GENERALITES

– – – – – – – – – – – – Présentation et résumé

– – – – – – – – – – – – Pertinence de la recherche

– – – – – – – – – – – – Témoignages académiques

– – – – – – – – – – – – Table des matières détaillée

– – – – – – – – – – – – Fichier PDF de la recherche


RECHERCHE

– – – – – – – – – – – – Introduction et interrogations

– – – – – – – – – – – – Cadre théorico-méthodologique

– – – – – – – – – – – – Terrain : les récits de voyageurs

– – – – – – – – – – – – Interprétation et analyse des récits

– – – – – – – – – – – – Conclusion / Appendices / Biblio.


DIVERS

– – – – – – – – – – – – Travaux de recherche 2008-2009

– – – – – – – – – – – – Bricolage de pensées 2008-2010

– – – – – – – – – – – – Citations : sources d’inspiration

– – – – – – – – – – – – Quelques photos de voyageurs



––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Étrangers à nous-mêmes (J. Kristeva)




Kristeva, Julia. 1988. Étrangers à nous-mêmes. 
Paris : Éditions Fayard. 294 pages.


L’éthique de la psychanalyse implique une politique qui œuvre pour une humanité dont la solidarité est fondée sur la conscience de son inconscient désirant, destructeur, peureux, vide, impossible.
Selon Julia Kristeva, qui s’appuie sur la notion d’« inquiétante étrangeté » qu’elle emprunte à Freud, la peur de l’autre s’expliquerait par le fait que la rencontre de l’altérité nous renvoie à l’ « étrange » ou bien à l’ « étrangeté », qui est présente en nous-mêmes. Elle nous invite à admettre et à découvrir notre « troublante altérité », à reconnaître notre « inquiétante étrangeté », ce qui pourrait nous aider à ne pas réifier et à ne pas rejeter l’étranger qui existe hors de nous. « L’étrange est en moi, donc nous sommes tous des étrangers. Si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers » (p.284).

Résumé

Toccata et fugue pour l’étranger.


Les problèmes vécus dans les sociétés multiculturelles relèvent plus de la psychologie que de la politique. C’est en se reconnaissant comme tous différents l’un de l’autre, en se percevant comme nous-mêmes étrangers dans notre propre pays, que nous pouvons bien vivre ensemble. Ainsi, au lieu de chercher à assimiler les nouveaux arrivants, il convient plutôt de tenter de cohabiter avec eux. Certaines personnes ont tendance à préférer leur propre étrangeté à celle d’autrui et n’acceptent pas les différences des étrangers ; d’autres se perçoivent autant étrangers qu’eux et les apprécient. Ces réactions ne se produisent pas seulement face aux immigrants, il s’agit de notre capacité à accepter les autres en général, même les personnes qui nous sont des plus familières. L’étranger, avant d’arriver dans son pays d’accueil, commet une fuite. Il cherche parfois à se déloger d’une blessure inconsciente et part vers ce nouveau lieu qui est pour lui la promesse d’une vie meilleure. Arrivé dans ce nouveau pays, il doit faire face à plusieurs difficultés qui lui permettent de se découvrir lui-même et de se fortifier, d’apprendre à relativiser les choses et à se relativiser. Il ne retrouve pas ce vécu et cette capacité chez ses hôtes : « Car eux ont peut-être des choses, mais l’étranger a tendance à estimer qu’il est le seul à avoir une biographie, c’est-à-dire une vie faite d’épreuves – ni catastrophes ni aventures […], mais simplement une vie où les actes sont des événements, parce qu’ils impliquent choix, surprises, ruptures, adaptations ou ruses, mais ni routine ni repos » (p.16-17). Chemin faisant, il se stabilise. Néanmoins, il a toujours le sentiment de n’appartenir à aucun lieu, d’être dans une transition perpétuelle. Il cherche à s’établir en lui-même, mais doit d’abord se trouver. La même personnalité forte qui l’a fait partir lui permet de s’attacher fortement au nouveau lieu, souvent en passant par l’entremise d’une personne, d’un travail ou d’une cause quelconque. L’étranger fait toujours face à la haine et au rejet ; sa différence le rend plus vulnérable et mêmes ceux qui se disent être ses amis ont parfois des intentions de pouvoir découlant de leur personnalité perverse, paternaliste ou paranoïaque. Cette vulnérabilité et ce rejet pourraient aussi bien être vécus par n’importe quel individu qui est différent, par celui qui ne se soumet pas facilement aux règles dictées par la société, autrement dit par celui qui est étranger de l’intérieur. Cependant, les malheurs de l’étranger ne s’arrêtent pas là. Certains obstacles vécus par des « étrangers » ne peuvent l’être de la même manière par des « non étrangers », même par le plus marginal de ces derniers. Il y a notamment la nouvelle langue qui laisse à l’étranger l’option de s’exprimer de façon artificielle ou de se taire ; il choisit souvent le silence, ce qui l’emprisonne encore plus dans le monde de rejetés. L’étranger est vu comme celui qui travaille, qui n’a rien à perdre et qui peut tout sacrifier. Cette fougue peut parfois faire des jaloux qui l’accusent d’être un envahisseur. Facilement méprisable, il n’a pas d’influence et n’est pas écouté ; il ne connaît pas les codes sociaux qui lui permettraient de faire bonne impression, ou même d’utiliser les autres dans son intérêt. Il peut contacter ses parents restés dans son ancien pays, mais tout ce qu’il peut leur dire le rend encore plus étranger. Il n’est pas question non plus de se regrouper avec d’autres étrangers, « il faut compter avec le fantasme de domination/exclusion propre à chacun : ce n’est pas parce qu’on est étranger qu’on n’a pas son étranger » (p.38). Il apprend donc à exclure avant d’être exclu lui-même. Finalement, une autre caractéristique propre à l’exil est l’explosion de l’ancien corps : dans le nouveau pays, les tabous sexuels de l’étranger disparaissent facilement et peuvent – dans l’excès – être accompagnés d’une frénésie sexuelle et de multiples expériences érotiques ; toutefois, une économie de la dépense sans bornes peut aussi mener – par refoulement – à une maladie, à une destruction de l’identité psychique et corporelle.


Les Grecs, entre barbares suppliants et métèques.


Par l’exploration de la place de l’étranger dans les mythes grecs, on s’aperçoit que l’étrangeté est sous-jacente à la civilisation occidentale. Les premiers étrangers connus de notre civilisation sont en fait des étrangères, les Danaïdes, qui ont tué leurs cousins qu’elles devaient épouser, pour marier des hommes étrangers au clan. En Grèce, à l’époque archaïque, les étrangers ne sont acceptés que s’ils sont soumis et modestes. À Athènes on pouvait leur accorder une immunité fiscale s’ils contribuaient au développement de la cité, mais jamais ils n’avaient le droit de propriété et pouvaient, en cas d’urgence, être pris comme esclaves. Pendant l’époque classique, celui qui n’est pas de la Grèce est un barbare ; le terme inclura peu à peu, en plus des étrangers, ceux qui sont lents, ne prononcent pas bien les mots, ou sont marginaux. Le barbare est aussi identifié à l’ennemi de la démocratie. En somme, il y a vraisemblablement un sentiment d’hostilité à l’égard des étrangers. En fait, tout comme aujourd’hui, il semble que le facteur économique soit celui qui prime quand vient le temps de se positionner face aux étrangers : « La nécessité économique reste une passerelle – ou un écran – entre xénophobie et cosmopolitisme » (p.80). Les philosophes stoïciens parlent, quant à eux, d’universalisme humain et de cosmopolitisme. Cependant, il s’agit moins d’une pensée qui accepte les différences de l’autre que d’une assimilation et d’un effacement de celui-ci sous la logique, la raison philosophique de la Cité politique avec ses droits et son isonomie. Dès lors, chacun se doit d’y adhérer sous peine d’être rejeté ou de passer au rang d’insensé.


Le peuple élu et l’élection de l’étranger.

Les juifs, ayant été eux-mêmes étrangers en Égypte, ont comme principe de bien traiter les étrangers. Cependant, tout comme les stoïciens et les chrétiens, leur doctrine universelle n’accepte en son sein que ceux qui adoptent la même universalité.


Saint Paul et Saint Augustin : thérapie de l’exil et pèlerinage.

L’apôtre Paul, ayant lui-même vécu plusieurs influences culturelles, est cosmopolite et dit savoir s’intégrer aux autres ; toutefois, dans le fond, il est tel afin de mieux les convertir. Il propose la vision d’un humain nouveau, non pas créé, mais spirituel et constamment habité par l’autre, le Christ. Il considère les étrangers comme vivant une séparation d’ordre psychique et les guérit de leur clivage en leur offrant la délivrance spirituelle. Pour Saint Augustin, l’altérité s’efface dans l’amour de son prochain qui est représenté par tous les hommes ; néanmoins, il croit que ce n’est que dans l’identification avec le Christ qu’on peut rapprocher les étrangers. Les pèlerins, quant à eux, ont amené l’Église à conduire le code de l’hospitalité, mais celui-ci s’adressait seulement aux chrétiens.

De quel droit êtes-vous étranger ?


L’étranger est très souvent définit de façon négative. Il est celui qui « ne fait pas partie », celui qui « n’en est pas » (p.139), celui qui est confondu avec l’ennemi. Aujourd’hui, la définition moderne est : « qui n’appartient pas à l’État où nous sommes, celui qui n’a pas la même nationalité » (p.140). Aussi, les étrangers sont confrontés à plusieurs paradoxes quant à leur statut juridique. D’une part, si la réglementation politique travaille à modifier et améliorer le statut des étrangers, c’est aussi au regard d’elle qu’existent les étrangers. D’autre part, si les citoyens se voient accorder des droits, les non citoyens, eux, en sont privés. Si on accorde aux étrangers tous les droits des hommes, mais qu’on leur enlève leurs droits de citoyen que leur reste-t-il ?


Cette renaissance, « d’une contexture si informe et diverse ».


Parmi les acteurs importants de la renaissance, Dante – un exilé italien – embrasse l’universalisme chrétien et souhaite l’universalité catholique non pas centrée sur la papauté mais sur la monarchie. Machiavel, quand à lui, prône le patriotisme et dit vouloir délivrer l’Italie des barbares. À la même époque, les grands humanistes, forts d’un esprit positif et enthousiaste, visent un équilibre entre francité et cosmopolitisme ; dans ce sens, Jean Bodin réclame la dignité de la langue nationale et s’oppose à l’exclusivité du latin à l’école. L’écrivain Rabelais, cosmopolite de l’intérieur, inspiré par des expéditions et des explorations vers de nouveaux territoires (vers l’Asie, l’Afrique, l’Amérique), parle – au delà des conquêtes géographiques – de quête intérieure vers l’étrange (l’étrangeté humaine), de quête infinie. Érasme, dont l’universalisme repose sur une reconnaissance amusée de la comédie humaine, donne la parole aux étrangetés de son temps (prostituées, mendiants, escrocs, etc.). La Renaissance s’annonçait donc d’une part nationaliste et individualiste, et de l’autre, cosmopolite. Ces deux aspects se retrouvent chez Montaigne qui voit la connaissance de soi-même et l’individualité dans la connaissance du monde. Il fait l’apologie de la différence universelle ; il voit autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui. Cette époque marque, finalement, un nouveau cosmopolitisme naissant, non plus fondé sur l’unité dans la religion, mais sur l’universalité du moi fragile, désinvolte et pourtant vertueux et sûr. Enfin, Guillaume Postel a apporté à cette époque un nouveau jugement philosophique : la relativité des valeurs nationales et religieuses ; dans ce sens, l’autorité des Anciens est relativisée face à la découverte de leur ignorance, face à la découverte de nouveaux savoirs issus d’explorations. Finalement, les gens sont devenus avides des « antipodes », d’insolite, d’exotisme. « Un ‘nouveau monde’ est en gestation : nationalisme et avide de se lier aux autres » (p.186).


Des Lumières et des étrangers.


Montesquieu, pour qui toute politique est implicitement une cosmopolitique parce qu’elle inclut la totalité des humains et donc toute la diversité humaine, voit un danger dans la distinction entre droits de l’homme et droits du citoyen : « le devoir du citoyen est un crime lorsqu’il fait oublier le devoir de l’homme » (p.193). Selon Diderot, l’étrangeté – au-delà d’être rhétorique (culturelle) – est d’une part, neurologique et organique, d’autre part, politique. Le cosmopolitisme de Fougeret est haineux et aigri, hypocrite et égoïste ; en voyageant, il se réconcilie avec sa patrie car – bien qu’il ne se reconnait aucune appartenance nationale – il hait les pays qu’il a exploré plus que le sien. « Fougeret dévoile la violence et l’insolite de la face subjective du cosmopolitisme, non pas la sérénité neutre de sagesse philosophique qui se tient au-dessus des frontières, mais l’arrachement passionnel qui ébranle l’identité de celui qui ne se reconnaît plus dans la communauté des siens » (p.211). Le cosmopolitisme apparait désormais comme une audace, utopique pour le moment, mais avec laquelle doit compter une humanité consciente de ses limites et aspirant à les dépasser. Hegel, quant à lui, voit l’étrangeté de la culture (politique, économique, sociale, intellectuelle, …) comme une « confusion claire à soi-même » (p.216), comme une perversion qui se doit d’être révolue : « Le monde de la Culture sera dépassée par celui de la moralité pour passer enfin à celui de la Religion et de l’Esprit absolu » (p.217). Dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’homme est perçu comme un être politique ; son appartenance nationale est l’expression essentielle de sa souveraineté. Ce n’est donc qu’au sein d’un groupement national que toutes les personnes peuvent demeurer libres et égales en droit. Aussi, « le monde de la barbarie culmine donc dans un monde unique formés d’États, où seule l’humanité organisée en résidence nationales a le droit d’avoir des droits » (p.225) ; dès lors, perte de résidence rime avec perte de droits. Lors de la révolution française, nombre d’étrangers (notamment ceux domiciliés en France depuis plus de cinq ans) ont été naturalisés français et se sont regroupés par nationalités. Cependant, le déclanchement des guerres révolutionnaires a changé le climat ; les étrangers devinrent gênants, ils furent soupçonnés de complicité et d’espionnage. Dans cette atmosphère de guerre et de suspicion, on demanda que « tous les étrangers soient tenus de sortir du territoire de la République » (p.233), puis – accusés de conspiration, de trahison … et de toutes les crises – ils furent chassés hors de France ou tués. Finalement, le nationalisme s’imposa face aux cosmopolites. Quant au sort des étrangers, « Tous sont exclus de la fonction publique et des droits publics » (p.239).


L’universalité ne serait-elle pas notre propre étrangeté ?


Pour Kant, pacifiste universaliste, l’homme raisonnable veut la concorde et la nature veut la discorde. La plus grande difficulté de l’espèce humaine est d’atteindre une société civile administrant universellement le droit et nécessitant une force unie et une volonté unifiée garantes de cette loi. Il prône donc un idéal cosmopolitique (utopie idéaliste ou inéluctable nécessité ?) : la reconnaissance et la coexistence des différences au sein de la République universelle ; il préconise l’hospitalité, l’idée d’une fédération qui s’étendrait à tous les États ; en somme, séparation et union conduiraient à la paix. Le nationalisme moderne apparut dès la seconde moitié du XVIIIe siècle et s’exprima le plus fermement pendant la Révolution française : selon Rousseau, seule la libre volonté (le libre arbitre, le droit à la liberté) doit créer une communauté nationale (culturelle, sociale et politique), et le patriotisme doit rester subordonné à l’universalité des droits humains. Pourtant, c’est en Allemagne que la notion mystique de nation prend son ampleur : elle est l’expression d’un esprit quasi irrationnel et insaisissable ; non pas politique, elle est organique, évolutive, vitale et métaphysique. Pour Herder, l’esprit de la nation est essentiellement culturel et moral : il a contribué à développer une polémique patriotique à la fois contre le despotisme « éclairé » et cosmopolite, et contre le rationalisme « abstrait » des Lumières. L’étrangeté ainsi reconnu voire positivée dans la culture nationale se retrouve dans l’inconscient freudien : « Avec la notion freudienne d’inconscient, l’involution de l’étrange dans le psychisme perd son aspect pathologique et intègre au sein de l’unité présumée des hommes une altérité à la fois biologique et symbolique, qui devient partie intégrante du même » (p.268). L’étrangeté se trouve donc en nous, elle nous divise. Afin de tolérer les étrangers, afin d’arriver à accepter l’autre, il convient donc de reconnaitre l’étranger en nous-mêmes, d’accepter la différence en nous-mêmes. Mais cela n’est pas chose facile car ce qui est caché en nous peut paraître angoissant et effrayant. Freud parle de l’inquiétante étrangeté et démontre que le mot allemand heimlich qui signifie « familier » signifierait aussi « secret », « caché », « ténébreux », « dissimulé ». L’étranger en nous est quelque chose de familier à la vie psychique, malgré cela il nous est étranger car refoulé, c’est notre propre inconscient. La confrontation avec la mort, l’incertitude intellectuelle, l’inhabituel, la folie des autres, … provoquent en nous l’inquiétante étrangeté – autrement dit, une « déstructuration du moi » (p.278) – car nous la sentons en nous. « Le sentiment d’insolite est moteur d’identification avec l’autre, élaborant son impact dépersonnalisant par le moyen de l’étonnement » (p.280). Lutter contre les étrangers démontre que nous n’acceptons pas l’étrangeté, cela revient donc à lutter contre notre propre étrangeté, contre notre inconscient. En le gardant refoulé, nous perdons contact avec nous-mêmes et cela constitue un pas vers les pathologies psychiques. Freud nous conseille donc d’apprendre à détecter l’étranger en nous, à découvrir notre troublante altérité, à reconnaitre notre troublante étrangeté, à ne pas réifier les étrangers, mais bien plutôt à les accueillir dans cette inquiétante étrangeté qui est autant la leur que la nôtre. Kristeva affirme qu’ « il s’agirait d’un cosmopolitisme de type nouveau qui, transversale aux gouvernements, aux économies et aux marchés, œuvre pour une humanité dont la solidarité est fondée sur la conscience de son inconscient – désirant, destructeur peureux, vide, impossible » (p.284). Il ne s’agit donc pas d’un chemin vers le bonheur, la fraternité et la joie de vivre, il est plutôt question d’un chemin désemparent – dans l’acceptation des différences – qui nous est donné comme l’unique condition pour parvenir à vivre ensemble.



--




Réflexions

Sommes-nous en voie de perdre notre humanité ?
▪ D’une part, selon Julia Kristeva, « L’étrange est en moi, donc nous sommes tous des étrangers » (p.284) et d’autre part, selon Michel de Montaigne, « […] chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (Montaigne, Essais, liv. III, chap. 2, La Pléiade, p.782). Dès lors, il y a une nature humaine commune à tous les êtres et des spécificités pour chacun d’eux. Ainsi, il m’apparait que pour redonner un souffle d’humanité au monde et de solidarité entre les êtres, afin de parvenir à un mieux vivre ensemble, il conviendrait de conscientiser les individus sur leurs points communs, sur leurs valeurs universelles, de cultiver leur essence humaine commune, tout en acceptant positivement l’étrangeté – la singularité et l’unicité – de chacun, tout en acceptant avec empathie les construits sociaux et culturels propres à chaque groupe et plus spécifiquement à chaque personne.
▪ Selon Hannah Arendt, « Le monde n’a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d’un être humain […]. Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable » (Arendt, L’Impérialisme, 1951-1968, éditions du Seuil, 1982, p.287-288). Cette pensée – au combien vraie car souvent et de plus souvent constatée – révèle une grande difficulté : celle de prendre conscience des qualités semblables entre les êtres, des besoins vitaux communs (tels que la nécessité de se nourrir pour survivre mais aussi tels que notre dépendance les uns des autres), des valeurs essentielles et fondamentalement humaines, celles qui nous rapprochent et nous unissent ; et cela au delà des différences qui, bien qu’elles captent notre attention, attisent notre curiosité et nous attirent, paradoxalement peuvent parfois séparer les individus et provoquer des rivalités (des jalousies, des peurs, des frustrations, des actes de violence, etc.). Il convient pourtant d’entreprendre cette tâche – ambitieuse et à l’allure inaccessible – avec force et vitalité, afin de ne pas parvenir à une déchéance de l’humanité, à une dislocation des relations entre les êtres, à un dépérissement de notre environnement, à une situation aussi dégradée et chaotique qu’irrécupérable. Tout reste à faire, non pas afin de revenir à l’état d’homme de la nature ou d’homme sauvage, mais bien plutôt afin de parvenir à un état de solidarité humaine, à un mode d’existence représenté par des individus dignes de leur nature commune et assumant leurs étonnantes différences et étrangetés. Néanmoins, s’il apparait utopique de penser que tous les êtres en ce monde peuvent se comprendre, s’accepter et s’entraider, il n’en demeure pas moins qu’un espoir doit persister, qu’à tout niveau relationnel – jusqu’à la situation la plus spécifique ou la plus banale – il incombe à chacune et à chacun d’entre nous de faire cet effort d’ humain optimiste, de l’exprimer en termes de lignes de conduite, d’attitudes communicationnelles et d’expressions autant verbales que comportementales, et de croire en un avenir meilleur. Dans cette même perspective, afin de conscientiser en cela les êtres humains, au-delà de toute idéologie d’appartenance (l’appartenance impliquant contingentement la non appartenance et donc le rejet), tout en reconnaissant néanmoins les États-nations, au-delà de tout désir de domination et d’appropriation, un travail en terme de symbolisation de l’humanité, en termes de valeurs symboliques humaines (impliquant un aménagement juridique, une éthique) doit être poursuivit – avec force d’engagement et de conviction – et répandu librement.

On a conscience de la différence qu’après l’avoir rencontré, éprouvé et connu véritablement.
L’étranger est-il notre inconscient ? Est-il ce dont nous n’avons pas conscience ? En nous, l’étrangeté est-elle contenue dans notre inconscient ? En eux, est-elle ce dont notre pensée ne peut se saisir, ce dont notre conscience ne peut capter et décrypter spontanément ? L’étrange est-il ce dont que nous n’« encadrons » pas par la conscience (p.276) ?
Si nous percevons des différences chez l’étranger, cela ne signifie pas que nous en ayons conscience ; nous ne pouvons en prendre conscience que si nous acceptons l’existence de notre inconscient. Ce n’est que progressivement, dans le vécu immédiat de chaque relation particulière (avec la nature, les hommes, les idées) que nous parvenons à prendre conscience des étrangetés qui nous entourent.
Dès lors, il nous faut faire l’effort d’aller vers l’étrangeté (vers l’autre, vers l’étranger, vers l’inconnu), de l’accepter, de la découvrir (de la percevoir et de l’interpréter) et de la comprendre avec empathie ; il nous faut faire cela autant que d’accepter l’existence de notre inconscient (et de notre inconscience envers autrui), autant que d’accepter de dévoiler notre singularité, notre propre étrangeté de manière authentique. Cet état d’esprit, ce mode d’existence dans la relation – qui rejoint l’Approche Centrée sur la Personne de Carl Rogers ainsi que la pensée de Martin Buber (Buber, Je et Tu, 1923) – favorise l’entente entre les porteurs de cultures différentes, de même qu’elle facilite l’ensemble des relations interpersonnelles.

L’étranger et l’ennemi : tout deux, projection de notre égo.
▪ L’étranger est souvent perçu comme l’ennemi ; en ce sens, il est nié, rejeté ou attaqué, exclu, repoussé et maintenu au-delà de notre schéma de compréhension ; il est ainsi incompris donc craint et inversement. Aussi, nos angoisses et nos peurs sont nos créations ; elles sont bien plus liées à nous-mêmes qu’elles ne proviennent des choses qui nous entourent et que nous percevons comme étranges ou inconnues.
Dès lors, l’étranger, que nous percevons comme étant notre ennemi, est dans chacune de nos têtes, c’est notre égo. Notre égo est le pire joueur de tour que l’on puisse imaginer car il est invisible, car il se cache en soi. En réalité, l’ennemi extérieur n’existe pas, de même que l’étranger extérieur à nous-mêmes n’existe pas, puisqu’il est imaginaire, puisqu’il est notre création. L’étranger est en nous, nous sommes « étrangers à nous-mêmes ». Toute perception d’un ennemi n’est qu’une projection de l’égo en tant qu’ennemi. En d’autres termes notre plus grand ennemi – de même que la chose qui nous est la plus étrangère – n’est rien autre que notre perception de soi, de notre ignorance et de notre égo.
▪ Ne pouvant rencontrer notre égo, nous pouvons toutefois l’accepter et le reconnaitre comme existant. Il me semble que si l’on parvient à accepter l’idée qu’existe en nous une force supérieure à soi (à un soi, tel qu’on le perçoit), une chose de plus grande valeur, de plus grande capacité à distinguer la vérité que soi, une puissance sur laquelle nous ne pouvons compter et avoir d’emprise, que l’on nomme cette chose égo, inconscient ou encore Dieu, alors – parce que nous reconnaissons qu’un don du sort se mêle naturellement et inévitablement à notre propre force intérieure (celle que nous pouvons expérimenter, celle par laquelle nous sommes pleinement déterminés à agir, celle pour laquelle nous nous sentons à la fois maître de son origine, de son application rationnelle et responsable de ses conséquences, celle qui nous pénètre autant que nous avons le sentiment de la pénétrer) – nous ne percevrons pas d’ennemi. Il est ainsi question de confiance en soi et en autrui (la nature, les hommes, les idées), d’acceptation d’une force impénétrable, contenue en nous comme en autrui, transcendant toute existence et toute vie. Dans un tel état d’esprit, il m’apparait que froide indifférence, méfiance, peur et antipathie vis-à-vis de l’étranger peuvent se dissiper.
▪ Néanmoins et de toute évidence, il nous arrive de nous sentir attaqué ou de craindre d’être attaqué, souvent par ce qui nous est inconnu ou étranger, par ce dont nous n’avons pas conscience et donc que nous ne parvenons pas à comprendre. Dans ces situations, nous avons comme réflexe de protéger notre égo ; et cela, sans aucune limite : on va tricher, violer, tuer pour maintenir les frontières de l’égo. Pourtant, à mes yeux, il y a confusion : nous confondons notre égo avec notre soi ; nous doutons, nous angoissons, nous protégeons notre égo au lieu d’affirmer – naturellement et librement – notre propre moi. Nous faisons cela en pensant que c’est pour notre bien ou du moins à notre avantage. Dès lors, il n’est pas plus question de protéger son égo que de lutter contre. Ni l’une ni l’autre de ces options ou « solutions » n’est, à mon sens, « valable ». Il convient plutôt de faire l’effort, en toute situation, de vivre aussi authentiquement que possible, de se centrer sur son soi « véritable » et sur notre essentiel, de nous fier à notre perception de nous-mêmes (nos idées, nos attitudes, nos actes, etc.) que nous comprenons, celle que nous acceptons avec clairvoyance et que nous assumons pleinement (cela suppose une éthique de l’intégrité et de la responsabilité). Penser et se comporter de la sorte implique d’accepter nos contradictions et nos étrangetés internes, notre ignorance et notre inconscience (à propos d’autrui comme de nous-mêmes), ainsi que d’accepter nos doutes, d’admettre ces derniers et de les questionner sur leur pourquoi, d’accepter l’existence en nous-mêmes d’une force (de volonté, de décision, d’action) qui nous rend plus courageux et plus confiants en la vie, … tout cela afin de parvenir à un bien-être ou du moins à un mieux-être. Finalement, pourquoi se sent-on attaqué ? : « If you don’t have the answer, then discuss the question » (Clifford Geertz).

Dans le voyage, nous prenons conscience d’être « étrangers à nous-mêmes ».
▪ Avant le voyage : « L’inquiétante étrangeté peut soit perdurer en symptôme psychotique, soit s’inscrire comme ouverture vers le nouveau, en tentative d’adaptation à l’incongru » (p.278). Partir en voyage nécessite une ouverture vers l’altérité, vers l’étrangeté ; partir en voyage nécessite un désir ou un besoin profonds et donc d’avoir surmonté ses angoisses et ses peurs face à l’autre, face au différent. Ainsi, nous partons à l’étranger, explorons un monde étrange, inconnu et éprouvons ses différences. Dans le voyage, l’étrangeté se produira « lorsque s’effacent les ‘limites entre imagination et réalité » (p.278) ; elle sera perçue, dans le choc avec l’autre, lorsque s’écrouleront les défenses conscientes.
▪ Pendant le voyage : En voyage, lors d’une quête, lors de rencontres, lors de l’exploration du hasard, dans un ailleurs peuplé d’étrangetés, vers la découverte d’un inconnu en soi et un inconnu au-delà de soi, vers autrui, vers l’étranger, … en toute situation, dans l’immédiateté de chaque instant unique, nous éprouvons et prenons conscience de toute l’étrangeté du monde (de la nature, des êtres et des idées). Nous nous sentons et nous comprenons étrangers à nous-mêmes car en finalité ce qui nous est étranger n’est que la projection de notre inconscient, de notre propre ignorance, de notre propre étrangeté.
▪ Après le voyage : Après avoir accepté et éprouvé l’ (inquiétante) étrangeté, après avoir vécu et connu l’expérience d’une « éducation à/par l’altérité » (de nature fonctionnelle mais aussi et surtout éthique), des apprentissages et des révélations découlent du voyage ; dont possiblement une perception de sa propre étrangeté, cette dernière émergeant simultanément avec la découverte par le voyageur de l’étrangeté qui l’entoure (la diversité humaine, les différences entre les êtres, entre les idées, au sein de la nature) et lors de prises de conscience a posteriori. Dès lors, de nouvelles lignes de conduites et attitudes, un nouveau mode d’existence peuvent apparaître et être pleinement incarnés par le voyageur qui a vécu l’étrangeté, autrement dit par celui qui a vécu la rencontre avec l’Autre dans sa totale diversité. Dans cette perspective : dans quelle mesure le dévoilement – par le voyage – des dimensions humaniste et éthique pourrait-il être la cause et l’essence de ce nouveau mode d’existence ?

Questionnements :
- Dans quelle mesure pouvons-nous mêler – voire confondre  notre égo, notre altérité intérieure, notre inconscient et notre Dieu personnel (s’il y a?!) en une force à lallure impénétrable (imperceptible, incompréhensible!?) et agissant malgré nous sur notre existence (qui procure confusion, doute, espoir, etc.) ? 

- Comment concilier cette force en soi avec la personne que nous pensons être ? Autrement dit, comment estomper/dissoudre les contradictions de notre être, pour mieux vivre avec soi-même et avec les autres ?

- Comment accepter cette puissance, tout en ayant le sentiment de demeurer libre de nos choix et maître de notre existence ? Comment être en harmonie/cohérence avec elle et vivre dans l’authenticité ?

- En chaque existence singulière, quels changements en termes de perception, d’interprétation, de compréhension, d’orientation et d’expression, autrement dit quelles nouvelles manières d’être, de penser et d’agir peuvent résulter de cette reconnaissance et de cette acceptation ?

EB. 2008-08-20.