GENERALITES

– – – – – – – – – – – – Présentation et résumé

– – – – – – – – – – – – Pertinence de la recherche

– – – – – – – – – – – – Témoignages académiques

– – – – – – – – – – – – Table des matières détaillée

– – – – – – – – – – – – Fichier PDF de la recherche


RECHERCHE

– – – – – – – – – – – – Introduction et interrogations

– – – – – – – – – – – – Cadre théorico-méthodologique

– – – – – – – – – – – – Terrain : les récits de voyageurs

– – – – – – – – – – – – Interprétation et analyse des récits

– – – – – – – – – – – – Conclusion / Appendices / Biblio.


DIVERS

– – – – – – – – – – – – Travaux de recherche 2008-2009

– – – – – – – – – – – – Bricolage de pensées 2008-2010

– – – – – – – – – – – – Citations : sources d’inspiration

– – – – – – – – – – – – Quelques photos de voyageurs



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Théorie des émotions (JP Sartre)



L'émotion comme
mode d'existence
de la conscience.

Jean-Paul Sartre. 1938. Esquisse d’une théorie des émotions. Paris : Éditions Hermann.





Résumé


INTRODUCTION
Partant d’une critique épistémologique de la psychologie traditionnelle, Sartre positionne sa démarche par rapport à la démarche traditionnelle et par rapport à l’épistémologie phénoménologique. Cet ouvrage présente ainsi une esquisse d’une théorie phénoménologique des émotions.
Les insuffisances de la psychologie traditionnelle : un cadre de recherche trop réduit, une insuffisante implication du chercheur dans l’interprétation des faits. La psychologie contemporaine se réclame, selon l’auteur, avant tout d’une approche empirique, basée sur les faits même si les psychologues reconnaissent interpréter les faits sur la base des expériences livrées par la perception spatio-temporelle des corps organisées et à partir de la connaissance intuitive d’eux-mêmes. Sartre reproche à ces psychologues leur attitude résolument positiviste qui les conduit à ne pas poser d’hypothèses sur la nature humaine ni de postulat sur la cohérence d’ensemble des comportements humains, pas même sur la base d’une introspection d’eux-mêmes : en privilégiant le particulier au général (« l’accident à l’essentiel, le contingent au nécessaire, le désordre à l’ordre » - p.12), ils ne font qu’accumuler des expériences disparates qui leur interdit d’approcher l’idée même de comprendre et d’appréhender la nature humaine et le monde dans sa globalité. Il leur reproche ainsi de rester en dehors de l’objet enquêté alors que celui-ci relève de la réalité humaine dont ils font partie. Pour lui, la démarche de la psychologie doit être forcément subjective puisqu’elle traite de la réalité humaine.
La remise en cause du bien-fondé de la méthode de recherche de la psychologie traditionnelle. Puis il focalise son analyse critique sur le thème qui l’intéresse, l’émotion : les psychologues étudient l’émotion en l’isolant des autres manifestations d’ordre psychique sans s’interroger sur son essence. Il leur reproche ainsi d’analyser de façon fermée l’émotion, sans la raccorder aux « structures générales et essentielles de la nature humaine » (p.16), et à en rechercher les lois seulement dans les processus même de l’émotion. Il égratigne au passage le positivisme qu’ils affichent en mettant en évidence les présupposés implicites de leur démarche (définition implicite de ce qu’est un fait d’émotion) et le manque de représentativité de leur échantillon d’expérimentation, qui se composent de sujets présentant des pathologies particulières.
De l’intérêt de la démarche phénoménologique dans l’analyse des faits psychiques. A partir de ces critiques, Sartre positionne ses travaux dans la lignée des phénoménologues, tout particulièrement Husserl et Heidegger. Tout en reconnaissant l’importance de l’expérience qui est à la base de l’intuition eidétique, le chercheur en psychologie doit selon lui privilégier l’essence sur les faits, qui seule peut permettre de qualifier et d’identifier les faits d’émotion. Partant de l’idée que les faits psychiques sont des réactions de l’homme contre le monde, il doit donc, en sens inverse de la démarche traditionnelle, s’intéresser à la conscience, « source de l’homme, du monde et du psychique » (p.18) avant de débuter en psychologie. En adoptant cette démarche, le chercheur interrogera la conscience humaine sur l’émotion qui, à son tour, permettra de retrouver le tout de la réalité humaine, et au-delà le monde. L’auteur insiste, en suivant Heidegger, sur « la proximité absolue de l’enquêteur et de l’objet enquêté » (p.20) dans les recherches sur l’homme : prenant le contre-pied de l’approche positiviste traditionnelle, il en montre l’inévitabilité (la complexité du monde doit être interprétée), la richesse (la conscience est vécue par l’individu, elle existe au travers de l’individu, il existe un lien privilégié entre l’homme, la conscience et le monde). Il nie ainsi tout déterminisme en adoptant une démarche existentialiste : la réalité humaine, parce qu’elle s’auto-détermine et s’apparaît, a sa propre compréhension. Il insiste sur l’analyse du lien biunivoque entre le tout et la partie (après le lien entre l’émotion et la réalité humaine) qui lui permet de réconcilier l’enquêteur avec l’objet enquêté : l’homme par sa compréhension de sa réalité d’homme peut « mener à bien une analyse de la réalité humaine » (p.21) en allant au-delà de la simple interrogation des faits par introspection. Le chercheur interrogera alors la conscience sur l’émotion. L’auteur introduit ainsi le fil conducteur de son ébauche de théorie de l’émotion. Il en démontre la supériorité par rapport aux approches traditionnelles en indiquant que la démarche phénoménologique s’intéresse à la signification de la conscience émue et de l’émotion, qui, parce qu’elle est une forme organisée de l’existence humaine, permettra une compréhension de la réalité humaine dans sa globalité. Finalement, Sartre précise les limites de son analyse. Il souhaite vérifier que l’émotion est bien un phénomène signifiant et voir si la psychologie traditionnelle ne pourrait pas s’enrichir de la démarche de la phénoménologie.

ESQUISSE D’UNE THEORIE DES EMOTIONS

▪ I) Les théories classiques
L’auteur procède à une critique de l’analyse de l’émotion par les théories de la psychologie classique. Il reproche, tout particulièrement à la théorie périphérique des émotions de James, de réduire l’émotion à ses manifestations physiologiques et d’ignorer l’émotion en tant qu’état de la conscience.
Les phénomènes psychologiques (ou l’état de conscience) de l’émotion ne sont pas la simple conscience des manifestations physiologiques de l’émotion : ils s’en distinguent par leur niveau de signification (qui traduit l’ordre et non le chaos) et par le degré d’intensité de leurs manifestations (qui dépasse les troubles du corps, les désordres physiologiques). Sartre explique la spécificité de l’émotion en tant qu’état de conscience, de par le lien structuré qu’elle a avec le monde, de par la relation de notre être psychique avec le monde. Dans ce sens, il présente les quelques tentatives théoriques d’introduction de l’influence du psychique dans l’émotion qui, selon lui, demeurent insuffisantes :
- la théorie de la sensibilité cérébrale qui associe l’émotion à un trouble cortical (invérifiable), concept défini en des termes trop vagues, rend insuffisamment compte du caractère organisé de l’émotion. De plus, elle naturalise le corps ému et nie que l’émotion est conscience.
- la théorie de la conduite-émotion de Janet ou de Wallon réintègre le psychique dans l’émotion mais appréhende l’émotion comme une réaction diffuse et désorganisée ou de moindre adaptation non initiée par la conscience.
- la théorie de l’émotion-forme fonctionnelle, développée par Dembo et les psychologues de la forme, révèle, à partir d’expériences en laboratoire, que les manifestations émotionnelles – telles que la colère – résultent de notre volonté de rompre avec les tensions provoquées par la confrontation avec un problème difficile qui apparaît sans solution, en nous plaçant dans un état d’infériorité, affaiblissant ainsi les barrières entre le réel et l’irréel, affaiblissant les barrières qui séparent les « couches profondes et superficielles du moi » (qui, normalement, assurent le contrôle des actes par la personnalité profonde et la domination de soi-même - p.49). De là, la théorie de l’émotion-forme fonctionnelle et notamment les analyses de Paul Guillaume qui renvoient à l’idée d’une intervention des « couches … du moi » – débouchent implicitement sur l’idée de conscience. Toutefois, pour Sartre, dès lors qu’il s’agit de poser un rapport du monde au moi, la démarche d’analyse doit être plus structurée et doit recourir à la conscience. La conscience est le début de tout et on doit tout d’abord commencer par en définir le concept pour comprendre le processus de transformation vers un état d’infériorité.

▪ II) La théorie psychanalytique
Dans sa volonté de comprendre la finalité de l’émotion sur la base d’une intuition empirique, Sartre écarte d’emblée l’élaboration d’un cadre théorique à partir de la psychologie psychanalytique qui a été la première à mettre l’accent sur la signification des faits psychiques. Il évoque l’inintelligibilité de la théorie de la psychanalyse et soulève son incohérence (ses contradictions) à deux niveaux :
- La théorie psychanalytique considère la conscience comme un simple véhicule de la signification de l’émotion : elle n’est pas consciente de la signification de l’émotion qui résulte de tendances inconscientes. Pour Sartre au contraire, la conscience ne peut se situer en dehors du phénomène de signification ; sauf si un rôle secondaire et passif lui est attribué, ce qui est contraire au principe du cogito cartésien.
- Elle fournit une représentation ambiguë de la conscience car, tout en la rendant extérieure à la compréhension de l’émotion, elle ne situe pas la conscience complètement en dehors de la signification de l’émotion puisque la symbolisation des tendances inconscientes par l’émotion est « constitutive de la conscience » (p.64).
Compte tenu de sa posture existentialiste, l’auteur s’affranchit donc des principes théoriques de la psychanalyse pour rechercher « la signification de l’émotion dans la conscience elle-même » (p.66). Néanmoins, il ne rejette pas les résultats de la psychanalyse quand ils sont basés sur la compréhension.

▪ III) Esquisse d’une théorie (phénoménologique) des émotions
L’émotion en tant que fait de conscience ne doit pas être analysée comme un état de la conscience : la conscience de l’émotion n’est pas seulement la conscience de son état.
La place de l’homme dans le monde. « La conscience émotionnelle est d’abord la conscience du monde » (p.70). La signification des émotions vient du monde et non de l’homme. Les émotions sont donc soumises à des contraintes extérieures à l’homme. Les objets qui entourent l’homme et que celui-ci saisit au cours de ses actions, prennent une coloration particulière et deviennent émouvants ; en d’autres mots, « l’émotion est une certaine manière d’appréhender le monde » (p.71). Ainsi, la transformation du monde est un processus qui reste dans le monde ; elle est irréfléchie et non réflexive. Autrement dit, la façon dont l’homme perçoit le monde ne le renvoie pas à lui-même mais transforme le monde.
Le processus de signification émotionnelle. L’action (ici Sartre reprend l’analogie de l’écriture) est une conduite irréfléchie (non inconsciente), spontanée émanant de la place de l’homme dans le monde (être-dans-le-monde) : l’homme a néanmoins conscience de cet acte par la conscience qu’il a du monde mais n’a pas besoin d’être conscient de lui-même comme agissant pour agir. C’est cette conscience du monde qui fait apparaître à l’homme les moyens (ou chemins) de parvenir au but à réaliser. Ces moyens sont porteurs de potentialités et d’exigences qui échappent au pouvoir de l’homme et sont déterminées par le monde. Lorsqu’apparaissent des difficultés qui empêchent de trouver une solution aux problèmes, l’homme, pour pouvoir poursuivre son action, essaie de changer le rapport des choses à leurs potentialités en transformant le monde qui régit ce rapport. Il change alors d’intention et de conduite. Le monde est alors saisi autrement ; il est perçu d’une nouvelle façon mais toujours de façon irréfléchie. L’homme parvient à transformer les objets ou à en créer des nouveaux ; transformant ainsi le monde rationnel en un monde magique. Pour parvenir à la transformation du monde, l’homme adopte une nouvelle conduite, émotive mais non effective : elle n’a pas pour fin de modifier la structure réelle des objets dans le monde par l’entremise de moyens particuliers, mais de créer un monde d’émotion qui confère une qualité différente aux objets. L’émotion joue deux rôles : elle constitue un moyen de voir le monde mais également un moyen de fuir le monde « rationnel ». Il s’agit d’une « action magique sur le monde », d’une « conduite d’évasion » (p.83-84) qui s’illustre au travers de certaines formes d’émotions, telles que l’évanouissement dans la peur passive, la fuite dans la peur active, l’accablement dans la tristesse passive, le refus dans la tristesse active, etc.
La multiplicité des conduites émotionnelles. Suivant les formes prises par l’émotion, la transformation revêt des formes différentes : l’anéantissement des objets (et parfois de la conscience) pour la peur, l’uniformisation de la structure du monde pour la tristesse passive. Le moteur de l’évasion est l’impossibilité de confronter un objet dans le premier cas ou d’adapter les moyens face à la disparition d’une des conditions de l’action dans le second. Les formes d’émotion positives sont également mentionnées : la joie-émotion – que Sartre distingue de la joie-sentiment (état de conscience équilibré) – est « une conduite magique qui tend à réaliser par incantation la possession de l’objet désiré comme totalité instantanée » (p.91). L’auteur conclut que même si le processus est de même nature, il est impossible, face à la multiplicité des formes émotionnelles et à l’infinie variété de consciences émotionnelles, de faire une analyse globale de la conduite émotionnelle, de sa signification et de sa finalité.
La nature de l’émotion. Sartre distingue, contrairement à la théorie cartésienne, les émotions fausses des émotions véritables. Néanmoins, la frontière entre les deux n’est pas aussi tranchée que cela pourrait paraître de prime abord. L’homme initie des conduites émotionnelles dans les deux cas (au contraire des émotions joués par les acteurs qui « miment une conduite » et l’adressent à un univers fictif - p.95) mais dans le cas des émotions fausses, l’intentionnalité magique porte sur l’attribution de qualités fausses à des objets vrais : il s’agit ici d’une faiblesse de la conscience qui s’oblige à se conformer à la qualité de l’objet qui ne correspond pas à la qualité réelle de l’objet pour l’individu. Cette qualité voulue disparaîtra avec l’intentionnalité magique de la conscience. Dans le cas d’une émotion véritable, l’émotion envahit l’individu : celui-ci est envoûté, débordé, bouleversé par sa propre émotion, il croît à la réalité des qualités de l’objet ému. Cette croyance en la réalité des qualités de l’objet est représentée par l’apparition de phénomènes physiologiques qui font ainsi partie intégrante du processus émotionnel (contrairement aux théories périphériques de l’émotion qui isolent les états du corps). En définitive, les émotions véritables se distinguent par la force de l’adhésion du sujet à ses propres émotions, c’est-à-dire au monde magique constitué par sa conscience : la vérité des émotions découle donc non pas d’une opération cognitive (la conscience n’a pas conscience de sa dégradation) mais d’une action ou d’une attitude affective. Toutefois, les émotions véritables contiennent un élément de fausseté et nous trompent en induisant une dégradation spontanée et vécue de la conscience en face du monde, qui entraîne un bouleversement du corps ; la transformation du corps traduit la croyance de la conscience en un monde magique qu’elle vit directement. Cette croyance rend la conscience captive d’elle-même puisqu’elle n’existe que dans son rapport avec le monde. Dès lors, la conscience s’auto-alimente de l’émotion qu’elle projette sur les objets, celle-ci la débordant totalement, faisant apparaître ainsi un monde de l’émotion affectif et infini. L’émotion abolit les barrières et fait disparaître la perception de la notion spatio-temporelle des objets. Ainsi, une altération minime des conduites de la conscience et du corps générée par un banal incident (qualifiée par l’auteur d’émotion fine) peut générer une transformation significative et générale du monde. La libération de la conscience ne peut intervenir qu’avec la disparition totale de la situation émouvante ou, plus rarement, par une « réflexion purifiante » (p.116) qui reconnaît l’influence de l’émotion sur la qualité des objets (« je le trouve haïssable parce que je suis en colère » - p.117). Sartre conclut en donnant quelques pistes de recherche. Il aborde l’émotion sociale : il indique que les relations interindividuelles relèvent du monde magique au travers des perceptions d’autrui et des significations que nous lui transférons. Puis, il esquisse une typologie des émotions : l’horreur et l’admiration auxquelles sont associées des formes impures. L’auteur termine en indiquant que l’émotion ne présente pas un caractère accidentel mais qu’elle est un élément essentiel de la vie psychique. En ce sens, elle permet à l’individu d’influencer dans le monde, en lui donnant la possibilité de s’adapter à des changements ou de le promouvoir en passant du monde réel des objets utiles fortement imbriqués (« ustensiles ») au monde magique, plus facilement manipulables car constituée de grandes masses juxtaposées. Cette transformation du monde peut avoir lieu au moment de l’appréhension du monde présent ou de façon rétrospective par la ré-interprétation des situations vécues et agies.

CONCLUSION
L’auteur précise en conclusion la position relative des théories de la psychologie phénoménologique par rapport à la phénoménologie pure : la première part de l’idéal développé par la seconde (l’émotion est une réalisation d’essence de la réalité-humaine en tant qu’elle est affection) mais elle est régressive : à partir de l’intuition de départ, elle doit analyser pourquoi la réalité humaine se manifeste par les faits émotionnels observés : elle doit donc recourir à l’empirisme (l’empirisme faisant de toute connaissance le résultat de notre expérience sensible).


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Réflexions

En opposition aux psychologues qui jugent inutile et absurde d’étudier si « la structure même de la réalité-humaine rend les émotions possibles et comment elle les rend possible » (p.14), je m’intéresse – selon une approche phénoménologique – aux émotions vécues dans le cadre du voyage ; ma réflexion porte essentiellement sur les situations émouvantes qui émergent au cours du voyage-rencontre et sur leurs influences sur l’existence du voyageur, autrement dit sur les apprentissages et révélations qui découlent de ces émotions. Pour que le voyage soit créatif, pour qu’il soit source d’apprentissages existentiels et de révélations, il m’apparait que certaines dispositions de l’esprit, lignes de conduite et attitudes conscientes incarnées dans l’être peuvent « orienter » les réactions et les émotions (par exemple, dès lors qu'un individu aura apprit à dépassé sa peur du vide, lorsque la confiance en soi aura supplanté l’angoisse, alors il diminuera ses possibilités d’éprouver un 'vertige panique' ou un 'vertige-évanouissement'). De là, le voyageur peut en être transformé intérieurement (l’émotion étant située au premier niveau de l’expérience subjective, la symbolisation cognitive – qui elle-même sert de contexte à l’émotion – au second niveau) et il peut transformer le monde de part un nouveau regard qu’il porte sur celui-ci.

Il me semble que vivre une émotion ne signifie pas nécessairement « se placer dans un état d’infériorité » et cela même si l’émotion est un phénomène subi – dans la mesure où, même s’il y a des émotions « négatives » qui réfèrent à l’angoisse, à la colère, à la tristesse,…, demeurent néanmoins des émotions « positives » qui réfèrent à la joie, au plaisir, … (la joie n’est-elle pas un débordement de soi agréable ?) – mais plus globalement « agir sur soi-même ». En d’autres termes, à mon sens, cette émotion ressentie, éprouvée est perturbatrice, elle peut être autant agréable que désagréable, autant destructrice que créatrice. En bref, l’émotion peut – pour l’être optimiste – être bien vécue ; il peut en tirer des bénéfices : des apprentissages conscients ou des révélations qui émergeront malgré lui d’une origine indéfinissable.

Il m’apparait que les émotions peuvent émerger de deux manières distinctes. 1) L’émotion découle chez un individu d’une incompréhension subite des réalités existentielles telles qu’il les perçoit ; aussi il peut décider de les accepter ou de les refuser (exemples : l’ouverture d’esprit versus la fermeture, l’affrontement versus la fuite, le courage versus la peur, la curiosité versus le désintérêt, etc.). 2) L’émotion découle de l’apparition et du dévoilement de réalités existentielles désirées ou craintes, qui peuvent – selon si elles sont acceptées ou déniées – être vécues avec optimisme et positivisme (joie, plaisir, etc.) ou avec pessimisme et négativisme (tristesse, apeurement, colère, etc.), qui peuvent être bénéfiques (nouveau regard sur le monde, ouverture à l’altérité, relativisme, etc.) ou défavorables (angoisse, renforcement de préjugés, etc.).

Selon Sartre, l’émotion est conscience (« la conscience émotionnelle est d’abord la conscience du monde » - p.70) mais elle « n’est pas une modification accidentelle d’un sujet qui serait plongé […] dans un monde inchangé » (p.112). Partant ces postulats, je souhaiterais intuitivement apporter une nuance que j’ai le sentiment d’apercevoir. Je crois qu’il y a des émotions – bien qu’il y ait conscience émotionnelle (la conscience des objets « émouvants ») – qui demeurent imprévisibles, celles-ci ne peuvent être anticipées et ne sont pas issus d’un état d’impatience ou d’angoisse. En effet, des situations surprenantes – dans le sens de surprises pleinement « inattendues » – mènent souvent à des émotions, qu’elles soient positives ou négatives, qu’elles soient intériorisées (retenues, cachées) ou extériorisées (libérées, visibles). En d’autres mots, il m’apparait que les émotions ne s’émoussent pas toujours graduellement : il y en a des totalement subites dans l’instant. Ces dernières émergent spontanément face à une confrontation, elles surgissent – dans un élan d’exaltation – de manière irréfléchie devant l’événement inattendu. Ainsi, il y a des émotions qui « éclatent » de façon fortuite, sans pour autant qu’une chose soit – intentionnellement et dans l’instant présent – désirée ou crainte, sans pour autant que le temps d’une impatience ou d’une angoisse les précède. Dès lors, nous pourrions nous interroger sur les apprentissages et révélations issus de ces émotions soudainement, ou plutôt brusquement, vécues lors de l’épreuve d’un choc situationnel impliquant la perception nouvelle et magique du monde : Qu’apportent-elles en termes de transformations internes chez l’individu ? Qu’enseignent-elles au voyageur ? Quelles traces laissent-elles en celui-ci ? Quels changements profonds peuvent se produire dans l’esprit et dans l’être du voyageur (manières de porter un regard sur le monde, de penser et d’agir dans le monde, de transformer nos schémas de perception, d’interprétation, de compréhension, d’expression, d’orientation) ?

Je me hasarde à exprimer une hypothèse : Y-aurait-il deux classes distinctes d’émotions ou plutôt des émotions – toutes aussi singulières les unes par rapport aux autres – qui se positionneraient et se disperseraient dans un univers composé de deux dimensions aux limites instables : 1) d’une part, les émotions qui proviendraient d’événements « attendus » avec une forte probabilité (bien que l’on ne puisse prédire l’avenir, on peut néanmoins l’imaginer et parfois même – d’une manière quelque peu fortuite – envisager préalablement et avec succès le dénouement d’une situation ; dans ce cas, une pensée projetée se révèle magiquement et s’accomplit réellement), celles auquel l’individu concerné serait partiellement prédisposé ; 2) et d’autre part, les émotions-réactions, celles qui « éclateraient », celles qui apparaitraient avec surprise et se dévoileraient brusquement (l’émerveillement, l’ébahissement, l’effarement, la peur subite, l’envahissement, etc.) ?

Par ailleurs, afin de vivre de « véritables émotions » (telles que définies par Jean-Paul Sartre), dans le même sens que vivre de « vraies rencontres » et de « vraies relations » (telles que définies par Martin Buber dans l’ouvrage intitulé « Je et Tu »), il convient, à mes yeux d’adopter des attitudes ou (pré-)dispositions de l’esprit qui rendent favorable leur réalisation : il s’agirait, dans un premier temps, de croire en ce qui nous apparait consciemment, en ce que nous percevons et interprétons, tout en faisant l’effort de comprendre avec « justesse » le monde qui nous entoure, d’accepter « positivement » les réalités existentielles, en d’autres mots d’avoir foi en ce que nous saisissons, en ce qui nous affecte humainement et en ce que nous éprouvons ; puis, dans un second temps, d’agir conséquemment et avec authenticité, autrement dit d’exprimer et d’assumer – intentionnellement et fidèlement – ce qui nous ressentons dans notre être, sans jamais détacher cette émotion de son contexte (relativité), tout en reconnaissant et en admettant le caractère irréfléchi et provisoire de la conduite émotionnelle. Par ailleurs, l’individu qui vit une émotion véritable et qui en cerne la signification profonde possède, selon moi, une qualité essentielle : il doit accepter – avec force et courage – de se laisser pleinement envahir par l’émotion, il doit accepter d’être profondément affecté et perturbé, il doit être prédisposé à un lâcher prise de tous les instants ; d’une certaine façon, il doit voir dans chacune des épreuves – aussi insurmontables puissent-elles lui apparaitre – des opportunités pour transformer le monde et pour se transformer lui-même.

Questionnements :
- Dans quelle mesure a-t-on conscience de ses émotions et de leur finalité, d’autant plus si elles sont subies ? Dans quelle mesure peut-on agir consciemment sur les émotions que nous éprouvons ?
- Postulant que vivre une émotion signifie « agir sur soi-même », dans quelle mesure, le voyageur doit-il rechercher des situations émouvantes (intenses, surprenantes, atypiques, sensibles, excitantes, …), doit-il errer vers l’inconnu, explorer le hasard (riche de découvertes pour celui qui va à sa rencontre), doit-il les affronter de tout son être (par la confrontation et l’entrée en relation de l’être intégral avec la nature, les hommes, les idées) et cela afin de dégager de son périple des apprentissages existentiels et des révélations ?

EB. 2008-08-07.