niveau six, celui de la logique-visionnaire, a été conquis et longuement éprouvé. Jean-Séb a profondément vécu et voyagé en ce stade – ou en cet espace – existentiel, au sein de multiples univers naturels, culturels, de pensée (spirituels). Plus spécifiquement, en ce stade, il est entré en relation avec d’autres porteurs de cultures, intentionnellement ou non (par hasard). Auprès d’eux, il a découvert des morales et des éthiques de vie différentes, il a observé leurs modes d’existence et de pensée puis, après les avoir reconnu, il les a intégrés et parfois même il les a adoptés pour enfin les personnifier aujourd’hui.
De plus, en quelques circonstances bien spécifiques, Jean-Séb a accédé au niveau sept. Il est parvenu au niveau du psychique, à des états d’émerveillement, et ce lorsqu’il contemplait la Nature, seul et éloigné des villes et des villages. En ces situations, il est envahi d’un sentiment de plénitude intérieure, d’un sentiment d’unité entre ce qu’il contemple (un élément de la Nature, le Mont Sainte-Catherine par exemple - p.88) et lui-même (il prend conscience que la Nature est en lui et le pénètre) ; en bref, il a communié avec la Nature.
Nous constatons que le déploiement dans la dimension sociale (zone grisée du quadrant inférieur-droitILS – dans la figure 4.7) est moins étendu comparativement aux trois autres types de développement (JE ; NOUS ; IL). Ici, il y a, semble-t-il, une faiblesse en termes d’adéquation fonctionnelle et sociale. L’état de désorientation, voire de crise existentielle, qui caractérise Jean-Séb à son retour de voyage serait, peut-être et en partie, lié à ce déséquilibre.
Finalement, au terme de ce voyage, Jean-Séb est devenu, culturellement et existentiellement parlant, plus complexe, mais aussi plus autonome, plus sensible, plus ouvert à d’autres perspectives et à d’autres possibilités, plus universaliste, meilleur communiquant et plus joueur dans ses relations avec autrui.


Figure 4.7         L’évolution de la conscience de Jean-Séb.

4.5.2.2  L’ÉVOLUTION DE VAL

Val a traversé vingt quatre pays en quinze mois, ce qui ne laisse que peu l’occasion de découvrir en profondeur le fonctionnement d’une société en particulier. En ce voyage de nomade, il s’est éloigné de ses repères sociaux et n’a pas pris le temps de s’en construire de nouveaux. Aussi, au terme de son tour du monde, il dit : « Maintenant, il faut que je me construise de nouveaux repères, il faut que je me réintègre à un groupe, à une société, que je me retrouve dans des valeurs communes » (p.139). Dès lors, comme nous le voyons ci-après dans la figure 4.8, le déploiement de la conscience (JE), le développement culturel (NOUS) et comportemental (IL) n’opèrent pas de manière harmonieuse avec celui du quadrant inférieur-droit (le social). En effet, au cours du voyage, le déploiement de ce dernier est limité par les fréquents déplacements de Val, il n’est pas rendu propice par le mode de voyage de Val, celui du nomadisme. Après de longs mois d’errance, Val termine son voyage déraciné et désorienté ; il se retrouve dans une quête existentielle, devant de multiples perspectives de sens qu’il ne percevait pas avant le départ en voyage. À la suite de ce périple, enrichi d’une plus large vision du monde ouvrant sur de nouvelles possibilités d’existence, il choisit une nouvelle voie ; il décide de s’orienter vers un nouveau métier, celui du photojournalisme et, après quelques mois en France, d’émigrer et de vivre dans un autre pays, le Canada (Québec). De plus, il est devenu plus universaliste et donc plus complexe, mais aussi davantage tourné vers la simplicité : il s’est recentré sur ses besoins essentiels et vitaux, matériels et relationnels. Cette simplicité, d’une part, il la recherche en l’Autre, dans le collectif, dans la culture et la société[28], dans les relations et les choses simples ; d’autre part, il la trouve en lui, en ses idées, il l’exprime par ses actions, c’est-à-dire qu’il l’affiche et la transmet à autrui[29]. En ces sens, ce voyage l’a transformé. Somme toute, il a gagné en sensibilité, en autonomie et en adaptabilité, en confiance et en tolérance.            
             Comme pour Jean-Séb, au fil du voyage, de ses multiples rencontres avec l’Autre (avec la Nature, les cultures), Val a éprouvé et conquis le niveau de la logique-visionnaire . Il s’est enrichi d’autres morales et éthiques, d’autres visions du monde, d’autres perspectives. Également, il est parfois parvenu au niveau du psychique  : dans des moments de contem-plation de la Nature, il s’est émerveillé et a ressenti en lui l’Âme du Monde, de la Nature.


Figure 4.8         L’évolution de la conscience de Val.      

4.5.2.3  L’ÉVOLUTION DE BRUNO

L’interprétation de l’expérience spirituelle de Bruno est fondamentalement liée au contexte dans lequel il l’a éprouvée et expérimentée. En effet, son intégration au sein de la communauté culturelle et de la société péruvienne (amazonienne) qui fut marquée de pénibles épreuves, ainsi que son état cérébral altéré par l’ingestion du breuvage chamanique (l’Ayahuasca) ont largement influencé son apprentissage et son éveil spirituel.
Une situation, en particulier, reflète l’influence réciproque des quatre quadrants (contexte présenté pages 157 à 161). Dans son processus d’intégration culturelle et sociale, Bruno s’efforce de construire une maison avec des locaux qu’il emploie. Bien que ce projet s’écroule manifestement de mois en mois, il se refuse à perdre. Il lutte, se débat, n’accepte pas l’échec, alors qu’au même moment, lors de cérémonies spirituelles avec le grand-père chamane, l’esprit de l’Ayahuasca lui révèle qu’il fait fausse route et lui dit d’abandonner son projet de construction. Finalement, à bout de nerfs, il « en tombe malade de malaria » (p.160). Ici, nous observons qu’il n’y pas adéquation entre les quatre quadrants : Bruno prend conscience (JE) de cet échec spécifique d’intégration sociale (ILS), il éprouve des incompréhensions interculturelles (NOUS), mais ne se comporte pas en conséquence (IL). En cette situation, tous les quadrants sont profondément affectés : Bruno connaît un écroulement physique, moral et psychique, une profonde déception envers l’autre culture et un échec social. À l’inverse, suite à cet écroulement, son évolution spirituelle s’opère de manière harmonieuse. Il en vient à habiter au sein de la famille de Luis (le chamane), il guérit de la malaria, accepte la jungle et parvient à ne plus se sentir oppressé par son abondance, il poursuit sa quête et son initiation spirituelles, il se concentre concrètement sur son apprentissage de la médecine chamanique. Ainsi, l’intentionnel, le comportemental, le culturel et le social se déploient en adéquation ; il se place sur la voie de son émancipation et de sa transformation. Bruno s’équilibre et s’éveille à la profondeur de son être : il vit des révélations – tel le chant chamanique – et se découvre un nouveau projet de vie, c’est-à-dire la voie de l’apprentissage et de la pratique de la médecine par les plantes.
À travers ce voyage, Bruno a appris sur lui-même, il a gagné en confiance et en humilité et a développé une éthique de l’altérité et de la responsabilité vis-à-vis de l’Autre, que soit de l’autre être humain, de l’autre contexte naturel ou de l’autre essence spirituelle.


Figure 4.9         L’évolution de la conscience de Bruno.

4.5.3  L’évolution du voyageur esthète et philosophe

En somme :                                                                                                 
Ces trois voyageurs ont, d’une démarche personnelle, rencontré une altérité aux multiples facettes et l’ont longuement éprouvé. Chacun d’eux a confronté ses vérités (vérités propositionnelles ou référentielles) à celles d’autrui, au monde du voyage. De ces rencontres, c’est-à-dire des rapports Je-Cela, des relations Je-Tu, des épreuves et des chocs culturels, leurs modes de perception, d’interprétation, d’expression et d’orientation se sont ainsi altérés dans le sens d’une évolution qui n’implique pas une perte d’identité mais bien plutôt un déploiement de la conscience, voire une transformation identitaire.
Premièrement, en amont des adaptations comportementales, des modifications de conduites, de langages et d’attitudes (quadrant supérieur-gauche, l’Extérieur/Individuel), la conscience du voyageur a fondamentalement évolué de stade en stade, de niveau en niveau (quadrant supérieur-droit, l’Intérieur/Individuel). Ces évolutions de la conscience et du comportement reflètent autant d’effets signifiants du voyage sur la personne du voyageur. D’une perception sensible en la relation à l’Autre, d’un mouvement de l’extérieur (l’altérité extérieure) vers l’intérieur (l’identité), le voyageur a appris du monde, de l’Autre, de lui-même et s’est émancipé. Il est parvenu à une plus vaste connaissance de lui-même, de son existence, de son soi profond, de son universalisme et de sa singularité. Il s’est enrichi de qualités nouvelles, par exemple d’une éthique de l’existence et d’une éthique de la relation à l’Autre. 
Observateur participant, chaque voyageur a pénétré les significations intérieures d’autres communautés culturelles ; il est parvenu à les intégrer dans son effort de compréhension mutuelle (le principe de validité du quadrant inférieur-gauche), c’est-à-dire de compréhension de l’adéquation culturelle de ces significations dans leurs espaces culturels de référence. Ainsi, il a reconnu et intégré de nouvelles visions du monde ; ce qui n’implique pas nécessairement qu’il s’oriente en leur sens.
De plus, il s’est immergé dans d’autres réalités sociales et, d’une observation empirique, a découvert d’autres modes de fonctionnement (quadrant inférieur-droit) ; cela est tout particulièrement valable pour Bruno puisque celui-ci s’est intégré à la société péruvienne, puisqu’il est parvenu à l’adéquation fonctionnelle.

Afin de mieux comprendre le vécu et l’évolution de la conscience de ces trois voyageurs au travers et à la lumière du modèle intégral de Wilber, nous allons maintenant introduire en ce dernier les concepts qui nous ont guidé au fil de cette recherche et les univers de sens qui furent dévoilés au sein du terrain d’enquête :
- Le rapport Je-Cela et la relation Je-Tu,
- L’altérité (intérieure et extérieure) et l’identité,
- La sensibilité (l’esthétique) et la raison (la philosophie).

LE RAPPORT JE-CELA ET LA RELATION JE-TU
Rapprochons les sentiers de droite et de gauche du modèle de Wilber respectivement au rapport Je-Cela et à la relation Je-Tu, tels que décrits par Buber. Dans le rapport Je-Cela, se déploie un langage qui ne prend en compte que le sentier de droite, que les dimensions objective et interobjective du holon (Il=Cela ; Ils=Cela). En d’autres termes, ce rapport est un monologue, une expérimentation, il est empirique ; il n’est pas véritable relation. En effet, nous l’évoquions au point 2.3 (p.33), dans la relation véritable et authentique, l’être, sensible et ouvert, communique pleinement dans l’instant présent avec un Tu, un véritable partenaire.
Par la mise en rapport de la relation véritable – telle que conceptualisée par Buber – avec le modèle intégral  de Wilber, nous apprécions et comprenons toute l’importance à accorder au sentier de gauche, c’est-à-dire aux quadrants de la subjectivité et de l’intersubjectivité, ceux de l’intentionnalité et du culturel. En d’autres mots, au-delà du rapport Je-Cela, ces derniers sont donc fondamentalement à considérer afin de vivre des relations véritables, afin d’explorer leur dimension subjective et leur potentiel d’intensité.
Puisque le voyage esthétique et philosophique rend propice les relations véritables, alors chaque voyageur interviewé n’a pas fait qu’expérimenter l’Autre (la Nature, les autres cultures et idées), il l’a pleinement et intensément éprouvé, de sorte qu’il retire de son voyage des apprentissages existentiels – instrumentaux, mais aussi et surtout, communicationnels et émancipatoires – et plus globalement, un déploiement étendu de sa conscience.

L’ALTÉRITÉ EXTÉRIEURE ET L’ALTÉRITÉ INTÉRIEURE
Également, rapprochons les notions d’altérité intérieure et d’altérité extérieure aux sentiers de gauche et de droite.
D’une part, l’altérité extérieure est visible, elle se situe globalement au sein des quadrants du comportemental (IL : les vérités propositionnelles qui sont autres que celles d’autrui) et du social (ILS : l’autre fonctionnement social) ; autrement dit, elle siège dans les dimensions objective et interobjective. De plus, dans le contexte du voyage, l’altérité extérieure se retrouve aussi dans le culturel et plus précisément dans le quadrant inférieur-gauche de l’autre porteur de culture, celui de l’autre communauté culturelle (l’autre NOUS, auquel le voyageur n’appartient pas, auquel il n’est pas collectivement associé). En ce sens, en la Culture – en une globale diversité de cultures, la sienne et celles des autres – réside l’altérité extérieure, c’est-à-dire une somme de différences culturelles observables auxquelles se confronte le voyageur.
D’autre part, l’altérité intérieure n’est pas précisément localisable ; elle est à l’intérieur de soi (JE) et de sa propre culture (NOUS) mais ne peut être perçue objectivement.
Ainsi, l’altérité extérieure ne peut être découverte et connue que si elle est sujet d’extrospection, que par l’exploration de l’ailleurs, que par l’observation psychologique des manifestations extérieures objectives des comportements, des modes et états d’existence de l’Autre. Quant à l’altérité intérieure, elle ne peut, semble-t-il, être reconnue et acceptée que si elle est sujet d’introspection, que par un regard attentif porté sur soi-même, que par l’effort de la conscience qui analyse les pensées, sentiments, états d’âme et qui réfléchit sur eux ; autrement dit, elle ne peut l’être que si elle est perçue intuitivement comme étant projection (de l’intérieur) vers l’extérieur[30].  

En considération des dimensions et multiples facettes qui composent le Soi et l’Autre, des liaisons fondamentales entre identité et altérité, il apparaît alors que l’altérité intérieure ne puisse être décelée que subjectivement et par le biais d’une mise à l’épreuve dans l’altérité extérieure. Aussi, la reconnaissance et l’acceptation de cette première dépendent de la perception et de l’interprétation singulières d’un individu, de l’expérience subjective que celui-ci fait intérieurement de sa relation au monde et donc de sa communication avec l’autre extérieur.
Dès lors, nous comprenons que le voyageur qui n’explorerait et ne connaîtrait que l’altérité extérieure, qui ne ferait que l’exercice de la constater et d’expérimenter objectivement, sans opérer de retour sur soi, sur sa propre altérité intérieure, se priverait, d’un plus large déploiement de sa conscience et d’une connaissance approfondie de lui-même.
Comme nous l’avons vu au fil des récits de voyage, le voyageur esthète et philosophe, quant à lui, d’une attitude sensible et raisonnée sur le monde, réalise, par-delà ses rapports et relations avec l’autre extérieur, ce revirement, cette transposition, cette réflexion sur lui-même. Ainsi, il peut parvenir à reconnaître son altérité intérieure – dans un premier temps, cet exercice peut être tourmentant – puis à accepter cette réalité existentielle. Ensuite, l’épreuve passée, dans un second temps, peuvent se dissiper des frustrations et des craintes, peuvent émerger des sentiments d’apaisement et de confiance.

LA SENSIBILITÉ ET LA RAISON
Enfin, tentons de situer les notions de sensible (l’esthétique) et de raison (la philosophie) au sein du modèle intégral de Wilber.
Il apparaît que, de premier abord, la notion de sensible implique le langage de la subjectivité et de l’intersubjectivité (les aspects intérieurs de l’être, le JE et le NOUS), celui du Beau (l’esthétique, la véracité, la sincérité, le JE) et du Bien (la morale, l’éthique, le légitime, le NOUS). Quant à la seconde, la notion de raison, elle implique le langage de l’objectivité et de l’interobjectivité (les aspects extérieurs de l’être, le IL et le ILS), celui du Vrai au sens des vérités propositionnelles relatives aux comportements individuels (IL) et de leur corrélation en des systèmes sociaux (ILS). De la sorte, la raison se situerait sur le sentier de droite.
Cependant, la raison n’est pas seulement objective. Elle se retrouverait également au sein du quadrant inférieur-gauche, celui du culturel et de l’intersubjectif (ou de la subjectivité collective), comme au sein du quadrant supérieur-gauche, celui de la subjectivité. Plus précisément, la raison opèrerait dès le premier stade du développement du mental, le stade trois du modèle de Wilber, celui du mental-représentationnel, voire peut-être même au stade deux, celui du fantasmagorique-émotionnel, là où surviennent les premières formes mentales. Ainsi, dans les dimensions subjectives (le JE, le Nous) résideraient la sensibilité et la raison. En cela, nous retrouvons la division anthropologique (entre sensible et raison), telle que nous en avons précédemment discuté à travers la pensée de Schiller et telle qu’elle a été formulée par Kant dans la Critique de la faculté de juger (1790). De la sorte, il n’y a pas d’espaces distincts où opèrent séparément le sensible et la raison, mis à part dans l’objectivité où, semble-t-il, réside seule la raison ; autrement dit, l’une et l’autre se combinent dans la subjectivité. Aussi, la raison est d’une part objective, d’autre part subjective, et, premièrement, se fonde sur le sensible, sur la perception, sur l’intuition. À ce sujet, le théologien Paul Tillich nous éclaire : « La raison classique[31] est Logos […]. Elle est cognitive et esthétique, théorique et pratique, distante et passionnée, subjective[32] et objective » (Tillich, 2000, p.105). En ce sens,  la raison est à la fois ontologique (la raison subjective, le sentier de gauche du modèle de Wilber) et technique (la raison objective, le sentier de droite) ; d’une part,  elle détermine les fins, d’autre part, elle détermine les moyens. En d’autres mots, dans cette conception humaniste, raison ontologique et raison technique ne sont pas et ne doivent pas être séparées ; elles s’accompagnent et doivent s’accompagner l’une l’autre. Pourtant, à notre époque et depuis le milieu du XIXème siècle (depuis le paradigme des Lumières), la raison subjective, qui se fonde sur le sensible, ne structure plus (ou peu) et ne transcende plus (ou peu) la raison objective. La première « a cessé d’exercer sa fonction de contrôle sur les normes et les fins » (Tillich, 2000, p.106) alors que la seconde « n’a de pertinence et de sens [existentiel] que si la raison ontologique l’accompagne et que si elle l’exprime » (Tillich, 2000, p.106). En d’autres termes, partant de la critique de Wilber selon laquelle « le paradigme fondamental des Lumières[33] réduisait tous les "je" et tous les "nous" à de simples "cela" [IL, ILS] » (Wilber, 1997a, p.174), nous constatons, aujourd’hui dans la modernité, que les langages du JE et du NOUS se retrouvent lourdement réduits au langage plat du CELA, que la conscience et la morale se trouvent, en de nombreux contextes, rejetées en faveur de la science (par exemple, pour des raisons économiques). De la sorte, les sociétés modernes et leurs populations vivent globalement dans l’univers du CELA – Wilber dira sur une « Terre plate » – et en résultent diverses pathologies telles que la frustration, la perte de sens, la corrosion des relations, etc. (telles que nous les évoquions au tout début de notre problématique, au point 1.1, p.4).
En somme, la raison se situe au sein des quatre quadrants (raison subjective : NOUS, JE ; raison objective : CELA, IL et ILS) alors que la sensibilité se situe uniquement sur le sentier de gauche, c’est-à-dire à dans intérieur subjectif, dans le JE et dans le NOUS.
Dès lors, pour parvenir à des apprentissages existentiels voire à des révélations, à des translations voire à des transformations authentiques, il apparaît donc d’autant plus nécessaire de considérer le sentier de gauche, celui de la subjectivité et de l’intersubjectivité, autrement dit les quadrants sur lesquels se fondent la raison subjective puis la raison objective, par lesquels s’expriment les comportements individuels, s’organisent et fonctionnent les systèmes sociaux.
            
Finalement, résumons concisément cette présente réflexion et rattachons-la précisément à l’expérience que nous étudions. Comme nous en avons discuté au fil de cette recherche,  le regard sensible porté sur le monde – c’est-à-dire la perception esthétique de l’essence des choses et des êtres (qui fonde le monde de la relation Je-Tu) – et l’expérimentation raisonnée – c’est-à-dire la réflexion philosophique, l’exercice de la raison tant subjective qu’objective (qui construisent le rapport Je-Cela) – caractérisent la figure du voyageur esthète et philosophe.
À ce stade, nous soutenons l’idée selon laquelle, si ces deux natures fondamentales de l’être humain – la sensibilité et la raison – sont déployées et conciliées en soi comme dans la relation à l’Autre, alors s’opère harmonieusement l’évolution de la conscience. Puisque l’expérience subjective et objective du voyage esthétique et philosophique est exploration de l’ailleurs et de l’inconnu, confrontation sensible et raisonnée avec l’altérité, puisqu’elle implique une succession de rencontres avec l’Autre, avec les formes et figures qui composent l’autre Nature, l’autre peuple ou culture, l’autre idée ou essence spirituelle, alors cette expérience rend propice l’émancipation du voyageur qui l’éprouve.
En bref, d’un regard sensible et d’une expérimentation raisonnée, le voyageur esthète et philosophe se prédispose à s’émanciper ; il se place dans des conditions favorables afin de satisfaire quêtes de sens et d’identité.


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[1] Dans l’acausalité, le lien entre les événements se fait par le sens et n’est pas explicable autrement (Jung, 1988).

[2] « Le mystérieux […] est le "tout-autre" (thateron, l’anyad, l’alienum), ce qui nous est étranger et nous déconcerte, ce qui se tient absolument en dehors des choses comprises, habituelles, connues […] ; c’est ce qui s’oppose à l’Ordre des choses et par là même nous remplit de cet étonnement qui nous paralyse » (Otto, 1995, p.45-46).

[3] « Le contenu qualitatif du numineux, dont le mystérieux est la forme, est d’une part l’élément répulsif […]. D’autre part, c’est en même temps quelque chose qui exerce un attrait particulier, qui captive et fascine » (Otto, 1995, p.69).
[4] Selon le Docteur Milan Ryzl (Votre perception extra-sensorielle, 1981), on appelle généralement « perception extra-sensorielle », l’aptitude de l’individu à percevoir le monde extérieur au moyen d’un sens qui, à la différence des autres sens connus, ne s’exerce pas par un organe.
[5] Selon Jung, « ce qui provoque des difficultés de compréhension et fait paraître impensable qu’il puisse se produire des événements sans causes, c’est seulement la croyance invétérée en la toute-puissance de la causalité » (Jung, 1988, p.107).

[6] Le psychanalyste jungien François Vézina exprime ci-après sa conception de l’unus mundus : « La synchronicité implique un changement important de notre conception du monde. Elle suggère l’idée que nous vivons dans un monde où tout est lié et, par surcroît, un monde où les événements peuvent se lier par le sens, soit un principe d’agencement sans cause » (Vézina, 2001, p.103).

[7] Pour Jacques Rancière, être émancipé, c’est être « conscient du véritable pouvoir de l’esprit humain » (Rancière, 1987, p.29).
[8] Pour Ardoino, « la découverte de ce qui de moi m’est étranger est tout à fait […] fondatrice. Je ne suis pleinement moi-même qu’avec la conscience de ma pluralité et de mes divisions » (Ardoino, 2000, p.191).

[9] Selon Todorov, « La conscience naît de l’intériorisation de l’autre, celui qui se tient à mes côtés : On me regarde, donc j’existe, une instance en moi prend conscience de moi-même » (Todorov, 2002, p.365).
[10] « Appelons herméneutique l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens » (Foucault, 1966, p.44).

[11] Selon Foucault, « la principale œuvre d’art dont il faut se soucier, la zone majeure où l’on doit appliquer des valeurs esthétiques, c’est soi-même, sa propre vie, son existence » (Foucault, 1994, p.402).

[12] Pour Levinas, l’éthique est philosophie première, elle précède l’ontologie ; autrement dit, l’ontologie est dérivée de l’éthique (Levinas, 1998).
[13] « Le moi phénoménal, c’est l’homme qui vit dans la relativité de l’espace et du temps où il est déterminé par la succession de ses sensations, de ses perceptions et de ses états affectifs. Le moi absolu, c’est l’homme qui dépasse la relativité ; c’est la libre personnalité pensante et agissante qui ne dépend pas du temps, qui n’est fondée que sur elle-même, qui assiste immuable aux changements de son être phénoménal et les met en forme ; elle s’élève des perceptions à l’expérience en énonçant des jugements et en accomplissant des actes dont la validité […] est universelle » (Schiller, 1943, p.6).

[14] Bien que ces tendances apparaissent en opposition, elles ne se heurtent pas nécessairement, puisqu’elles n’exercent pas leur action dans les mêmes sphères (Schiller, 1943).
[15] « Pour des motifs transcendantaux, la raison pose l’exigence : il doit y avoir une union entre la tendance formelle et la tendance matérielle, c’est-à-dire qu’il doit y avoir une tendance de jeu, car le concept d’humanité ne peut se parfaire que par l’unité de la réalité et de la forme, du hasard et de la nécessité, de la passivité et de la liberté » (Schiller, 1943, p.199).
[16] « Le beau ne doit être ni seule vie, ni seule forme, mais forme vivante, c’est-à-dire la beauté. […]. L’homme ne doit que jouer avec la beauté et il ne doit jouer qu’avec la beauté » (Schiller, 1943, p.205).

[17] « L’homme ne joue que là où dans la pleine acceptation de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue » (Schiller, 1943, p.205).

[18] « Seul, l’amour de soi-même est stérile, parce qu’il faut être deux pour aimer » (Dumas, 1882, p.46).
[19] Wilber distingue la translation de la transformation radicale ou authentique : « Dans la translation, le moi accède simplement à une nouvelle façon de penser, de ressentir la réalité […]. Dans la transformation, le processus même de translation est mis au défi, observé, miné pour finalement être mis en pièces. Dans une translation typique, le moi (ou le sujet) accède à une nouvelle façon de penser le monde (ou les objets) ; mais dans la transformation radicale, le moi devient sujet d’enquête, il est scruté, saisi par le cou, et littéralement étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive […]. Car dans la transformation authentique, il n’est plus question de croyances mais de la mort du croyant ; plus question de translater le monde mais de le transformer » (Wilber, 1997b, p.23-24).

[20] Ce modèle – ou cadre intégrateur – est notamment présenté au sein de l’ouvrage de Wilber intitulé Une brève histoire de tout (Wilber, 1997a).

[21] Le sentier Ascendant est purement transcendantal : « Il est habituellement puritain, ascétique, yogique […]. Le sentier Ascendant glorifie l’Un et non le Multiple, la Vacuité et non la Forme, le Ciel et non la Terre » (Wilber, 1997a, p.37-38).

[22] Le sentier Descendant est purement immanent : « Il est de ce monde jusqu’à la Moelle. Ses tenants glorifient le Multiple, pas l’Un, et célèbrent la Terre, le corps, les sens et souvent la sexualité » (Wilber, 1997a, p.38).

[23] « Le Kosmos contient le cosmos (ou la physiosphère), le bios (ou la biosphère), la psyché ou noūs (la noosphère) et theos (la théosphère ou domaine divin) » (Wilber, 1997a, p.45).

[24] Selon le principe N°1 de la théorie intégrale de Wilber, la réalité (ou le Kosmos) se compose de tout/parties ou holons. Le mot holon, créé par Arthur Koestler, désigne « une entité qui est simultanément un tout en soi et une partie d’un autre tout » (Wilber, 1997a, p.46). En cela, la vision holarchique constitue le fondement de la philosophie intégrative.
[25] En bref et à nos yeux, les valeurs universelles du voyage seraient basées sur la reconnaissance des différences de l’Autre et des ressemblances, sur le respect de la Nature, des individus et des idées, sur le dialogue et le partage interculturels.
[26] Pour Wilber, « Le cours entier du développement humain peut être vu comme un déclin continu de l’égocentrisme [et du narcissisme] » (Wilber, 1997a, p.244), de l’état ou du moi physiocentique, au moi biocentrique, au moi égocentrique, au moi sociocentrique, puis au moi ethnocentrique et enfin au moi mondocentrique.
[27] Wilber associe le mysticisme à une vision du monde d’ordre transpersonnel : « Il y a au moins quatre stades majeurs dans l’évolution transpersonnelle […], je les appelle le psychique, le subtil, le causal, et le non duel […]. Ce sont des structures de base et, naturellement, chacune a une vision du monde différente, que j’appellerai respectivement mysticisme de la nature, mysticisme du divin, mysticisme sans forme et mysticisme non duel » (Wilber, 1997a, p.269).
[28] « Quand je suis parti en voyage, je m’inscrivais dans la société de consommation, maintenant c’est sûr que j’ai radicalement changé » (p.138).

[29] « La photo est […] un moyen de communication très expressif qui se suffit à lui-même » (p.142).
[30] Les qualités qu’un individu accorde à l’Autre, tel qu’il le perçoit, ne seraient pas tant extérieures qu’intérieures ; ces qualités seraient premièrement intérieures et ensuite projection sur l’autre extérieur. Par exemple, ce ne serait pas tant l’autre extérieur qui serait effrayant mais il serait perçu comme tel intérieurement – cette idée serait construction subjective du soi – parce qu’il serait inconnu (manque en soi) ou parce que, culturellement parlant, il serait figure du mal (laid, cruel, etc.) ou figure d’un potentiel danger pour soi. De même, pour un individu, un autre extérieur ne serait pas tant beau en lui-même mais, avant tout, il serait désir intérieur projeté (ou beauté en soi projetée, ou manque en soi projeté) sur une chose ou un être avec laquelle ou avec lequel il est entré en relation. En ce sens, dans son œuvre maîtresse intitulée Éthique (1677), Spinoza nous dit que « nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » (Spinoza, 1990, p.165) ; en d’autres mots : nous ne désirons pas les choses parce qu’elles sont bonnes, mais nous les déclarons bonnes parce que nous les désirons.
[31] Pour Tillich, « Le rejet de la raison dans un sens classique est antihumain » (Tillich, 2000, p.105).

[32] « La raison subjective est la structure de l’intelligence qui la rend capable de saisir [dans le sens de pénétrer dans la profondeur] et de façonner [dans le sens de transformer] la réalité à partir d’une structure correspondante de la réalité […]. La raison subjective se concrétise toujours dans le soi individuel qui est relié à son environnement et à son monde en termes de réception et de réaction. […]. Nous transformons la réalité selon la perception [subjective] que nous en avons, et nous percevons la réalité selon la manière dont nous la transformons. Il y a interdépendance entre saisir le monde et le façonner » (Tillich, 2000, p.109-110).

[33] Selon Wilber, « toutes les approches "nouveau paradigme" [qui] prétendent triompher du paradigme des Lumières […] sont toutes complètement piégées dedans. Par exemple, […] la théorie des systèmes répond toujours au paradigme des Lumières » (Wilber, 1997a, p.174).