à travers les rites de passage : séparation, marge et agrégation
Par Éric Bourdeilh, le 18 décembre 2008
Essai présenté dans le cadre du séminaire
"Aspects symboliques de la
communication"
À l’Université du Québec
à Montréal (Canada)
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TABLE DES
MATIERES
INTRODUCTION
1. LES RITES DE PASSAGE :
CADRE THEORIQUE
-- 1.1 Concepts clés : le rite,
le rituel et le rite de passage
-- 1.2 L’invariable déroulement des
rites de passage
------ 1.2.1 Les rites
de séparation, ou phase préliminaire
------ 1.2.2 Les rites
de marge, ou phase liminaire
------ 1.2.3 Les rites
d’agrégation, ou phase postliminaire
-- 1.3 La symbolique du
passage : pivot de l’anthropologie de Van Gennep
2. LE VOYAGE INITIATIQUE : REFLEXION CRITIQUE
-- 2.1 Contexte : le phénomène
du voyage initiatique
------ 2.1.1 La
mythologie des voyages
------ 2.1.2 Le voyage
comme mode d’éducation à l’altérité
-- 2.2 Le voyage initiatique e(s)t
le rite de passage
------ 2.2.1 Le centre
commun entre le rite et le voyage
------ 2.2.2 Les trois
phases du voyage initiatique
-- 2.3 Le voyage initiatique :
un pont symbolique entre les cultures
CONCLUSION
LEXIQUE
BIBLIOGRAPHIE
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« Comme la plante, le jeune initié meurt
à l’enfance pour naître à la vie adulte.Les rites ont
pour fonction de mettre en scène ce mystère » (Erny, 1981, p.45).
« Pour les
groupes, comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer l’état de la
forme, mourir et renaître » (Van Gennep, 1981, p.272).
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INTRODUCTION
« Un phénomène est qualifié de
"symbolique" si l’expérience que nous en avons est décrite dans le
contexte de la communication inter-humaine » (Pottier, 1994, p.22). Puisque le
voyage implique de multiples rencontres et relations avec l’Autre (avec les autres cultures, avec la diversité naturelle et avec le monde des idées), et donc une interprétation des symboles de l’Autre, il est alors pertinent de se demander s’il est
symbolisme plus universel que celui du voyage. Aussi, cet essai tente d’apporter des éclaircissements sur les questions suivantes : dans quelle mesure l’univers du voyage est-il
pénétré et chargé de symbolisme ? Et dans quelle mesure l’expérience du voyage initiatique est-elle constructrice d’une identité spirituelle et culturelle ?
Le voyage – qu’il soit quête de sens, quête
spirituelle, quête initiatique, évasion loin de la dure réalité, etc. – relève de l’imagination symbolique ; une
imagination symbolique « redresseuse d’équilibre » (un équilibre vital,
psycho-social, anthropologique et universel), ouvrant la voie vers un avenir
figuré et initiatrice d’un humanisme ouvert (Durand, 1984, p.115-130).
Concrètement, en dépassant les épreuves rencontrées sur son passage – épreuves
qui, comme les rites, permettent l’expression des valeurs et des émotions – le
voyageur peut notamment désapprendre la peur (Bachelard, 1948, p.398). De même,
« par les mort et (re)naissance symboliques qu’ils promeuvent lors des rites
préliminaires et postliminaires, les rites de passage sont un apprivoisement de
la mort » (Goguel d’Allondans, 2002, p.28).
Il est peu fréquent qu’un rite de passage soit
organisé pour une seule personne ; néanmoins, « qu’il s’agisse de
collectivités ou d’individus, le mécanisme est toujours le même : arrêt,
attente, passage, entrée, agrégation » (Van Gennep, 1981, p.39). En ce
sens, dans le cadre de ce travail, nous étendrons et appliquerons le concept de
rite de passage – tel que définit par l’ethnologue Arnold Van Gennep – au phénomène du voyage initiatique. Plus
précisément, nous étudierons donc l’expérience du voyage ou quête initiatique,
vécue en solitaire et dans une perspective ethnophilosophique. Ce voyage est
perçu comme mode d’apprentissage expérientiel et mode d’éducation à l’altérité.
Il s’inscrit dans des dimensions individuelles mais aussi collectives dans la
mesure où la figure de ce voyageur – à la fois en quête et errant dans le
voyage – se rattache à un groupe social et culture d’appartenance, dont il est
séparé et qu’il retrouve au terme de son périple. Dès lors, des rites de séparation et d’agrégation auront lieu,
avant, au terme du voyage (en terre étrangère) et au retour du voyage (au sein
du pays d’origine). De plus, le temps du voyage (le séjour) est associé au
concept de rite de passage ; il est un moment privilégié durant lequel le
voyageur, ayant perdu ses repères, est amené à se dépasser sous la contrainte
de l’épreuve. En ce sens, nous tenterons de comprendre le phénomène de
l’expérience du voyage initiatique, d’appréhender et de dévoiler les
apprentissages et les dépassements de soi qu’il procure chez celui qui en est
l’acteur ; mais également, nous étudierons, dans une perspective collective et
sociale, les phases de départ et de retour au cours desquelles le voyageur
éprouve une séparation vis-à-vis de son quotidien puis des retrouvailles et une
réintégration dans son groupe d’appartenance.
Dès lors, ce travail portera essentiellement sur
les dimensions symboliques et initiatiques du voyage, ainsi que sur les rites
de passage qui marquent le déroulement de cette expérience.
Les dimensions du sacré et du profane seront
explorées, celle du mythe, celles du rite et du rituel, celle de l’imaginaire ;
et cela, avant, pendant et après le voyage.
Dans une première partie, les travaux d’Arnold
Van Gennep et de Victor Turner sur les rites de passage seront présentés,
mettant en relief leur invariable déroulement ; puis, dans une seconde partie, nous
mènerons une réflexion critique sur l’expérience du voyage initiatique.
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1. LES RITES DE PASSAGE : CADRE
THEORIQUE
1.1 Concepts clés : le rite, le
rituel et le rite de passage
Dans un premier temps, avant d’étudier la
question des rites de passage, il est pertinent de présenter, dans un plus
large cadre, les notions de rites et de rituels, qui sont réciproquement des
outils et manifestations symboliques répondant à des questions fondamentales :
D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
Bien que de nombreuses définitions et typologies
aient été élaborées depuis plusieurs années, personne ne semble s’entendre sur
une définition stricte du rite et du rituel. Aussi, l’élasticité de ces
concepts donne aux chercheurs en sciences humaines et sociales une latitude
pour étudier une multitude de situations, de manifestations et de phénomènes
humains.
Selon Durkheim, « les rites sont des manières d’agir qui ne prennent naissance qu’au
sein de groupes assemblés et qui sont destinés à susciter, à entretenir ou à
faire renaître certains états mentaux de ces groupes ». (Durkheim, 1912, p.13).
Plus précisément, les rites sont toujours considérés « comme un ensemble de conduites individuelles ou
collectives relativement codifiées, ayant un support corporel (verbal, gestuel,
de posture), à caractère répétitif, à forte charge symbolique pour les acteurs
et les témoins ». (Segalen, 1998, p.20-21).
Victor Turner (1990) voit dans le rituel une performance, compris dans
le sens d’un « acte performatif » austinien ; mais il est aussi un jeu, une
mise en scène, un « méta-théâtre » de la société sur elle-même. Les
rituels visent à effectuer un travail sur les représentations collectives que
partage un individu avec d’autres, soit la réalisation d’un travail réflexif.
Ainsi, pour Turner, le rituel est avant tout un principe assurant la cohésion
sociale et agissant sur les statuts pour les transformer. C’est là l’essence du
rituel : tenter de résoudre les conflits, d’apaiser les tensions, de trouver
des solutions aux maux de la société.
Les rites
de passage, quant à eux, visent à modifier les statuts d’un individu ; ils
permettent le passage d’un état à un autre. En effet, les rites de passage – tels
que les rites d’initiation –
célèbrent le changement de statut d’un individu à travers l’activation de
symboles qui stimulent les émotions et permettent la transmission
d’informations de façon non verbale, afin de rejoindre l’inconscient et la
psychologie de l’individu.
Arnold Van Gennep distingue « une catégorie spéciale de Rites de passage, lesquels se
décomposent à l’analyse en Rites de
séparation, Rites de marge et Rites d’agrégation » (Van Gennep, 1981,
p.14). Il propose de « nommer rites préliminaires
les rites de séparation du monde antérieur, rites liminaire les rites exécutés pendant le stage de marge, et rites postliminaires les rites
d’agrégation au monde nouveau » (Van Gennep, 1981, p.27).
Parlant de la situation de l’initié durant la phase de mise en marge, Van
Gennep disait que l’initié était « matériellement et
magico-religieusement, pendant un temps plus ou moins long, dans une situation
spéciale : il flotte entre deux mondes » (Van Gennep, 1981, p.24).
1.2 L’invariable déroulement des
rites de passage
« Chez la plupart des peuples on retrouve des
rites identiques en vue d’un but identique et dans toutes sortes de
cérémonies » (Van Gennep, 1981, p.274). Selon Arnold Van Gennep, les trois
phases du passage d’un état ou d’un statut culturellement défini à un autre
sont la séparation, la marge et la réagrégation ; ou encore, en des termes
repris par Victor Turner, le préliminaire,
le liminaire et le postliminaire (Turner, 1990, p.161). Plus précisément, les trois phases du
rituel selon Van Gennep et Turner sont les suivantes : tout d’abord, la phase
de séparation, qui est rupture avec le quotidien et la vie ordinaire ; puis la
phase liminale, qui constitue le corps de l’acte rituel – cet entre-deux marqué
par une absence de statut sera qualifié par Robert Hertz d’ « état transitoire
» – (Hertz, 1970, p.1-83) – ; et enfin de la phase de réagrégation, qui vient
clore le rituel : à cette troisième étape, le sujet rituel réintègre la
vie normale et renaît avec un nouveau statut, avec un état de conscience plus
élevé.
Dans son ouvrage intitulé « Le phénomène
rituel », Victor Turner décrit les trois périodes qui marquent tous les
rites de passages ou de « transition » : « La première période (de séparation) comprend un comportement
symbolique qui signifie le détachement de l’individu ou du groupe par rapport
soit à un point fixe antérieur dans la structure sociale, soit à un ensemble de
conditions culturelles (un "état"), soit aux deux à la fois. Pendant
la période "liminale" intermédiaire, les caractéristiques du sujet
rituel (le "passager") sont ambigües ; il passe à travers un domaine
culturel qui a peu ou aucun des attributs de l’état passé ou à venir. Dans la
troisième période (réagrégation ou réintégration), le passage est consommé. Le
sujet rituel, individu ou groupe constitué, est une fois de plus dans un état
relativement stable et, en vertu de cela, a des droits et des obligations
vis-à-vis des autres de type clairement défini et "structural" ; il
est censé se comporter conformément à certaines normes coutumières et à
certaines références éthiques qui s’imposent à ceux qui possèdent une position
sociale dans un système de pareilles positions » (Turner, 1990, p.95-96).
1.2.1 Les rites de séparation, ou phase préliminaire
L’individu passe d’un monde familier,
définitivement antérieur, à un monde nouveau. En ce sens, le rite de passage
permet d’opérer une rupture dans le continuum espace-temps, d’apprivoiser les
séparations nécessaires avec la communauté d’appartenance. Aussi, il y a mise en
scène de moments rituels de purgation, de différenciation, de séparation, de
protection, de renoncement, de sacrifice, etc. Durant cette phase, l’individu
sort d’un temps profane pour passer à un instant sacré. Il se prépare à mourir
symboliquement au monde profane, à pénétrer dans le monde du Sacré, dans ce
monde extraordinaire d’où il renaîtra symboliquement. Cette sacralisation vient
donc marquer un arrêt et un commencement, la fin d’un cycle et le début de la
cérémonie.
1.2.2 Les rites de marge, ou phase liminaire
Platon disait déjà que « mourir, c’est
être initié » (cité dans : Dupuis, 2005, p.19) ; en cela, la phase de
marge est le temps de la mort symbolique du novice et de son initiation. Il est
amené à des lieux où monde divin et monde profane se rejoignent : il se rend
dans une île sacrée, il descend aux Enfers et, par une montagne sacrée, monte
au ciel. Il se soumet à des rites d’entrée, qui montrent que le seuil de
l’Autre monde est difficile à franchir. En ce temps liminal, le novice a un
comportement passif, humble ; il est dans l’attente d’un enseignement, d’un
message qui lui sera délivré ou d’un laborieux apprentissage. En somme, cette
période est avant tout une révélation par laquelle l’initié deviendra un autre
homme.
Sur le seuil, le novice gît dans une sorte
d’entre-deux, sans appartenance à aucun monde institué, dans la suspension
identitaire (de statut) et dans l’attente de reconnaissance. Dès lors, les
distinctions de rang et de statut disparaissent ou sont homogénéisées. En ce sens,
Turner dira que « le passage d’un statut moins élevé à un statut plus élevé se
fait à travers les limbes d’une absence de statut » (Turner, 1990, p.98).
Néanmoins, des conventions sociales régissent le
phénomène rituel : limites, interdits, simplification des relations
sociales, etc. Pour Turner, l’état dans lequel est plongée la société lors du
rituel correspond à un état d’ « anti-structure » qui répond par l’inverse à
l’état structuré des relations dans le quotidien. Cet état d’ « anti-structure
», il le nomme « communitas » et le définit comme une sociabilité où les rôles
assumés par chacun dans la vie quotidienne sont suspendus, sociabilité qui est
plutôt génératrice d’unité (Turner, 1990).
1.2.3 Les rites d’agrégation, ou phase postliminaire
La troisième phase – c’est-à-dire la période de
réagrégation et de réintégration – comporte les motifs de la nouvelle naissance
; elle marque le retour à la vie sociale, à la vie quotidienne et ordinaire.
Ayant partagé une révélation, l’initié et ses pairs sont désormais « ceux
qui savent » (Goguel d’Allondans, 2002, p.50). L’initié est reconnu
socialement et accède à une identité sociale, à un nouveau statut. Cette
accession à un nouvel état participe principalement de la cohésion sociale et
de la survie du groupe. Néanmoins, le retour au quotidien s’effectuera de
manière très différente selon le vécu de l’expérience, autrement dit en
fonction des chocs culturels, émotionnels et cognitifs, selon la performance de
chaque individu, selon l’interprétation que ce dernier fait de cette expérience
et de ce qu’il en retire.
Selon Denis Jeffrey, « le mot symbole, du grec
"sumbolon", désigne deux fragments d’une même pièce ou médaille
servant de signe de reconnaissance lors de retrouvailles de deux personnes, le fragment
que possède chaque personne est indispensable pour se faire reconnaître par
l’autre, la fonction symbolique vise à tenir ensemble deux forces qui
s’opposent » (Jeffrey, 1998, p.158). Dès lors, d’une part la quête de l’Autre
et de l’Ailleurs – autrement dit le flirt
avec le sacré – s’attache toujours à une dimension symbolique ; d’autre part,
la phase de réintégration – des retrouvailles avec le quotidien, du retour dans
le milieu social d’origine – est elle aussi fortement chargée de symbolisme.
1.3 La symbolique du passage : pivot de
l’anthropologie de Van Gennep
Arnold Van Gennep, par l’observation des
ressemblances entre les rites de passage, quelle que soit les latitudes sous
lesquelles ils se déroulent, les a classifié et en a dévoilé le caractère
opératoire et universel de leur ordonnancement, soit une structure identique
décomposée en trois phases. Il insiste tout particulièrement sur la séquence de
la marge, autrement dit du seuil ou de l’entre-deux, puisque qu’elle se
retrouve de façon plus ou moins prononcée dans toutes les cérémonies et
puisqu’elle est un passage obligé avant toute réagrégation. De la sorte, il fit
de la phase de marge – celle du passage symbolique et matériel – le point nodal
de sa théorie. Au-delà des cérémonies observées dans les sociétés
traditionnelles, il adaptera la structure des rites de passage à d’autres temps
fort de l’existence des communautés humaines tels que les crises de vie
que traverse une personne, le passage des saisons, les guerres et les paix, les
apprentissages, …, mais aussi étendra sa méthodologie aux folklores populaires
et régionaux. Dans une plus large perspective, le concept de rite de passage de
Van Gennep n’ouvre pas seulement vers une compréhension historique et
ethnographique des sociétés humaines, il permet aussi de percevoir nos
rapports, complexes mais féconds, entre des pratiques individuelles et des
pratiques collectives, nos manières de jouer notre existence dans les espaces
du social, nos difficultés modernes à éduquer, à rencontrer et à transmettre.
Dès lors, dans quelle mesure pouvons-nous
aujourd’hui étendre cette théorie des rites de passage à la mise en scène de la
vie quotidienne dans nos sociétés dites modernes ? Il apparaît que le
champ d’application de cette approche puisse s’étendre aux rites contemporains,
ces derniers étant devenus des espaces de jeu et de cohésion sociale. Aussi,
nous pourrions intégrer cette théorie aux politiques et programmes d’insertion,
de réinsertion, et d’intégration sociale, mais également étudier comment
l’appliquer à des phénomènes et projets individuels, aux voyages initiatiques,
au sens de l’hospitalité, de la rencontre, etc.
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2. LE VOYAGE INITIATIQUE : REFLEXION CRITIQUE
« Un homme
qui vit chez lui vit dans le profane ; il vit dans le sacré [il flirt
avec] dès lors qu’il part en voyage et se trouve en qualité d’étranger à
proximité d’un camp d’étrangers » (Van Gennep, 1981, p.16).
2.1 Contexte : le phénomène du voyage
initiatique
Sur le plan formel, de nombreux
parallèles surgissent entre le voyage initiatique et le rituel, notamment la
mise en scène et la scénarisation de l’action.
« Qu’est-ce qu’un voyage initiatique, demande
Michel Serres (…) ? Un déplacement dans un espace symbolique muni d’une loi
martiale : "perte de quelque chose et recouvrement avec supplément après
retard … Rien, un instant, tout" » (Fabre, 2003, p.37). Dans le même
esprit, reliant le voyage à l’initiation, Simone Vierne précise que « tout voyage est une quête du Graal, une aventure non pas humaine,
mais sacrée. Il n’est pas seulement dépaysement, recherche d’exotisme,
comparaison des mœurs et des cultures, il est passage dans une matrice, aux
formes symboliques diverses, qui permet au voyageur d’acquérir non pas une
sagesse – elle est donnée de surcroît – mais de changer totalement son statut
ontologique, de renaître "autre". Il rejoint ainsi, ou mieux
renouvelle, ce qui était un rite fondamental dans la mentalité archaïque,
l’Initiation »
(Vierne, 1972, p.37).
Comme nous l’évoquions précédemment, bien que
les symboles associés à l’initiation varient selon les cultures et les époques,
nous retrouvons, dans les voyages initiatiques, un même scénario de base. En
effet, au cours de son périple, le novice est entraîné « vers la brousse, monde
de l’informel, du chaos, des morts, dans la tombe, le ventre de la mère, du
monstre, de la terre, dans le labyrinthe, dans les Enfers et/ou au Ciel »
(Vierne, 1972, p.37). Il connaît une mort symbolique suivie d’une renaissance.
En d’autres termes, le voyage initiatique participe d’un rite qui permet au
voyageur de changer de statut ontologique. Le novice est arraché du monde
profane et entraîné dans un monde qu’il ne connaissait pas. Ainsi, sous la contrainte
des différentes épreuves qui jalonnent son parcours et par l’effort associé
qu’il veut bien déployer, il sera instruit à l’origine du monde et aux lois de
ce monde.
2.1.1 La mythologie des voyages
Comme des métaphores qui peuvent guider notre expérience,
les mythes évoquent les schémas culturels profonds qui nous imprègnent en tant
qu’êtres humains.
Il n’existe pas de voyage sans mythe du voyage
préliminaire. Dans tout voyage, il y a une dimension initiatique, et dans tout
voyage initiatique il y a une dimension mythique. Le voyage se construit et se
fait aussi avant le départ. Il se rêve avant le départ : on s’invente un
pays avant de s’y rendre (terres magnifiées, îles du bonheur, etc.) et on
imagine ses habitants avant même de les rencontrer. Cela est déjà pleinement
voyager ; c’est un voyage de l’esprit dans des univers imaginaires et
fantastiques, à travers les mythes, en partant des mythes épiques, de l’Iliade
et de l’Odyssée (épopées attribuée à Homère), en passant par les fables, les inventions,
les fictions, etc. et à travers la littérature universelle (d’écrivains, de
philosophes, d’explorateurs de l’antiquité, etc.), les récits légendaires, les
voyages de Héros (tels que ceux d’Ulysse), les récits de voyage, etc.
Nombreux sont les mythes couramment véhiculés
dans la vieille Europe à propos du nouveau monde, ou plus précisément des
Amériques. « C’est de la ville de San Francisco de Quito, en Équateur,
qu’arrivent, en 1534, les premiers échos d’un royaume fabuleux » (Magasich
Airola et Beer, 1994, p.98). Le mythe de l’Eldorado, en filiation avec les
concepts de Paradis perdu et de Terre promise, en est une illustration. Cette
« expression [le mythe de l’Eldorado] donna son nom au plus célèbre des
mythes américains et marque le départ d’innombrables expéditions vers le
royaume imaginaire où était censé abonder ce métal aussi séduisant que
diabolique [l’or] » (Magasich Airola et Beer, 1994, p.101).
Ainsi, les mythes – autour de l’Autre et de
l’Ailleurs, de la quête et de la conquête – nourrissent l’imagination du
voyageur avant même qu’il ne quitte sa terre natale, avant même que l’aventure
en terre étrangère ne commence. Aussi, parce que la fonction
d’ « élévation de l’homme » est celle qui caractérise le mieux
le mythe (Eliade, 1966, p.178), alors l’homme puiserait dans ce dernier
l’inspiration de ses projets existentiels et de voyage (la motivation,
l’intention, l’initiative ; le courage, la force, la foi). En d’autres mots,
ceux de Mircea Eliade, « Alors qu’ils paraîtraient voués à paralyser
l’initiative humaine, en se présentant comme des modèles intangibles, les
mythes incitent en réalité l’homme à créer, ils ouvrent continuellement de
nouvelles perspectives à son esprit inventif. (Eliade, 1966, p.173). De la
sorte, le voyageur moderne, dans le droit fil de l’explorateur d’autrefois, se
met en route sous l’impulsion d’images et de mythes hautement mobilisateurs.
Au point 2.2 de ce travail, nous verrons
comment, par le voyage, le rite (de passage) est l’expérience réelle (ou
imaginaire) du mythe.
2.1.2 Le voyage initiatique comme mode d’éducation à
l’altérité
Le voyage, qu’il soit envisagé dans un
but déterminé ou qu’il soit errance et vagabondage, est-il source
d’apprentissages ? Est-il une expérience formatrice ? S’inscrit-il dans une
perspective de découverte et de connaissance de soi ? À ces questions, nous
répondons spontanément par l’affirmative : oui, le voyage est le champ
d’une expérience formatrice. Il constitue un moyen de partager et de récolter
des connaissances, de se forger un esprit d’errance (ouvert et flexible), de
développer une pensée dans l’action (la pensée nomade) et un esprit critique. En
d’autres termes, oui, le voyage peut être considéré comme un mode
d’apprentissage expérientiel, une voie à explorer, pour trouver un sens à son
existence, pour apprendre à mieux se connaître, à mieux appréhender les
diversités culturelles, humaines et de la nature.
C’est par l’expérience de la rencontre concrète avec l’Autre et avec un
Ailleurs que le voyageur vit des chocs culturels, émotionnels et cognitifs. Les
rencontres avec autrui, avec un univers inconnu ou étrange, seraient
ainsi, en tant qu’épreuves et moments éprouvés, le support nécessaire à la
formation du voyageur. À ce titre, les préjugés et stéréotypes
de ce dernier se confrontent à la réalité telle qu’elle se présente ; il apprend à
« voir autrement », à percevoir autrui dans une perspective
différente, à prendre une distance par rapport à son univers culturel et
symbolique d’origine. Dès lors, la rencontre d’autrui nécessite
d’apprendre à jeter sur soi un regard extérieur et distancé, de nourrir une
aptitude à la décentration et à l’intégration de l’Autre (Abdallah-Pretceille,
1997, p.123-132). C’est donc par
l’exercice de la décentration que la rencontre avec l’Autre peut s’avérer
des plus fructueuse. De plus, selon Emmanuel Lévinas, l’apprentissage de
l’altérité exige une éthique, une éthique
de l’altérité qui repose sur l’expérience d’autrui ; il précise également
que le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité (Lévinas, 1982,
p.92-93). Ainsi, l’éthique de l’altérité favorise la découverte et
l’apprentissage de l’Autre, ainsi que le développement personnel (de la pensée,
de l’agir relationnel...) de celui qui incarne cette éthique.
Voyager, s’éloigner de son
chez soi, découvrir et explorer un Ailleurs dans la perspective d’acquérir une
connaissance plus large et plus universelle implique que celui ou celle qui
éprouve l’expérience du voyage – jalonnée d’épreuves, de rencontres
interculturelles – devienne altéré, cela implique qu’il ou elle devienne une
nouvelle personne. Autrement dit, l’expérience du voyage est créatrice d’un
désordre porteur d’un renouveau ; elle est riche d’apprentissages issus d’un
vécu au-delà de ses frontières, au-delà du connu.
En somme, le voyage donne sens à
l’existence et participe à la construction d’une identité nouvelle. Par conséquent, en tant
qu’espace d’initiation, il est source d’évolution
de la conscience, d’adaptations voire de transformations intérieures. Ce déploiement de l’esprit s’inscrit
dans un processus en trois temps qui sera présenté dans la suite de ce
travail : avant (l’expérience possible), pendant (l’expérience concrète) et
après (l’expérience du retour, le nouveau départ).
2.2 Le voyage initiatique e(s)t le rite de
passage
Préalablement, avant de tisser les liens entre
le voyage initiatique et le rite de passage, précisons la perspective dans
laquelle sont perçus le phénomène d’initiation et les rôles tenus par
l’initiateur et l’initié. L’initiateur – le père initiatique – est symbolisé
par le voyage et par l’altérité. L’initié, quant à lui, est le voyageur ;
nous pouvons également le nommer l’élève, l’apprenti en quête ou encore
l’apprenti philosophe. En ce sens, le voyageur, sans repère dans un ailleurs
inconnu ou du moins étrange, erre et se confronte à l’Autre et aux épreuves que
le voyage met sur son passage. Aussi, le voyage sera vu comme un rituel de
passage pour le voyageur, un rituel qu’il met lui-même en scène, mais également
un rituel qui est, en quelque sorte, conceptuellement, mis en scène par
l’altérité. Dès lors, ce voyage est un mode d’éducation à l’altérité dont
l’enseignant serait l’autre, l’ailleurs, l’inconnu, l’étrange. Il est
nécessairement symbolisé par l’Autre, dans sa pleine et totale altérité, par
les autres qui, chacun à leur tour ou en simultanéité, joueraient le rôle de
l’initiateur et viendraient altérer voire transformer le voyageur. Au terme du
voyage, au retour dans son pays d’origine, le voyageur deviendra l’initiateur pour
le groupe social et culturel auquel il se rattache. Il sera celui qui a vagué
sur d’autres horizons, qui a découvert et exploré un ailleurs, et à ce titre,
aura un nouvel apprentissage expérientiel à transmettre. En d’autres termes, il
aura un « plus » à partager, une autre vision du monde à communiquer
et à révéler aux membres de son groupe d’appartenance.
2.2.1 Le centre commun entre le rite et le voyage
Le voyage est une école de la vie pour les uns, une étape vers la dérive
ou une quête du nécessaire
pour vivre pour les autres. Par l’expérience du voyage, il y en a qui
construisent leur avenir tandis que l’autres déconstruisent leur présent. Dans
un cas, comme dans l’autre, le voyage est perçu comme un mode d’apprentissage
expérientiel qui donne sens à l’existence et transforme les identités. Il est
un passage dans le parcours de vie et peut être l’occasion pour certains
individus de se dévoiler à eux-mêmes.
Dès lors, dans quelle mesure pouvons-nous
assimiler le voyage initiatique à un rite et, plus spécifiquement, à un rite de
passage ?
Il n’est pas évident de rapprocher toutes les
caractéristiques fondamentales du rite à celles de l’expérience du voyage. En
effet, de premier abord, nous pourrions être portés à avancer que le voyage est
un événement ponctuel et non répété, et sous certains angles cela pourrait se
vérifier. Par exemple, le voyage touristique peut être envisagé comme un simple
moyen (non comme une finalité) de s’évader provisoirement d’un quotidien trop
envahissant, sans pour autant être source d’ouverture à l’Autre,
d’apprentissages existentiels, et encore moins de transformations identitaires.
Néanmoins, comme une cérémonie de mariage (autrement dit un rite), le voyage
peut être perçu et vécu comme un événement (assimilé à une épreuve) par lequel
on s’engage pour marquer une évolution existentielle. En ce même sens, à la fin
de leurs études, de multiples jeunes décident de parfaire leur formation par un
voyage, par une découverte du monde source d’ouverture à l’altérité et d’apprentissage
expérientiel. Certains explorent un ailleurs dans le but d’accomplir un exploit
nourri de rencontres humaines, d’autres s’aventurent dans le domaine de
l’humanitaire, d’autres encore (les travellers) voyagent pour voyager, etc. De
plus, un voyage peut être, comme un rite, fortement formalisé : tout
voyage, même un voyage dans l’errance, nécessite une préparation, une
organisation, ne serait-ce que minimale. Avant le départ, le voyage exige des
prédispositions d’esprit et matérielles, au même titre que le rite recours à
une série d’objets et de signes emblématiques, à des systèmes de comportements
et de langages spécifiques. Ainsi, avant le départ, le voyageur met à jour des
passeports, vaccins, visas et rempli d’autres formalités administratives, mais
aussi se prédispose aux conditions de vie de ses hôtes. En d’autres mots, peu
importe le mode de mobilité envisagé et le lieu exploré, en terre étrangère, le
voyageur devra s’adapter aux conditions ou exigences collectives en termes de
communication (langues, coutumes, pratiques, …), de transport, etc.
En résumé, le rite de passage (ou d’initiation),
comme le voyage initiatique, est porteur d’une dimension symbolique ; tous deux
ont comme trait commun d’être une expérience en marge de la vie quotidienne, en
un monde sacré, en un espace-temps extra-ordinaire. Ils sont d’une part en
rupture avec le cours ordinaire de l’existence et d’autre part s’y (ré)intègre
pleinement ; l’un comme l’autre sont producteurs de sens ; ils sont l’occasion
de partager une connaissance et impliquent des interactions – les trois sphères
de la relation étant, selon Buber, les hommes, la nature et les idées ou
essences spirituelles (Buber, 1938). Mais aussi et surtout, tous deux
transcendent, dépassent leurs sujets pour ensuite que ces derniers se dévoilent
; autrement dit, dans un même temps, par le jeu de l’épreuve, ils contraignent
et servent leurs sujets.
Sur ce dernier point, je souhaiterais
m’attarder tout particulièrement. En effet, puisque chaque apprentissage
initiatique résulte d’une mise à l’épreuve et de son dépassement, alors il
convient d’étudier ce phénomène qu’est la contrainte
de l’épreuve symbolique. Au fil du voyage initiatique, diverses réactions
émotionnelles ou physiques peuvent être associées aux épreuves : le choc
(culturel, émotionnel, cognitif), la peur, la souffrance corporelle ou
psychologique, le rapport à la mort, la question de la survie, le traumatisme,
etc. Aussi, le voyageur doit, parmi toutes ces embûches, se frayer un passage.
Il doit franchir ou contourner des obstacles, traverser des épreuves, entrer et
sortir, ouvrir et fermer des portes, grimper des murs ou forcer des barrages.
Et il y arrivera dépendamment de son courage, de sa persévérance et de sa résilience.
De plus, dans la mesure où « nous ne pouvons nous élever au-dessus de
nous-mêmes que par un effort plus ou moins pénible » (Durkheim, 1922), alors
nous pouvons concevoir le fait que la mise à l’épreuve ne vise pas la
destruction mais bien le dépassement. En d’autres termes, les épreuves et les
conflits permettent à l’individu – et dans le cas présent au voyageur – de
s’initier à la vie, de s’éduquer, de repousser ses limites, de s’adapter voire
de se transformer, de structurer et de faire évoluer sa conscience.
Finalement, après avoir effectué ces
juxtapositions entre rite et voyage, il s’avère que le voyage initiatique peut
être assimilé à un passage marquant le cours de la vie, autrement dit un moment
fort de l’existence. Aussi, Ortiz dira que le voyageur est « quelqu’un qui se
trouve suspendu entre ces deux repères qui balisent son parcours. Dans ce sens,
le voyage se rapproche des rites de passage » (Ortiz, 1996, p.72).
2.2.2 Les trois phases du voyage initiatique
Dans ce cadre de réflexion sur l’expérience du
voyage initiatique, le rite – au caractère collectif – est a priori bien plus présent durant les phases de séparation et
d’agrégation, car pendant ces étapes d’avant et d’après le voyage
(l’éloignement puis le retour à la réalité sociale), le voyageur est auprès des
siens, de son groupe d’appartenance ; il communique avec eux sur le sens de son
voyage, puis sur son vécu de voyageur et sur les apprentissages qu’il a tiré de
son périple. Ainsi, « le partage [d’émotions et d’expériences] permet
l’affirmation d’une appartenance symbolique » (Jodelet, 2003). En ce sens, les
rites, notamment ceux de séparation et de réagrégation, peuvent devenir source
de cohésion sociale.
Toutefois, le voyage (dans l’ailleurs) est
uniquement mise en marge pour le voyageur. En effet, cette phase, sur le seuil,
n’est pas ritualisée par des membres du groupe culturel et social d’origine du
voyageur puisque ce dernier en est distancé, puisque cette aventure solitaire
est détachée de la vie quotidienne et ordinaire.
Par contre, bien qu’il soit séparé de son
collectif – ou groupe d’appartenance – d’origine, pendant le voyage, le
voyageur peut intentionnellement agir de manière rituelle et collective, pour
apprendre et pour connaître, pour ensuite partager à son retour ce qu’il aura
découvert. En effet, nous pouvons observer des manifestations et pratiques
rituelles pendant le voyage. Par exemple, de sa propre initiative, le voyageur
pourra, systématiquement goûter à la gastronomie traditionnelle des différent
lieux traversés, rencontrer les populations locales et apprendre à les
connaître, s’intéresser à leurs idées et les intégrer à sa pensée, s’immiscer
dans leurs modes de vie, participer à leurs activités quotidiennes, etc. S’il
est sensible à la nature, à sa diversité et à sa beauté, alors il pourra prendre
le temps de la contempler et de l’apprécier ; il pourra répéter cette activité
(rituelle) de contemplation autant de fois qu’il en ressentira le besoin ou
l’envie. Cette action le rapprochera intimement de la nature, de la même
manière que le rite rapproche les êtres et permet la cohésion sociale. En cela,
le voyageur « ne se contente plus d’être acteur, il prétend à être auteur à
chaque étape, à chaque crise, à chaque passage de sa vie » (Goguel d’Allondans,
2002, p.64).
Nous distinguerons ci-après les différentes
phases du voyage qui correspondent aux rites de passage définis par
l’ethnologue Arnold Van Gennep. Appliquées au voyage, ces trois séquences
rituelles s’articulent de la manière suivante :
1. La séparation (la phase préliminaire) = les rituels de
départ,
2. L’initiation (la phase liminaire) = le temps du voyage,
du séjour,
3. La réintégration-agrégation (la phase postliminaire) = le
retour à la vie ordinaire.
Formulé autrement, c’est à travers les notions
de voyage, de quête, de passage, d’évolution et à travers un symbolisme que
s’élaborent ces trois mêmes étapes, celles de toute initiation :
1. Se préparer et se séparer, 2. Découvrir, 3.
Revenir et communiquer.
--- La séparation (la phase préliminaire) = les
rituels de départ
Selon Ortiz, le voyage « implique la
séparation de l’individu de son milieu familial, ensuite, d’un séjour prolongé on the road, pour enfin le réintégrer
dans sa propre maison, dans sa terre d’origine » (Ortiz, 1996, p.72).
Cette première séparation, soit la phase précédant le départ, se définie par le
détachement de l’individu vis-à-vis de sa quotidienneté, de son univers de vie
culturelle et sociale de tous les jours. Elle est marquée par un désir de
l’ailleurs, par un besoin d’évasion et par une double volonté : celle d’une
séparation et celle d’une quête, puis par un déplacement – le départ, le
vol, le transit, le passage de frontières, l’arrivée sont en quelque sorte des
rites de passage – et enfin par un sentiment d’émancipation et de libération
une fois arrivée à la destination souhaitée.
Le départ provoque une disparition, tout au
moins provisoire. Les actes rituels entourant le départ du voyageur tentent
d’exorciser la menace d’une séparation, d’une rupture qui peut être cassure
sans retour. En ce sens, les gestes rituels et cérémonies précédant le départ
visent à conjurer une double menace du départ, la disparition et l’altération
du voyageur. Ils ont pour effet d’apaiser les tensions liées à la séparation et
de rendre le temps propice au voyage.
Par ailleurs, le rituel du départ manifeste un
besoin de cohésion sociale, le désir de tous ceux qui restent de rester unis,
de combler immédiatement le manque provoqué par la séparation.
Le néophyte quitte alors un monde pour en
découvrir un tout autre, nouveau et souvent déroutant. Il quitte son état
d’avant, profane et ordinaire, pour tenter d’être admis dans un monde sacré et
extraordinaire, éloigné de ses repères habituels, généralement confortables et
sédentaires. Autrement dit, la phase de séparation marque le passage de la
sphère du profane, c’est-à-dire celle de la vie quotidienne, dans la sphère du
sacré. Ainsi, lors de la séparation, le voyageur apparaît comme un être
d’exception, un individu qui s’apprête à pénétrer un espace sacré, autant
merveilleux que périlleux.
--- L’initiation (la phase liminaire) = le temps du
voyage, du séjour
Après avoir décidé résolument d’entreprendre un
voyage initiatique, de s’engager dans une quête en solitaire, après avoir
éprouvé la séparation (le départ), le voyageur
se confronte à un seuil entre connu et inconnu ; il est conduit à sortir
de sa zone de confort pour entrer dans l’inconnu, c’est-à-dire dans une zone
sacrée. Au sein de ce nouveau cadre de vie, qui ne donne aucune garantie ; il
doit faire preuve de courage pour affronter les épreuves qui se présentent à
lui.
Dès lors, l’initiation est le temps du
voyage : c’est le moment privilégié de l’expérience non-ordinaire, au
cours de laquelle le voyageur vit, agit, mange autrement, part à la rencontre
de l’Autre. Au cours de cette séquence, le voyageur n’est plus tout à fait
lui-même et quitte temporairement ses habitudes mais aussi ses codes de
conduite en société. L’Ailleurs étant source de vertige, ses repères culturels
sont bouleversés. Aussi, Goguel d’Allondans dira que « le passage est un
temps de marge, et la marge, comme le marginal, reste le lieu de toutes les
potentialités » (Goguel d’Allondans, 2002, p.65).
Cet entre-deux, ou stage intermédiaire dans
l’au-delà, est symbolisé par la mort initiatique du voyageur. Mais avant de
renaître symboliquement, le voyageur aura à traverser le seuil, à se soumettre
à des rites d’entrée et de sortie, à faire face et à dépasser le lot d’épreuves
intermédiaires qui jalonneront son parcours.
En bref, dans le voyage, se produisent des états
d’effervescence qui changent les conditions de la vie psychique. Le voyageur
éprouve une autre réalité, de nouvelles rencontres et s’ouvre vers de nouveaux
horizons. En cela, il évolue et peut même se transformer.
--- La réintégration-agrégation (la phase
postliminaire) = le retour à la vie ordinaire
-
L’accomplissement de la quête et la transformation : Au terme de son
périple initiatique, le voyageur retrouve son pays d’origine et son groupe
d’appartenance. Il est une personne en voie de réintégration dans un monde
familier, aux règles connues, qu’est le chez-soi. Néanmoins, il y a un plus qui
n’était pas auparavant, ce plus – le fruit de l’expérience du voyage – est
contenu dans l’être et dans l’esprit de celui qui a voyagé ; ce sont les apprentissages,
les révélations, les transformations intérieures. Aussi, le voyageur réalise le
décalage entre son état, modifié par l’expérience affective du voyage, et le
quotidien qu’il retrouve. Les expériences uniques qu’il a vécues ont fait de
lui un autre homme, un homme différent de celui qui est parti. En d’autres
termes, il est une personne transformée, qui renaît dans un nouvel état, avec
un nouveau statut, avec un niveau de conscience plus élevé.
- Le voyage
se prolonge au-delà de sa fin : Une fois terminée, le voyage se poursuit
sous d’autres manières que le déplacement dans l’autre lieu géographique. La
réintégration n’est pas toujours aisée et peut être douloureuse dans la mesure
où elle est d’abord marquée par le retour à la morale et à un ordre social. Par
exemple, le retour au travail peut s’accompagner d’une période de déprime.
Toutefois, ce temps de réintégration est également le temps de la maturation,
du mûrissement, celui des approfondissements, celui de la sagesse qui
s’acquière dans la durée.
Au cours de cette séquence, les apprentissages
expérientiels issus du voyage s’intègrent et s’expriment graduellement dans le
cours de la vie ordinaire. Pour l’initié, cette phase postliminaire est un
temps propice pour partager avec son groupe d’appartenance, les nouvelles
connaissances glanées pendant le voyage. Aussi, le retour d’un voyage est
souvent célébré. Les récits du voyageur prolongent dans le temps un périple qui
sinon tomberait dans l’oubli. Ils permettent à la communauté de participer aux profits
des découvertes et des apprentissages expérientiels. Ces récits, qu’ils soient
vérités ou fabulations, perçus et interprétés en fonction d’un imaginaire
symbolique tant individuel que collectif, contribuent à fonder et à enrichir un
regard sur l’Autre, sur l’Ailleurs.
Finalement, le voyage, comme le rituel, a une
fonction de cohésion sociale : par son aspect de reliance, il donne à communiquer, à échanger et à mettre en commun.
Comme le rite, qui a pour but de rattacher le présent au passé, de rattacher
l’individu à la communauté, il permet à un groupe social d’apprendre et
d’évoluer. En d’autres mots, le voyage forge les capacités individuelles du
voyageur lui-même mais aussi celle de la collectivité toute entière.
2.3 Le voyage initiatique : un pont
symbolique entre les cultures
Selon Denis Jeffrey, « Les hommes sont les uns
pour les autres un îlot inconnu qui se rattache aux autres îlots par des ponts
symboliques. Ces ponts renvoient, entre autres, aux rituels d’initiation,
d’accueil, d’hospitalité et de rencontre ». (Jeffrey, 1998). Aussi, ces ponts
renvoient au voyage et à la communication interculturelle. En effet, par le
voyage, l’individu aspire à se fondre – sans se confondre – dans la culture de
l’Autre. En s’ouvrant à autrui, le voyageur s’apprête à adopter les modes
d’être, de penser et d’agir de l’Autre, mais aussi à rompre avec son quotidien,
ses habitudes et ses réflexes ; autrement dit, il ose douter de ses pratiques
et pensées les plus courantes et s’imprègne de celles des autres.
C’est sur ces voies de passage que s’expriment les voix les plus sages,
celles qui ne renoncent jamais et continuent d’ouvrir des portes, de franchir
de nouveaux horizons. Pour de nombreux jeunes désorientés au cœur de nos
sociétés hypermodernes, les rites de passage et d’initiation sont à comprendre
et à encourager. Nous pourrions trouver en ces rites de nouveaux îlots de sens
et des pistes d’orientation dans la mesure où « le rite de passage permet
de couper, de se séparer, donc de décider, d’opérer des choix » (Goguel
d’Allondans, 2002, p.134). Aussi, puisqu’il favorise le dépassement de soi,
l’évolution de la conscience, la transformation identitaire, la connaissance de
soi et de l’autre, le voyage initiatique se présente comme un chemin à explorer
afin de redonner du sens à l’apprentissage expérientiel.
En somme, un passage par l’Ailleurs, ou un voyage dans l’Ailleurs,
permet d’une part, de s’éduquer à l’altérité et donc aider à la cohabitation
les cultures ; d’autre part, il permet de redonner du sens à nos rites, à
nos mythes, à nos symboles, … à nos vies. Néanmoins, dans le voyage,
c’est-à-dire pendant de la phase de marge, tout nous semble soudainement
possible puisqu’il n’y a plus de barrières, ou du moins plus les mêmes
barrières. Dès lors, cette liberté, bien qu’elle ouvre la porte aux aventures
les plus formidables, peut aussi mener aux excès les plus déplorables. Par
conséquent, se justifie la pertinence d’instaurer des formes d’éducation à
l’altérité, pour aider au rapprochement des cultures, au respect d’autrui et de
la nature.
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CONCLUSION
Comme nous venons de l’observer, les rites,
comme les voyages, permettent d’appréhender la mort, de construire des ponts
symboliques, de découvrir et de partager, de relier les êtres humains entre
eux, de fortifier une communauté humaine au nom du principe vital selon lequel
tous les individus qui la composent demeurent par essence à la fois égaux et
néanmoins différents.
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LEXIQUE
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